Alors que la reconfiguration géopolitique mondiale s’accélère, l’industrie française se trouve à la croisée des chemins. Entre défis structurels et opportunités stratégiques, Félix Torres, historien, co-auteur avec Michel Hau du livre Le décrochage français. Histoire d’une contre-performance politique et économique 1983-2017 (PUF, 2024) propose dans cet entretien une réflexion sur l’avenir de l’industrie française. Souveraineté, transition écologique, compétitivité : un diagnostic précis et des pistes claires pour éviter la poursuite du déclin.
Propos recueillis par Paulin de Rosny
P. de R. Depuis 2015, nous sommes entrés dans une « nouvelle globalisation », marquée par des tensions géopolitiques croissantes et des enjeux importants de souveraineté. En quoi ce contexte redéfinit-il, selon vous, la place de l’industrie française dans le monde ? Est-ce que cela appelle une adaptation profonde, comme la globalisation de l’après 1973, et si oui, de quelle manière ?
F. T. Depuis 2015, nous n’assistons pas à une rupture totale, mais à une transformation de la globalisation vers un modèle de type transactionnel, c’est-à-dire bilatéral et de plus en plus « musclé » ! Ce modèle remplace la mondialisation « heureuse » des grandes négociations multilatérales, celles du GATT ou de l’OMC, par des accords bilatéraux ou régionaux, souvent sectoriels, durement négociés dans le cadre de rapports de force. Cette évolution découle de la montée générale des tensions géopolitiques avec le retour de puissances agressives (Russie, Chine) et de l’affirmation plurielle des pays du « Sud global ». Mais également d’une demande sociale forte dans les pays développés, chez lesquels les classes populaires et moyennes, depuis la crise de 2008, ressentent un profond déclassement. Ces frustrations alimentent des réactions politiques, comme le Brexit ou l’élection de Trump, mais un retour au protectionnisme généralisé d’autrefois reste peu probable. Cela irait à l’encontre de la principale revendication sociale dans les pays dits « à hauts revenus » : le maintien ou l’augmentation du pouvoir d’achat grâce à des produits bon marché. Le protectionnisme est synonyme, ne n’oublions pas, d’inflation et de renchérissement du coût des produits domestiques. Malgré ses annonces douanières tonitruantes, c’est une réalité à laquelle Donald Trump va très vite se heurter…
La croissance et le plein emploi continueront donc de dépendre de la compétitivité et non de politiques protectionnistes ou de stimulation artificielle de la demande intérieure. Cependant, cette globalisation transactionnelle exige une adaptation rapide aux nouvelles règles du jeu. En France, nous restons influencés par une vision colbertiste centralisée, où l’État est perçu comme le chef d’orchestre d’une économie focalisée sur le marché domestique et sa demande. Ce paradigme est depuis longtemps dépassé : dans un monde globalisé, la compétitivité, la montée en gamme et l’innovation continue sont des impératifs.
Pour l’industrie française, il ne s’agit pas seulement de survivre dans ce contexte, mais de redéfinir notre place dans le monde. Cela appelle à une transformation comparable à celle qu’il aurait fallu opérer après 1973. Je me permets de renvoyer à notre livre précédent, Le virage manqué 1974-1984, paru en 2020. Aujourd’hui, nous devons réduire nos coûts structurels, adapter notre fiscalité en se posant d’abord la question de la compétitivité de notre économie et de nos entreprises. Mais cela ne suffira pas : il faut également repenser nos stratégies industrielles pour monter en gamme et nous positionner dans des secteurs où nous pouvons exceller. Cette transition est indispensable pour garantir notre souveraineté économique et préserver notre influence sur la scène internationale.
P. de R. Vous avez analysé l’expansion internationale des grandes entreprises françaises dans les années 1980, à la conquête des marchés et en recherche de solutions délocalisées. Aujourd’hui, le gouvernement encourage la relocalisation. Pensez-vous qu’il soit réellement possible et pertinent de ramener certaines productions en France, et quelles conditions devraient être remplies pour que cela devienne durable ?
F. T. Relocaliser des productions en France est une idée séduisante, mais semée d’embûches quant à sa mise en œuvre ! Le principal obstacle reste la compétitivité. En France, nous avons tendance à privilégier une vision colbertiste ou physiocratique de l’économie, renforcée par un paradigme keynésien valorisant la demande intérieure. Cette approche ignore souvent la théorie de l’avantage comparatif de Smith et Ricardo, pourtant essentielle pour comprendre les mécanismes du commerce mondial hier et aujourd’hui.
La France souffre d’un positionnement industriel trop souvent moyen de gamme, en dehors de quelques secteurs d’excellence comme l’aéronautique, le luxe ou la pharmacie. Ce positionnement, combiné à des coûts de production élevés, une fiscalité handicapante et un cadre bureaucratique rigide, rend une relocalisation d’ampleur peu viable. Les entreprises, qu’elles soient grandes ou petites, françaises ou étrangères, ne peuvent se développer pleinement sans marges suffisantes. La compétitivité de l’Allemagne a longtemps reposé sur une fiscalité favorable, des coûts salariaux maîtrisés et un dialogue social efficace. La France, en revanche, continue de croire qu’elle peut décréter des relocalisations avec quelques avantages ponctuels à la clé mais qui, à long terme, ne dureront pas pour les entreprises concernées. Le mouvement de réindustrialisation entamé sous Emmanuel Macron s’essouffle d’ailleurs aujourd’hui.
Pour réussir, il est impératif de créer un environnement compétitif soutenu et durable. Cela passe par des incitations fiscales, des prix énergétiques attractifs et une révision de notre fiscalité pour aligner la compétitivité de nos entreprises sur celle de nos voisins européens comme ceux de l’Europe alpine et du Nord (il n’y a pas que l’Allemagne en Europe !) Un autre effort majeur doit porter sur la formation et l’éducation, afin de créer une main-d’œuvre hautement qualifiée (comme dans ces pays) capable de répondre à la nécessaire montée en gamme et aux nouveau besoins de la nouvelle économies. Or toutes les études continuent à montrer que nous restons à la traine en termes de niveau scolaire, notamment dans les sciences et mathématiques.
P. de R. Les « semelles de plomb » de l’industrie (charges élevées, cotisations sociales, impôts de production), selon une formule du Décrochage français pèsent effectivement plus lourdement qu’ailleurs. Macron a tenté d’alléger certaines charges pour encourager la compétitivité. Ces réformes sont-elles suffisantes selon vous, et dans quelle mesure peuvent-elles être poursuivies pour favoriser une renaissance industrielle ?
F. T. Macron a prolongé la politique de l’offre amorcée par François Hollande, notamment avec le CICE, mais il a mené cette politique de l’offre à moitié, c’est-à-dire de façon incomplète. Les réformes réalisées allaient dans la bonne direction, mais elles n’ont pas été menées jusqu’au bout et elles n’ont pas permis de créer un environnement compétitif comparable à celui des autres pays européens. Les charges sociales françaises, parmi les plus élevées en Europe, restent un frein majeur à l’investissement, à l’innovation et à la compétitivité.
Ajoutons-y l’envol des dépenses publiques et sociales que nous constatons aujourd’hui, la lourdeur bureaucratique et son coût administratif pour les entreprises, limitant leur agilité dans un contexte mondial où la réactivité est essentielle. Cette situation freine les initiatives entrepreneuriales et décourage les investissements étrangers. Pour corriger cela, il est crucial de réduire significativement les charges pesant sur les entreprises, tout en repensant notre modèle de financement social. En France, toute réforme du modèle de protection sociale, comme l’ont fait la plupart des pays développés dans les années 1990-2000, Canada et Nouvelle-Zélande inclus apparaît de l’ordre du tabou, car elle serait supposée aller contre la Sécurité sociale instaurée en 1945. Car il faut bien sûr ajuster celle-ci aux temps actuels : croissance faible, volume global de travail (et donc de cotisations) insuffisant, envol continue des dépenses de santé…
P. de R. Dans le cadre du plan « France 2030 », Macron a promis 30 milliards d’euros pour des investissements dans des secteurs d’avenir (hydrogène, véhicules électriques, semi-conducteurs). Pensez-vous que cette politique d’innovation répond aux besoins actuels et futurs de l’industrie française, ou risque-t-elle de ne pas traiter les racines plus structurelles du décrochage ?
F. T. Les 30 milliards annoncés dans le cadre du plan « France 2030 » constituent un signal positif, mais ils restent insuffisants face aux défis structurels auxquels l’industrie française est confrontée. Si l’épargne des Français pouvait être se redéployer de l’assurance-vie et du Livret A vers l’investissement productif, notamment dans les actions et les fonds de pension (avec une garantie de l’Etat quant à la part de risque prise), cela pourrait libérer des milliards supplémentaires pour soutenir ces initiatives. Ces investissements devraient avant tout cibler l’amélioration de notre système d’éducation et de formation, en retard structurel je l’ai dit, ainsi que la recherche et le développement (R&D), qui sont les piliers d’une compétitivité durable.
Ce plan doit s’accompagner d’une stratégie globale. Il ne suffit pas de financer des projets d’avenir comme l’hydrogène ou les semi-conducteurs : nous devons repenser en profondeur nos structures économiques pour que ces investissements produisent un impact durable. Je le répète, cela passe par une refonte de notre système éducatif afin de former des citoyens qualifiés capables de répondre aux défis des industries modernes, mais aussi par une transformation de nos infrastructures de recherche et par une fiscalité incitative, qui encourage l’innovation et l’investissement privé.
Il est crucial de s’attaquer à nos faiblesses structurelles. Les procédures de l’administration française doivent être simplifiées pour rendre les investissements plus fluides. Ces 30 milliards doivent être prioritairement orientés vers des secteurs stratégiques où la France peut réellement exceller et créer de la valeur ajoutée, comme les énergies renouvelables, l’intelligence artificielle et les biotechnologies. Sans une vision à long terme intégrant ces éléments, le plan « France 2030 » risque de n’être qu’un pansement de plus sur des problèmes de fond. Combien de plans en faveur de l’industrie avons-nous connu depuis le tournant des années 2000, sans effet notable sur le long mouvement de désindustrialisation ?…
P. de R. La désindustrialisation française a laissé des territoires en grande difficulté, avec des conséquences sociales dramatiques : chômage, désertification, fin de l’ascenseur social. Le gouvernement mise sur la reconversion de friches industrielles et sur la formation pour redynamiser ces territoires. Cette stratégie est-elle viable selon vous, et que manque-t-il pour recréer des bassins d’emplois solides ?
F. T. Les politiques de reconversion menées depuis la fin des années 1960 ont souvent échoué parce qu’elles n’ont pas suffisamment mis l’accent sur l’élévation des niveaux de formation, la modernisation des infrastructures, l’investissement dans des secteurs d’avenir et non dans des canards boiteux pour des raisons clientélistes. « Il faut savoir saisir ce qui commence » avait dit de superbe manière François Dalle, le PDG de L’Oréal. Redynamiser les territoires affectés par la désindustrialisation exige une approche beaucoup plus ambitieuse que ce qui a été tenté jusqu’ici. Les friches industrielles et le chômage de masse sont les symptômes visibles d’un abandon prolongé de régions autrefois prospères.
C’est en Allemagne l’exemple de la Sarre voisine de la Lorraine, mais aux reconversions si différentes, chez laquelle des régions anciennement industrialisées ont été revitalisées grâce à des politiques de reconversion axées sur l’innovation, la formation et la mobilité. Ces projets ont impliqué des partenariats public-privé, une coordination régionale efficace, et un soutien massif à la montée en gamme des compétences. En France, on reste trop souvent dans une logique de replâtrage, avec des subventions ponctuelles et des projets mal coordonnés.
La clé pour recréer des bassins d’emploi solides est de miser sur une main-d’œuvre qualifiée. Cela nécessite de repenser radicalement notre système de formation professionnelle pour répondre directement aux attentes des entreprises modernes. De plus, des investissements dans les infrastructures sont indispensables : transports, logements, connectivité numérique. Ces éléments rendent les territoires attractifs non seulement pour les entreprises, mais aussi pour les travailleurs qualifiés et leurs familles.
Enfin, la centralisation excessive reste un frein majeur. Donner davantage de latitude aux collectivités locales pour élaborer et mettre en œuvre leurs projets de reconversion pourrait accélérer le processus. Une véritable transformation culturelle est également nécessaire : passer d’une gestion d’en-haut à une collaboration proactive entre acteurs publics, privés et régionaux. Ce n’est qu’en s’appuyant sur cette approche coordonnée et ambitieuse que nous pourrons espérer redynamiser nos territoires abandonnés.
P. de R. Dans vos analyses, vous soulignez comment l’assistance a pris le pas sur la logique assurancielle du Welfare State, ce qui alourdit la charge fiscale pesant sur les entreprises. Macron a entrepris des ajustements mais sans refonte complète de ce modèle. Dans ce contexte, quel rôle devrait jouer l’État dans le financement de la protection sociale pour éviter de pénaliser la compétitivité ?
F. T. L’État-providence à la française, tel qu’il a été conçu à partir de 1945, a longtemps reposé de façon majoritaire sur les cotisations patronales, ce qui alourdit considérablement le coût du travail. Ce modèle qui a permis de financer de nombreuses avancées sociales dans l’économie fordiste des Trente Glorieuses est aujourd’hui un frein à la compétitivité dans un monde concurrentiel et en croissance faible. Les charges sociales parmi les plus élevées d’Europe handicapent les entreprises, découragent aussi les salariés du fait de l’écart entre le salaire brut et le salaire réel. Comment travailler plus pour gagner plus ?!
D’autres pays européens, comme le Danemark, montrent qu’il est possible de concilier générosité sociale et compétitivité économique. Dans ce pays, les cotisations employeurs sont nulles, et le financement de la protection sociale repose principalement sur la TVA (fixée à 25 %). Une réforme similaire en France pourrait réduire le coût du travail tout en préservant le niveau des prestations sociales. C’était le débat de la « TVA sociale » du début des années Hollande, mal nommée et trop vite enterrée.
La réforme de l’État-providence doit s’accompagner d’un meilleur contrôle des dépenses publiques que la France a laissé dériver, à contre-courant du reste de l’Europe. La hausse continue de la dette publique et son niveau préoccupant alourdissent sans cesse les charges d’intérêts, réduisent nos marges de manœuvre pour financer des projets innovants et nécessaires à notre souveraineté économique. Si nous voulons préserver notre compétitivité à long terme, il est impératif de maîtriser cette dette tout en modernisant notre modèle social.
C’est en adoptant une approche équilibrée entre justice sociale et efficacité économique que l’État pourra préserver la compétitivité des entreprises (qui fournissent richesse et emploi) ET répondre aux besoins de la population qui dépend de la prospérité des premières. Faute de réaliser cet effort depuis des décennies (le premier rapport sur la dépense publique de Michel Pébereau date de 2006), la France et ses gouvernants se sont enfoncés dans une augmentation vertigineuse de la dette, avec les coûts de refinancement afférents. Notre niveau de désindustrialisation actuel, la situation critique de notre dette publique et notre déficit excessif (et systématique) ne tombent pas du ciel ou d’une erreur passagère de calcul de Bercy : ils résultent de la non-réforme structurelle de notre modèle public et social depuis des années. Le courage politique et ses conséquences délétères ont été financés à crédit par de la dette, une montagne de dettes. Il faut relire hélas la fable La cigale et la fourmi de la Fontaine !
Et pourtant : nos élites et l’opinion sont-elles prêtes à des réformes de fond ? La tripartition actuelle du paysage politique et l’absence de majorité politique, les débats actuels sur le déficit public et le vote du budget montrent que nous sommes loin de la prise de conscience nécessaire. Un triple effort de vision, de courage et de pédagogie est nécessaire. C’était l’ingrédient du plan De Gaulle-Rueff en 1958, des mesures de redressement de Raymond Barre à la fin des années 1970, des réformes de Pierre Bérégovoy et Edouard Balladur dans les années 1980-1990…
P. de R. Macron a poursuivi la politique de l’offre amorcée sous Hollande, mais sans s’attaquer en profondeur à la refonte de l’État-providence. Cette politique, qui a alourdi la dette, est-elle selon vous viable à long terme ? Pensez-vous qu’elle permette vraiment d’adresser les faiblesses structurelles de la France ?
F. T. L’État-providence à la française se distingue principalement par la générosité de son système des retraites, bien plus coûteux que celui de la plupart de nos voisins européens. Cela représente un véritable frein à notre compétitivité économique. Si des réformes courageuses ne sont pas mises en œuvre, ce modèle continuera de peser lourdement sur nos finances publiques, tout en limitant notre capacité à investir dans des secteurs stratégiques pour l’avenir.
En France, toute tentative de réforme du système des retraites se heurte à une résistance farouche, due notamment à l’importance électorale des retraités. Les jeunes, qui votent moins, ont un poids politique plus faible, ce qui complique les décisions structurelles. Pourtant, cette réforme est inévitable. La part du PIB consacrée aux retraites est bien supérieure à la moyenne européenne, et cela affecte directement notre capacité d’investissement et notre crédibilité internationale.
Le poids excessif des retraites dans notre économie devrait être allégé, notamment en recourant à une « capitalisation productive », c’est-à-dire qui financerait les secteurs économiques en flèche. On a oublié que la « répartition-qui-serait-consubstantielle-à-notre-modèle-social » n’a été préférée à la capitalisation (que préconisait alors la majorité des forces politiques et sociales) en 1945 que pour des raisons financières conjoncturelles, celle d’un pays exsangue au lendemain de la guerre et aux retraités sans ressources constituées ! Il y a dans notre pays une tendance à fétichiser ou idéologiser les problèmes au lieu de les envisager avec pragmatisme, sans œillères préalables.
P. de R. Macron a mis en avant des projets comme l’hydrogène, la fusion nucléaire et les énergies renouvelables pour une réindustrialisation décarbonée. Dans quelle mesure cette orientation vers la « transition verte » peut-elle, selon vous, contribuer efficacement à la renaissance de l’industrie tout en renforçant la souveraineté économique française ?
F. T. La transition verte est une opportunité majeure pour repositionner l’industrie française, mais elle nécessite des moyens financiers et humains colossaux. Les projets portés par Macron, comme l’hydrogène ou la fusion nucléaire, sont prometteurs, mais leur succès dépendra de notre capacité à mobiliser les ressources nécessaires et à coordonner efficacement les efforts publics et privés.
Prenons l’exemple de l’hydrogène. C’est une technologie essentielle pour décarboner des secteurs comme les transports lourds ou l’industrie. Cependant, son développement en France est encore à ses débuts. Pour rattraper notre retard, il faut investir massivement dans les infrastructures, comme les électrolyseurs et les stations de recharge, tout en formant une main-d’œuvre spécialisée. L’Allemagne et la Chine, qui investissent déjà des milliards dans ce domaine, montrent qu’il est possible de structurer une filière compétitive à l’échelle internationale.
Pour financer ces ambitions, il est impératif de diversifier nos sources de financement. Mobiliser l’épargne des Français à travers des fonds de pension ou des incitations fiscales est une voie nécessaire. Il faut également rendre le marché des actions plus attractif pour orienter les capitaux vers ces projets structurants. Attirer les investissements étrangers implique de simplifier les démarches administratives et d’assurer un environnement fiscal et compétitif qui soit… stable !
La transition verte doit être intégrée dans une vision industrielle globale. Elle ne peut se limiter à quelques projets isolés. Elle doit s’accompagner de réformes structurelles pour réduire les coûts de production, simplifier la réglementation, et renforcer notre compétitivité globale. Sans ces réformes, nous risquons de voir nos ambitions industrielles rester des intentions, tandis que d’autres pays-continent, comme la Chine, les Etats-Unis vont nous tailler des croupières.
P. de R. La gestion de certaines entreprises par l’État s’est avérée complexe, avec des résultats souvent critiqués (comme dans le cas de la SNCF). Faut-il, selon vous, aller plus loin dans la libéralisation et réduire le rôle de l’État dans des secteurs stratégiques pour renforcer la compétitivité ?
F. T. La gestion des entreprises par l’État est souvent synonyme de lourdeur, de rigidité et de rentes pour des personnels fortement syndiqués. Ces caractéristiques limitent leur efficacité et leur capacité à répondre aux attentes des marchés et des usagers. Sans revenir au désastre d’Areva il y une dizaine d’années, prenons l’exemple de la SNCF : cette entreprise, essentielle pour la mobilité nationale, est régulièrement critiquée pour ses coûts élevés et son manque de réactivité face aux évolutions du secteur ferroviaire. Une ouverture accrue à la concurrence – qu’elle freine des quatre fers dans l’Hexagone alors qu’elle n’hésite pas à en tirer parti hors des frontières – améliorerait les services tout en réduisant les coûts pour les usagers et l’État, c’est-à-dire les citoyens. Nous payons à de multiples reprises pour la SNCF : reprises de dettes, paiement en partie des lignes régionales, déséquilibre du régime des retraites des cheminots, aides diverses… Soit des dizaines de milliards à verser régulièrement par un Etat surendetté par ailleurs et aux multiples priorités.
Cependant, libéraliser ne signifie pas se désengager. L’État doit conserver un rôle stratégique dans certains secteurs essentiels, notamment pour garantir la souveraineté économique, la sécurité nationale et l’accès équitable aux services publics. Ce rôle ne doit pas consister à gérer directement les entreprises, mais plutôt à définir un cadre clair, stable et attractif pour les investisseurs privés, tout en régulant efficacement pour éviter les dérives. La question de la libéralisation doit être abordée au cas par cas. Si elle peut être bénéfique dans certains secteurs, elle ne doit pas se faire au détriment de l’intérêt général. Il s’agit de trouver un juste équilibre entre efficacité économique et préservation des missions fondamentales de service public.
Par ailleurs, il est crucial de repenser le système des aides publiques aux entreprises. Aujourd’hui, ces diverses aides et exemptions fiscales représentent un ensemble opaque aux montants considérables – plus de 130 milliards d’euros par an – mais elles sont souvent mal ciblées, concernent trop souvent des entreprises à l’avenir limité et leur impact est peu mesuré et évalué à l’heure de la réduction cruciale de notre déficit. Une refonte et un amaigrissement drastique de ces dispositifs, en les concentrant sur les entreprises innovantes et compétitives d’avenir, pourrait permettre de mieux accompagner les acteurs économiques stratégiques. Relisons Friedrich Hayek sur la question : comment des fonctionnaires peuvent-ils être plus efficients dans leur distribution d’allocation de capital que des entrepreneurs investissant celui-ci au contact des tendances er nécessités du marché ?
P. de R. Quelles perspectives voyez-vous pour l’industrie française d’ici 2030 ? Dans le meilleur et dans le pire des scénarios, quelles seraient les caractéristiques du paysage industriel français ?
F. T. L’avenir de l’industrie française d’ici 2030 est intimement lié à celui de l’Europe, un continent vieillissant et confronté à des défis structurels majeurs. L’Europe ne dispose plus des avantages compétitifs qui ont fait sa force au siècle dernier, et la France y ajoute ses faiblesses propres : un système public et social très onéreux, un dispositif d’éducation et de formation qui n’est pas à la hauteur des enjeux, des déficits commerciaux structurels, une dette publique de plus en plus élevée qui limite nos marges de manœuvre… De façon étonnante, nous sommes le seul pays de l’Union européenne avec un commerce extérieur systématiquement déficitaire, dans un continent pourtant largement excédentaire avec le reste du monde ! Nous accusons régulièrement le dumping social de pays à l’autre bout du monde alors que notre déficit commercial concerne principalement nos proches voisins européens ! Cette situation reflète un tissu industriel amaigri, une compétitivité insuffisante, et une dépendance croissante aux importations. Nous voilà devenus l’homme malade de l’Europe.
L’endettement excessif, qui s’est accru ces dernières années nous empêche de mobiliser pleinement nos ressources. Par exemple, les aides financières importantes fournies à l’Ukraine ont mis en lumière nos marges budgétaires limitées, contrastant avec celles de pays comme l’Allemagne, qui conserve une capacité d’intervention robuste grâce à sa discipline budgétaire, ses réserves et sa vision économique à long terme, même écornée ces derniers temps. Historiquement, l’Allemagne a su surmonter des crises majeures, qu’il s’agisse du redressement économique orchestré par Ludwig Erhard après 1945, ou des réformes Hartz mises en place par le chancelier Schröder au début des années 2000. Ces transformations ont été rendues possibles par une vision industrielle claire : une économie tournée vers l’export, un dialogue social structuré, et une gestion rigoureuse des ressources financières. Parions que l’Allemagne va à nouveau montrer sa capacité à rebondir, quitte à le faire d’abord pour son propre intérêt au détriment de ses partenaires européens.
En revanche, la France semble enfermée dans une trajectoire qui la rapproche de la stagnation, sinon d’un certain sous-développement au regard du délabrement de nombre de nos équipements. Le poids de l’État-providence, bien que garant de la stabilité sociale, s’avère être une charge insoutenable pour nos finances publiques et notre compétitivité économique. Les esprits lucides qui appellent à des réformes structurelles profondes se heurtent à une résistance idéologique et à une inertie sociale. Les réformes nécessaires pour sortir de l’impasse sont systématiquement rejetées par un corps social qui craint de « perdre au change ». Ce refus de réformer structurellement notre système en incriminant systématiquement des boucs-émissaires : les « riches », les autres pays aux pratiques commerciales qui seraient déloyales ou à bas coût empêche tout effort de redressement.
Dans le meilleur des scénarios, la France parviendra à reconnaître l’urgence d’une transformation profonde. Elle modernisera son industrie en misant sur l’innovation, les technologies de pointe et la transition énergétique. Des investissements ciblés permettront de revitaliser les territoires désindustrialisés, et une réforme de la fiscalité et des charges sociales encouragera l’investissement privé tout en allégeant le poids pénalisant les marges de nos entreprises. Grâce à ces efforts, la France retrouvera un rôle clé dans des secteurs stratégiques comme l’aéronautique, les énergies renouvelables, ou les biotechnologies, tout en réduisant son déficit commercial.
Dans le pire des cas, la France poursuivra son déclin industriel et socio-économique. La désindustrialisation s’aggravera, laissant des régions entières dans l’abandon, amplifiant les fractures sociales et régionales. Le commerce extérieur restera déficitaire, renforçant notre dépendance économique envers l’étranger. Le poids de l’endettement empêchera tout investissement structurant, la France deviendra un acteur secondaire sur la scène internationale, incapable de rivaliser avec les puissances du moment, anciennes ou nouvelles. L’avenir de l’industrie française dépend de notre capacité collective à surmonter nos blocages idéologiques et sociaux pour adopter des réformes audacieuses. Il ne s’agit pas seulement d’un défi économique, mais d’un choix de société : accepter la nécessité du changement ou s’enliser dans un modèle insoutenable qui nous condamne au déclassement progressif. « Les pays sont grands pour l’avoir voulu » disait le général de Gaulle. Le sursaut est possible, à la condition de le vouloir.
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