Le Français qui n’a pas entendu, à l’occasion de tel ou tel événement mettant en cause la jeunesse, « qu’un bon service militaire leur ferait les pieds ! », doit probablement vivre sur une île déserte ou dans un bunker isolé du monde extérieur. Ce livre se propose d’analyser la question du service militaire, sous l’angle historique et stratégique.
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Depuis 2017, le candidat Emmanuel Macron avait déjà abordé ce sujet, sans forcément être très précis, d’une sorte de rétablissement d’un service national qu’il aurait souhaité avec une orientation militaire affirmée. En réalité, le débat sur le rétablissement du service militaire a commencé bien avant l’arrivée d’Emmanuel Macron aux affaires. Alors que le service militaire avait été suspendu par Jacques Chirac en 1996, le sujet de son rétablissement revient dans le débat public moins de dix années plus tard, notamment à la suite des émeutes urbaines de 2005. Depuis cette date, comme le dit Bénédicte Chéron, le sujet est devenu envahissant. On dit souvent, à l’occasion des matchs de l’équipe de France, que le pays compte 68 millions de sélectionneurs. Il pourrait en être de même sur ce sujet, car, au-delà du service des armes proprement dites, la conscription reste censée constituer un outil pour forger la cohésion nationale. Dans ce domaine le flou sémantique est de rigueur. Service national ou service militaire sont indifféremment employés, sans que l’on ne réfléchisse forcément à ce que cela implique. L’actuel président de la République a d’ailleurs varié sur le sujet, avant même son élection d’ailleurs. Il est d’ailleurs utile de rappeler que le service militaire contemporain est né de trois lois successives, 1872,1889 et 1905, qui en ont à peu près défini les contours obligatoires égalitaires après la défaite de 1870 faces à la Prusse. L’adjectif « militaire » accolé au mot « service » avait un sens très clair : il s’agissait d’apprendre chaque classe d’âge masculine à combattre pour affronter une armée ennemie qui menaçait directement, à la frontière, le territoire national.
Par extension, et avec la guerre froide, cet ennemi pouvait se trouver à la frontière entre les deux Allemagne, mais le service militaire a eu pour objectif de fournir « un mur de poitrines » dont l’attaque par l’ennemi, clairement identifié à l’est, pourrait justifier l’engagement du feu nucléaire.
Car il s’agit bien, et cela est l’objet de la première partie de l’ouvrage de Bénédicte Chéron, d’une sorte d’équilibre entre la mobilisation des soldats et la sanctuarisation du territoire par la possession, à partir de 1964, de l’arme nucléaire et de ses vecteurs, terrestres, aériens, maritimes. Malgré cette possession de l’arme nucléaire, le modèle de défense ne semble pas remis en cause et, pour l’opinion publique, la question de l’intérêt du maintien du service militaire se pose. Et progressivement, pour une partie des Français, le service militaire devient une fin en soi, une sorte de point de passage dont l’objectif serait, dans le meilleur des cas, l’intégration dans le creuset républicain.
Sanctuariser le territoire
L’ouvrage est organisé en trois parties pour un total de 183 pages. Les premiers chapitres abordent le lien, désormais dilué, par la possession de l’arme nucléaire, entre les Français et la guerre. Le maintien des forces conventionnelles s’inscrit dans une démarche de dissuasion globale, et l’armée de conscription participe de ce que l’on appelle, à partir de 1976, à la sanctuarisation élargie qui suppose qu’au-delà du territoire national, et même hexagonal, des forces conventionnelles puissent jouer un rôle dans la sécurité du pays et la défense de ses intérêts.
Cette période qui se déroule pendant la présidence de Valéry Giscard d’Estaing est marquée par des « crises » qui impliquent la projection de forces françaises à l’étranger, au Tchad à partir de 1978, au Liban ou au Zaïre. Avec ces opérations militaires, la guerre sur le sol national devient une abstraction, et le rôle d’une armée de conscription de plus en plus flou. Cela a pu expliquer une forme d’antimilitarisme militant dans les années 1970, sur fond de lutte de la jeunesse scolarisée contre la loi Debré, qui voulait réaménager les sursis, avec comme point d’orgue les rassemblements sur le plateau du Larzac. En quelques années, après la renonciation de 1981 à l’extension du camp militaire, l’antimilitarisme militant a fini par disparaître et, progressivement « l’image de l’armée » se voit très largement valorisée.
Le statut ambigu des forces conventionnelles
Avec les années 1990, l’effacement de la menace soviétique implique une adaptation du format des armées, sur fond de volonté d’économie budgétaire. Les réductions d’effectifs commencent pendant cette période, de même que la dissolution de certaines unités. Le retrait des forces françaises en Allemagne est envisagé à partir de 1991. La perception de la menace change radicalement, le terrorisme devient le principal danger ressenti et, progressivement les interventions militaires deviennent des affaires de spécialistes, sur fond d’indifférence générale de la population. Même l’opération de libération du Koweït, avec la mission « Daguet », ne suscite pas un grand intérêt. La professionnalisation, dans le cadre du plan armées 2000, accentue le processus de diminution des moyens alloués aux armées, dont l’emprise territoriale se réduit également.
Pour l’opinion publique, la position de l’arme nucléaire, l’alliance atlantique et le soutien des États-Unis constituent des garanties suffisantes de sécurité face à une menace étatique qui apparaît comme peu probable et en tout cas lointaine.
Après avoir examiné les grandes évolutions de la géopolitique militaire de la France, une fois terminées les guerres de la décolonisation, la deuxième partie de l’ouvrage prend à bras le corps la question du service militaire et du débat qu’il suscite.
Dès 1965 en effet, le ministre des armées, Pierre Messmer, évoque la possibilité du passage à une armée de volontaires ou à une armée de métier. Malgré ces questions posées, le service militaire est réaffirmé comme un pilier de la Défense nationale, et il devient le nœud de malentendus persistants sur la fonction militaire au sein de la société.
En effet, pour reprendre l’expression de l’auteur, le service militaire apparaît progressivement, jusqu’à sa suspension, comme décorrélé de l’emploi de la force. Si Michel Debré, ministre de la Défense nationale, a souhaité maintenir le service national comme un élément manifestant la volonté de défense de la nation par ses citoyens, cela a été plutôt mal perçu par la jeunesse scolarisée, qui s’est opposée massivement en 1973 à la réforme des sursis avec 500 000 lycéens dans la rue.
Progressivement, et cela se traduit dans la communication des armées, le service militaire est présenté comme un rite utile et sympathique, dans laquelle on parle de sport et d’animation, ce qui est considéré comme permettant de favoriser son acceptabilité. Même lorsque les tensions de la fin de la guerre froide, avec le débat sur les euromissiles, se manifestent à nouveau, le service militaire n’est que très peu pris en compte dans le débat public. Il existe pourtant une réticence envers la professionnalisation totale des armées, un souvenir de la guerre d’Algérie et de la crainte d’une armée prétorienne. La gauche s’accroche également au maintien de l’idéal de l’armée du peuple, héritage de Jean Jaurès. Dans la pratique les armées sont davantage présentées comme un service public de la jeunesse, où l’on apprend certaines techniques, et où l’on peut passer le permis de conduire à bon compte.
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Du soldat citoyen au service rendu par les armées
Avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, le discours insiste sur le « soldat-citoyen » et le temps passé sous les drapeaux présentés comme un service rendu aux jeunes Français. C’est pendant cette période que l’on commence à envisager, dans les provinces scolaires, l’éducation à la défense, tandis que les armées sont présentées comme pouvant apporter une réponse aux inquiétudes du temps sur la jeunesse. L’armée participe ainsi à différents projets de lutte contre le chômage. De nombreux dispositifs sont à partir de cette époque mise en œuvre, et on demande à l’armée d’apprendre un métier, d’intégrer les jeunes issus de l’immigration d’origine musulmane, de participer à la rénovation du service public, bref de faire tout autre chose que d’entraîner au combat.
Cela reste, sauf cas très particuliers basés sur le volontariat, l’affaire de l’armée de métier. Peu à peu l’idée s’installe qu’une armée professionnelle sera en tout état de cause toujours plus efficace qu’une armée d’appeler. Par ailleurs, dans les dernières années de la conscription, la fonction de brassage social est remise en cause, la jeunesse issue des élites pouvant trouver différentes formes d’évitement.
L’armée a su quand même prendre en compte ses besoins, notamment en effectifs, par l’instauration du volontariat pour le service long, (VSL), avec des avantages suffisamment importants pour que des jeunes, souvent issus de milieux défavorisés, soient motivés par cette solution. Encore une fois, pendant la décennie 1990, l’opinion publique reste assez indifférente aux questions de défense, même si l’armée devenue professionnelle bénéficie d’une image de plus en plus positive.
La situation bascule à partir de 2010, une période pendant laquelle l’armée de métier s’affirme comme combattante sur les théâtres extérieurs, et l’Afghanistan favorise cette prise de conscience, tandis que la présence des militaires en cas de crise, inondation ou incendie, est très largement plébiscitée dans l’opinion publique. Les missions Vigipirate avant Sentinelle familiarisent les Français avec la présence de soldats en armes dans les rues.
Le retour de la guerre et le substitut du SNU
Pour les jeunes Français qui s’engagent, l’objectif n’est pas seulement d’obtenir un emploi stable, mais de plus en plus de participer à la défense des intérêts de la nation en portant les armes. Cela apparaît comme en décalage avec la vision que l’on peut avoir de la génération Z ayant un lien détaché par rapport au travail et à un destin collectif au sein de la communauté nationale.
À cet égard les armées retrouvent un rôle politique renouvelé. L’armée de métier apparaît comme un modèle d’intégration, les valeurs militaires comme porteuses de solutions pour résoudre les difficultés de la période, et même capables de se substituer à l’éducation nationale et familiale.
C’est dans ce contexte que commence le grand malentendu du service national universel, dont le bilan a été pour le moins limité. Un tiers des participants parmi les 40 000 jeunes Français était issu du milieu militaire. Le port de l’uniforme et le salut au drapeau sont apparus comme des vernis superficiels sur fond de séjours de cohésion dont la finalité n’était pas clairement définie. Huit ans après l’annonce du candidat Emmanuel Macron, le service national universel disparaît. On pourra légitimement s’interroger sur le coût représenté par ce projet mal ficelé dès le départ.
Les ambitions autour du service militaire volontaire ont été affichées par le président de la République, mais elles ne restent pas dénuées d’ambiguïté. On retrouve dans les différentes propositions, qui sont d’ailleurs modestes par leur ampleur dans un cadre budgétaire contraint, différentes préconisations. Cela s’inscrit dans une vision globale, celle de forces armées qui doivent désormais, dans un contexte international radicalement différent, se préparer, dans l’hypothèse d’un engagement majeur, à une guerre de haute intensité. On retrouve, par exemple, dans les missions confiées aux futurs personnels du service militaire volontaire la participation à la mission sentinelle avec un zeste de défense opérationnelle du territoire, qui fut naguère confiée aux brigades de gendarmerie. Dans le même temps, pour l’armée professionnelle, l’accent est mis sur la fidélisation, sur le maintien de liens au service pour capitaliser l’expérience acquise lors de formations de plus en plus coûteuses, et sur la volonté de disposer d’un vivier étendu de réservistes, à la fois spécialistes, mais aussi apte à participer à la régénération des forces dans l’hypothèse d’un affrontement contre un ennemi à parité.
Dans ce domaine, comme dans bien d’autres, les affirmations simples, voire simplistes, basées sur une forme de nostalgie, se révèlent toujours contre-productives. L’avantage de cet ouvrage est de faire la synthèse des différentes solutions envisagées pour associer les Français à la défense de la nation, mais aussi à la volonté de projeter la puissance pour défendre les intérêts nationaux. Dans un pays démocratique, on a eu souvent tendance à croire que « la guerre est une question trop sérieuse pour être confiée aux militaires ». On pourrait inverser la formule en disant que « la guerre est une question trop sérieuse pour être confiée à des politiques dont l’horizon se limite à l’analyse des sondages ».









