<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Retour de Syrie : Un pays au centre des rivalités régionales

23 octobre 2025

Temps de lecture : 8 minutes

Photo : (Sergei Bobylev, Sputnik, Kremlin Pool Photo via AP)

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Retour de Syrie : Un pays au centre des rivalités régionales

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Malgré l’apparente stabilité retrouvée, la Syrie d’Ahmad al-Charaa demeure un État fragilisé par les luttes internes, les ingérences régionales et la pression d’Israël. Entre promesses d’investissements et répression politique, les illusions d’une prospérité renaissante se dissipent. Face à la violence du contexte, un pessimisme réaliste s’impose pour appréhender l’avenir du pays.


Fabrice Balanche, grand expert des affaires syriennes, est de retour de Syrie après plusieurs semaines à étudier les évolutions sociales et politiques. Dans cette série d’articles, il dresse un portrait du pays tel qu’il l’a vu. Difficultés économiques et sociales, séparation des communautés, insécurité, les défis sont nombreux pour le nouveau dirigeant, al-Charaa. Un regard clair et lucide.


Début octobre, la Syrie s’est dotée d’un parlement, les promesses d’investissement en provenance du Golfe arabe pleuvent et une délégation du MEDEF a même visité Damas[1]. Est-ce le signe d’un avenir prospère, après des décennies de dictature baasiste et une guerre civile dévastatrice ?

Les affrontements avec les minorités sont perçus par les partisans du nouveau régime islamique comme un mal nécessaire pour rassembler et reconstruire le pays. Les spécialistes de la communication de l’ONG britannique Inter Mediate[2] qui entourent le président syrien, contribuent à lisser son image en Occident et à diffuser une représentation positive de la Syrie.

L’accusation d’être « membre d’un cercle pro-Assad, de Daesh ou loyaliste à al-Qaïda » est jetée sur les sceptiques[3], tout comme en 2011, le fait d’affirmer que Bachar al-Assad ne tomberait pas facilement vous valait d’être qualifié de pro-Assad. La guerre de communication est toujours en cours et il convient d’adopter une approche réaliste basée sur des recherches de terrain et sur une longue expérience de ce pays.

Tout d’abord, il est manifeste que la Syrie est devenue une dictature islamiste dirigée par Ahmad al-Charaa. Les gouvernements occidentaux n’ont guère d’illusion sur le processus politique en cours, puisqu’ils se contentent de demander un gouvernement inclusif et non des élections libres. Ce processus politique entraîne inévitablement l’exode des minorités religieuses, des laïcs, quelle que soit leur origine, et sans doute des Kurdes s’ils perdent leur autonomie. Dans un tel contexte politique, la stabilité ne peut être atteinte que par la peur et la répression, et non par une prospérité économique illusoire. Le scénario d’une fragmentation territoriale paraît écarté, car les forces opposées au régime de Hayat Tahrir al-Cham[4] (HTC) ne semblent pas en mesure de se constituer des fiefs de façon durable.

A lire également : Syrie. Pourquoi Assad est tombé. Un témoignage de l’intérieur

Aujourd’hui, les druzes de Soueida sont soutenus par Israël, et les Kurdes par les États-Unis, mais jusqu’à quand ? Le régime centralisé et islamiste qui s’installe refuse toute décentralisation et encore moins une solution fédérale pour le pays. Mais aura-t-il les moyens de réaliser son projet politique ?

Tant sur le plan intérieur qu’extérieur il se heurte à de nombreuses difficultés, la reconstruction du pays et la relance économique ne sont pas des moindres. Il doit aussi faire face à la division de son propre camp en factions rivales, ainsi que des dissidences issues des tribus. A cela il faut ajouter une situation géopolitique instable, tant qu’il n’aura pas trouvé un accord avec Israël.

Vers un traité avec Israël ?

En premier lieu, il convient de rappeler qu’Ahmad al-Charaa est arrivé au pouvoir en raison de la décision d’Israël de donner l’estocade au régime de Bachar al-Assad. Après le 7 octobre 2023, Benjamin Netanyahu a résolu de mettre fin à l’axe iranien qui permettait au Hezbollah de recevoir des missiles depuis Téhéran et de menacer directement l’État hébreu.

L’objectif de Tel-Aviv semble d’imposer un traité de paix à Damas tout en conservant le plateau du Golan en pleine propriété

Les bombardements répétés des infrastructures et les troupes pro-iraniennes (Hezbollah, Unités de la Mobilisation Populaire[5], Pasdaran) les conduisirent à quitter le pays, abandonnant une armée syrienne qui n’avait plus la volonté de combattre[6]. Si cette dernière avait résisté tout de même, il y aurait eu de fortes chances pour que Bachar al-Assad subisse le même sort qu’Hassan Nasrallah[7]. Car il était impératif pour Israël de faire sortir la Syrie et le Liban de l’orbite iranienne. Cependant, l’Etat hébreu n’a pas pour autant l’intention de laisser s’installer en Syrie une République islamique sunnite revancharde à son encontre.

L’objectif de Tel-Aviv semble d’imposer un traité de paix à Damas tout en conservant le plateau du Golan en pleine propriété, et de maintenir ses troupes dans la zone démilitarisée jusque-là surveillée par les Casques bleus.

En décembre 2024, Tsahal a détruit tous les sites militaires syriens : les dépôts d’armes, les systèmes de défense antiaérienne, l’aviation, les radars, etc. Si bien que le l’espace aérien syrien est comme au Liban un ciel israélien, et il n’est pas question que la Syrie reconstitue une aviation militaire avec le soutien de la Turquie[8].

Ces conditions draconiennes sont difficiles à accepter pour un dirigeant dont le nom de guerre fut pendant vingt ans « al-Joulani » (le Golanais). Il témoigne de l’origine de sa famille, mais surtout de son engagement pour la libération du territoire occupé par Israël. Toutefois, l’ancien jihadiste devenu président par intérim a-t-il le choix s’il veut bénéficier d’une aide économique et de la levée pleine et entière des sanctions américaines ?

A lire également : Le Djebel Druze en feu : Israël et al-Charaa jouent leur crédibilité

Bien que Donald Trump l’ait promis lors de sa rencontre avec Ahmad al-Charaa à Ryad le 14 mai 2025, ces sanctions n’ont pas encore été complètement levées. Le Sénat américain a enfin abrogé le Caesar Act, le 10 octobre 2025, ce qui signifie que la Syrie sera réintégrée sous peu dans le système de paiements internationaux, fin décembre 2025, si la chambre des représentants et Donald Trump confirment cette décision[9].

Les États-Unis continuent de disposer d’un levier de pression considérable sur Damas pour l’inciter à négocier au plus vite un accord de paix avec Israël. Par ailleurs, il semble que les pétromonarchies du Golfe soient invitées par Washington à ne pas fournir d’aides substantielles à la Syrie tant qu’elle n’aura pas cédé, même chose pour le Liban tant que le Hezbollah n’aura pas été désarmé[10].

La frappe israélienne sur Doha, le 9 septembre, peut être interprétée comme un message au Qatar vis-à-vis de son soutien au Hamas, mais aussi à Ahmad al-Charaa, puisque l’émirat contribue largement aux salaires des militaires et des fonctionnaires syriens[11]. Cependant, Benjamin Netanyahou est impatient : il ne souhaite pas engager des pourparlers qui s’éternisent, durant lesquels le régime d’al-Charaa aurait le temps de se renforcer avant de se montrer ensuite hostile à la restitution du Golan. Dans les années 1990, Hafez al-Assad a bénéficié des avantages économiques et diplomatiques de sa « bonne volonté » envers Israël pendant une décennie. Il a soudainement mis fin à ces pourparlers alors que les deux parties étaient sur le point de signer un accord historique en 1999.

Contrairement à Hafez al-Assad, Ahmad al-Charaa ne dirige pas un pays indépendant. Pour que le traité de paix soit ratifié, il a besoin de l’approbation de la Turquie, du Qatar et de l’Arabie saoudite, ses principaux donateurs. En réalité, ces nations pourraient exiger des progrès dans la reconnaissance par Israël d’un État palestinien en tant que préalable à leur aval.

Le conflit à Gaza, qui a débuté en octobre 2023, a entravé les relations entre Israël et l’Arabie saoudite. Cependant, le royaume chérifien a apporté son soutien aux accords d’Abraham en incitant deux de ses vassaux, Bahreïn et le Soudan, à les rejoindre.

Ankara adopte une position plus ferme que Ryad, cherchant à s’approprier la question palestinienne et à combler le vide laissé par Téhéran. Par conséquent, la compétition acharnée entre Ankara et Ryad pour diriger la communauté sunnite pourrait mettre en péril le processus de paix syro-israélien.

Turquie, Qatar, Arabie saoudite : la triple influence

En ce qui concerne le Qatar, qui est un allié de la Turquie, il ne favorisera pas une entente qui profiterait à ses concurrents, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite, sans obtenir de contrepartie dans la région, en particulier en ce qui a trait à sa propre sécurité. En effet, le souvenir du blocus imposé par ses voisins (2017-2020) demeure bien présent. La diplomatie américaine devra fournir beaucoup d’efforts avant de recueillir un consensus sur cette question.

La rivalité entre Ankara et Ryad est manifeste en Syrie même. L’Arabie saoudite s’oppose à l’idée d’une domination turque et qatarie sur la Syrie. Elle aspire elle aussi à exercer son influence. Toutefois, elle dispose de moins de moyens d’action sur le terrain que ces deux rivaux sunnites, qui ont soutenu HTC jusqu’à sa victoire. Malgré cela, Ryad continue de maintenir des liens solides au sein des tribus, y compris les vastes confédérations qui regroupent des clans saoudiens.

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En juillet 2025, l’Arabie Saoudite a ainsi largement contribué à la mobilisation des dizaines de milliers de combattants tribaux qui se sont dirigés vers le Jebel Druze[12], après le retrait des forces régulières syrienne. Ryad cherchait de cette façon à montrer à Ahmad al-Charaa qu’elle détenait des leviers en Syrie qui pourraient s’avérer utiles dans son conflit avec les druzes ou d’autres groupes, mais qui seraient également susceptibles d’être utilisés contre lui.

Ankara se trouve dans une position avantageuse grâce à son appui militaire envers HTC pendant la guerre

Sur le papier, l’Arabie saoudite et la Turquie semblent favorables à une Syrie unifiée et centralisée. Cependant, leurs intentions réelles sont plutôt de constituer des sphères d’influence dans ce pays.

Ankara se trouve dans une position avantageuse grâce à son appui militaire envers HTC pendant la guerre. En outre, elle continue de régner sur les factions qui formaient autrefois l’Armée Nationale Syrienne (ANS), bien que celle-ci ait été officiellement dissoute. Ces groupes contrôlent toujours la région d’Alep et la zone située entre Tel Abyad et Ras al-Aïn. De plus, Ankara est le partenaire commercial le plus important du pays. Les produits en provenance de Turquie inondent actuellement le marché syrien. Les entreprises turques sont en première ligne pour contribuer à la reconstruction.

L’Arabie saoudite, de son côté, fait valoir à Ahmad al-Charaa que c’est grâce à son intermédiaire que les sanctions américaines seront levées et que des milliards de dollars pourront être injectés dans son économie, comme en témoignent les différentes promesses d’investissement signées ces derniers mois[13].

Iran hors du jeu, Russie objectif limité

La compétition entre la Turquie et l’Arabie saoudite est moins déstabilisante pour la Syrie que celle qui a prévalu jusqu’à la chute du régime de Bachar al-Assad. L’Iran est affaibli et n’a plus d’instruments d’influence significatifs sur la Syrie. La Russie conserve une capacité de nuisance plus forte, mais son objectif se limite au maintien de son aéroport militaire à Himimin, près de Lattaquié, et de sa base navale dans le port de Tartous. Les échanges diplomatiques fréquents entre Damas et Moscou[14] semblent indiquer qu’un accord a été trouvé. Par conséquent, la Syrie devrait être à l’abri d’une déstabilisation extérieure, à condition qu’elle règle au plus vite le conflit avec Israël.

Le danger pour Ahmad al-Charaa serait qu’il soit renversé ou assassiné à cause d’un traité que de nombreux djihadistes rejettent catégoriquement et qui déplaît à la plupart des Syriens. D’un autre côté, tant que la paix n’est pas signée, une épée de Damoclès continuera de planer sur la Syrie, ce qui entravera sa reconstruction et accroîtra l’insécurité interne, car l’économie syrienne est actuellement dans un état catastrophique.

A lire également : Al-Jolani est-il sincère ? La Syrie face à l’islamisme. Entretien avec Dina Lisnyansky

[1] Convain Appoline, « CMA-CGM, Accor, Airbus, Suez… Une délégation de 42 entreprises françaises accueillie en Syrie », Le Figaro, 3 octobre 2025, https://www.lefigaro.fr/conjoncture/cma-cgm-thales-accor-airbus-une-delegation-de-42-entreprises-francaises-accueillie-en-syrie-20251002

[2] Inter Mediate a été fondée par Jonathan Powel, chef de cabinet de Tony Blair (1997-2007). Son objectif est de résoudre « les plus difficiles conflits au monde ». Elle a contribué à construire la stature présidentielle d’Ahmad al-Charaa lorsqu’il était à Idleb. Deux conseillères en communication d’Inter Media basées au Palais présidentiel l’accompagnent dans son travail au quotidien. The Syrian Observer, 26 mai 2025,  https://syrianobserver.com/foreign-actors/britains-hidden-hand-in-syria-how-jonathan-powell-and-inter-mediate-shaped-a-new-order.html

[3] https://x.com/Charles_Lister/status/1974888485728460922

[4][4] Hayat Tahrir al-Cham, le groupe jihadiste dirigé par Ahmad al-Charaa, s’est officiellement dissous dans la nouvelle armée syrienne, mais, en réalité, il est la colonne vertébrale du nouveau régime et de ses institutions.

[5] Milices chiites irakiennes formées en 2014 pour défendre le pays contre Daech. Les groupes loyaux à Téhéran vinrent se battre en Syrie.

[6]Balanche Fabrice, « Syrie : après Assad, le piège du conflit permanent », Politique étrangère, Été 2025, 111-123. https://doi.org/10.3917/pe.252.0111.

[7] Balanche Fabrice, « Bachar el-Assad peut être emporté par ce grand nettoyage d’Israël », L’Express, 2 octobre 2024.

[8]Lucy Williamson, “Israeli strikes in Syria a challenge to Turkey”, BBC, 4 April 2025. https://www.bbc.com/news/articles/cx27y7e2vk9o

[9] Rosaleen Carroll, “US Senate approves repeal of Caesar Act sanctions on Syria: What to know”, al-Monitor, 10 octobre 2025,  https://www.al-monitor.com/originals/2025/10/us-senate-approves-repeal-caesar-act-sanctions-syria-what-know

[10] Entretien avec plusieurs hommes politiques libanais, Beyrouth, octobre 2025.

[11]Adam Lucente, « Saudi Arabia and Qatar pledge $89M for Syrian public sector: What to know”, al-Monitor, 25 septembre 2025, https://www.al-monitor.com/originals/2025/09/saudi-arabia-and-qatar-pledge-89m-syrian-public-sector-what-know

[12] Entretiens en Syrie, septembre 2025.

[13] Reuters, “Saudi Arabia announces $6.4 billion in Syria investments”, 24 juillet, 2025. https://www.reuters.com/world/middle-east/saudi-arabia-announces-64-billion-syria-investments-2025-07-24/

[14] Farhat Béatrice, “Even as Putin shields Assad, Syria’s Sharaa seeks to ‘redefine’ Moscow ties”, Al-Monitor, 15 octobre 2025. https://www.al-monitor.com/originals/2025/10/even-putin-shields-assad-syrias-sharaa-seeks-redefine-moscow-ties

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À propos de l’auteur
Fabrice Balanche

Fabrice Balanche

Docteur en géographie politique, HDR, spécialiste de la Syrie et du Liban.

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