<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Route 66, survivances culturelles d’un axe déclassé

31 août 2025

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Route 66, survivances culturelles d’un axe déclassé

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La route la plus célèbre des États-Unis est sans aucun doute la Route 66, qui reliait Chicago (Illinois) à Santa Monica (Californie) entre 1926 et 1985. Ce fut la première vraie route transcontinentale du pays, surnommée The Mother Road ou Main Street USA. Désaffectée en 1985, elle n’a plus d’existence officielle, mais conserve un caractère mythique, une survivance qui s’explique par la place qu’elle occupe encore dans la culture américaine, apparaissant dans plusieurs films et inspirant plusieurs chansons.

Article paru dans le no58 – Drogues La France submergée

La Route 66 traversait trois fuseaux horaires et huit États, sur plus de 3 000 km. Déclassée en 1985 elle n’a plus d’existence officielle mais conserve un caractère mythique et les initiatives pour y développer le tourisme s’y multiplient. Cette survivance s’explique par la place qu’elle tient encore dans la culture américaine, car elle apparaissait dans de nombreux films et a inspiré plusieurs chansons, dont (« Get Your Kicks On ») Route 66, devenue un standard repris par de nombreux artistes.

Histoire et parcours

La Route 66 a été créée le 11 novembre 1926 en rassemblant des portions de voies existantes et a alors reçu son numéro (les routes est-ouest ont un numéro pair et les voies nord-sud un numéro impair). À l’époque, c’était encore une route de terre sur les deux tiers de sa longueur et il a fallu attendre 1938 pour qu’elle soit entièrement revêtue de dalles de ciment, grâce à la politique du New Deal lancée par le président Franklin Delano Roosevelt. Son tracé a été plusieurs fois remanié : par exemple, à partir de 1937, elle a cessé de desservir Santa Fe au Nouveau-Mexique, sa longueur n’étant de ce fait plus « que » de 3 670 km, au lieu de 3 939 km avant 1937.

Elle parcourt huit États mais ne traverse le Kansas que sur une vingtaine de kilomètres.

Elle passe à Springfield, la capitale de l’Illinois, qui est surtout connue pour être la ville où Abraham Lincoln a vécu pendant dix-sept ans avant d’être élu 16e président des États-Unis.

Au point dit Continental Divide, elle atteint son altitude la plus élevée (2 195 m) et franchit la ligne de partage des eaux entre l’océan Pacifique et le golfe du Mexique.

Dans l’Arizona, elle passe à Winona, une bourgade qui ne doit sa modeste célébrité qu’à son inclusion dans les paroles de la chanson « (Get Your Kicks On) Route 66 ». Mentionner Winona est déjà évoquer la place de la Route 66 dans la culture américaine – et au-delà de ses frontières – qui explique que son souvenir persiste près de quarante ans après son déclassement.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, elle a servi à transférer d’un côté à l’autre du continent des troupes et du matériel destinés soit aux opérations en Europe soit à celles du Pacifique, et après la guerre, elle constituait encore un itinéraire majeur autour duquel se sont développées de nombreuses villes comme Amarillo (Texas), Albuquerque (Nouveau-Mexique), Flagstaff et Kingman (Arizona).

En 1954, le président Eisenhower avait créé le President’s Advisory Committee on a National Highway Program, dont l’objectif était de réfléchir à la mise en place d’un réseau routier moderne couvrant tout le territoire du pays. Deux ans plus tard, les premières autoroutes (Interstates) ont été mises en chantier et la Route 66 a perdu de son utilité puisque la nouvelle Interstate 40 l’a en partie remplacée. Là où son tracé n’a pas été repris par la nouvelle voie rapide, son usage est redevenu principalement local, mais en de nombreux endroits, elle est à nouveau signalisée sous le nom Historic Route 66.

Elle a été officiellement déclassée le 27 juin 1985 et pour tous ceux qui vivaient du service à ses usagers le tracé plus direct des Interstates a été une catastrophe, de nombreux commerces ont fermé et des villages entiers ont été abandonnés. Toutefois, depuis quelques années, des motels, boutiques et lieux historiques la bordant ont été restaurés pour accueillir des touristes et des associations de passionnés de l’histoire de cette route, qui entretiennent son souvenir et collectionnent des objets témoins de son passé mythique.

Cet attachement tient en grande partie à l’image qui s’est créée autour de cette route dans l’imaginaire national, principalement grâce au cinéma et à la chanson.

La Route 66 au cinéma et dans la chanson

La Route 66 est l’un des lieux principaux de l’action du film The Grapes of Wrath (Les Raisins de la colère) de John Ford, tiré du roman de John Steinbeck (1939). Pendant la Grande Dépression des années 1930 et la vague de sécheresse du Dust Bowl, c’est par elle que les migrants partaient vers la Californie.

Le film Easy Rider a été tourné sur une partie de son tracé (notamment à Santa Monica, à Topock et à Flagstaff).

Le Bagdad Café du film éponyme y est situé non loin du village fantôme de Bagdad, à Newberry Springs ; il reçoit chaque année de nombreux fans nostalgiques de son heure de gloire.

Une partie du road-movie Thelma et Louise y a également été tournée.

Dans Rain Man de Barry Levinson, Charlie et Raymond empruntent une partie de la Route 66 pendant leur périple entre Cincinnati et Los Angeles.

Dans Forrest Gump, le héros la suit lorsqu’il traverse plusieurs fois les États-Unis en courant coast to coast, d’une côte à l’autre.

Dans Little Miss Sunshine, la famille l’emprunte à bord d’une camionnette entre Albuquerque (Nouveau-Mexique) et Redondo Beach (Californie).

Sa place dans la culture américaine (et mondiale) tient cependant surtout à ce que la Route 66 est le thème – et le titre « (Get Your Kicks on) Route 66 » – d’une chanson qui est devenue un standard international. Elle a été écrite en 1946 par Bobby Troup lors d’un voyage en voiture qu’il avait fait avec sa femme, Cynthia : allant de la Pennsylvanie à la Californie il avait pris l’Interstate 40 puis la Route 66. Ses paroles mentionnent bon nombre de villes et villages traversés au long de son trajet et Cynthia commentera plus tard : « Ce que je n’arrive pas à croire, c’est qu’il ne mentionne pas Albuquerque. » Sans doute cette omission, ainsi que l’inclusion de quelques villes très peu peuplées, sont-elles dues aux nécessités de la métrique et des rimes.  C’est notamment le cas de Winona, une bourgade située à 25 km à l’est de Flagstaff. Dans le texte, elle n’est pas dans l’ordre des autres villes, citées d’est en ouest : elle est seulement rappelée dans le troisième couplet (« N’oubliez pas Winona ») avec Kingman, Barstow et San Bernardino, elles aussi de très petites villes (mais cette dernière est célèbre à un autre titre : avoir été le site du premier restaurant fast-food de l’enseigne McDonald’s). La version originale de Bobby Troup a rapidement été reprise, puis à de nombreuses occasions au long des décennies qui ont suivi, par de nombreux artistes qui ont fait sa renommée :

Dès 1946, Nat King Cole[1] l’a enregistrée pour la première fois et elle a eu aussitôt un grand succès : Capitol Records l’a publiée en tant que single, qui a atteint la troisième place dans le classement Race Records du magazine Billboard et la 11e place dans le classement général des singles. Il l’a ensuite réenregistrée pour l’album After Midnight (1956) et The Nat King Cole Story (1961).

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Bing Crosby et les Andrews Sisters en ont enregistré une nouvelle version en 1946. Puis Chuck Berry en a enregistré une autre en 1961, la plus proche de ses racines R&B.

En 1964, les Rolling Stones en ont fait leur propre interprétation, qualifiée par le critique Richie Unterberger de « version rock la plus célèbre de la chanson, […] l’une des meilleures de l’album des Rolling Stones ».

En 1982, le groupe Manhattan Transfer a obtenu grâce à elle un Grammy Award pour la meilleure performance vocale de jazz, en duo ou en groupe.

En 1988, Depeche Mode en a produit sa propre version, très différente, en face B de son single « Behind the Wheel », car Martin Gore pensait que « ce serait une bonne idée d’enregistrer une chanson entraînante sur la face B ».

Le film d’animation Cars 2006 de Disney/Pixar comprend les interprétations de Route 66 par Chuck Berry et John Mayer et la version de Mayer a été sélectionnée pour le Grammy Award de la meilleure performance vocale solo rock.

Elle a encore été reprise en 2002 par Nancy Sinatra, la même année par Al Jarreau et en 2012 Glenn Frey. Beaucoup d’autres artistes encore l’ont en outre interprétée sur scène, notamment Aerosmith, Bruce Springsteen, Iggy Pop, Patti Smith, Elvis Costello, Eric Clapton, Queen, Ray Charles, etc.

« Route 66 » a été également enregistrée dans plusieurs pays étrangers. En France, Dany Logan et les Pirates l’avaient traduite dès 1962 sous le titre « La route du Twist ». Elle était le sujet de « Sur la route 66 » d’Eddy Mitchell, dans l’album Frenchy en 2003. Le groupe Téléphone la joue, intégrée dans un medley avec « Carol » de Chuck Berry et « Tutti Frutti » de Little Richard lors d’une tournée en 1977-1978. Il existe également une traduction en finnois (« Valtatie 66 » par Jussi & the Boys en 1975). En 1995, le guitariste et chanteur de blues argentin Pappo a enregistré une version en espagnol intitulée « Ruta 66 », qui a ensuite été reprise par d’autres groupes de rock argentins, dont les Ratones Paranoicos. En 1991, Billy Bragg en a enregistré une version anglicisée, intitulée « A13 (Trunk Road to the Sea) », qui reprend la musique originale, mais où les villes américaines sont remplacées par des villes anglaises situées le long de la route A13.

En outre, la Route 66 est parfois au cœur de l’intrigue dans la littérature, par exemple dans Black Coffee de Sophie Loubière où un tueur en série prend précisément la Route 66 pour fil conducteur de ses meurtres[2]. Ou encore dans la BD en cinq tomes Liste 66 qui se déroule dans les États traversés par cet axe[3]. C’est en grande partie grâce à ces livres, ces films et ces chansons que la Route 66 a pris sa place dans l’imaginaire et la culture populaire américaine : mentionner son nom évoque déjà un road trip d’est en ouest, la direction même de la conquête du continent, de la Rust Belt vers le rêve californien. Suivre, même en pensée « the highway that’s the best » (« la meilleure des routes »), c’est donc bien la meilleure façon, comme le dit son titre, de « Get Your Kicks », de « prendre son pied ».

[1] Mort à Santa Monica, le terminus de la route, après avoir été élevé à Chicago, son origine.

[2] Sophie Loubière, Fleuve Noir, 2013.

[3] Scénario et dessins d’Éric Stalner, couleurs de Jean-Jacques Chagnaud, Dargaud, 2006-2010.

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À propos de l’auteur
Hervé Théry

Hervé Théry

Directeur de recherche émérite au CNRS-Creda, professor de posgraduação na Universidade de São Paulo (USP-PPGH), codirecteur de la revue Confins. Blog de recherche Braises.

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