<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Russie : la géopolitique de l’énergie

18 janvier 2021

Temps de lecture : 5 minutes
Photo : Incendie dans une station de gaz Gazprom en Russie. (c)Emercom/TASS/Sipa USA/SIPA SIPAUSA30223086_000006
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Russie : la géopolitique de l’énergie

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La Russie est le deuxième grand acteur de la géopolitique mondiale de l’énergie : elle cumule les réserves des différentes énergies avec un potentiel total supérieur à celui de la zone Moyen-Orient-Golfe et l’utilise comme un levier d’influence globale.


 

Après des décennies d’incurie et de pillage organisés à l’époque de Mikhaïl Gorbatchev et Boris Eltsine, qui ont laissé le secteur énergétique exsangue, c’est Vladimir Poutine qui le reprend en main pour, dans une première étape, le redresser, avec la renationalisation de Gazprom et Rosneft, mais aussi pour mettre au pas les oligarques (Mikhaïl Khodorkovski), et l’utiliser comme une source d’enrichissement et un levier d’influence en Eurasie et dans le monde. Dans les années 2010, la deuxième étape, plus délicate, doit mener à l’internationalisation des entreprises russes, avec une maîtrise des routes continentales (tubes) et de multiples accords bilatéraux et multilatéraux.

La corne d’abondance russe et ses limites (1)

80 % des exportations du pays sont fournies par trois énergies fossiles : pétrole (62,5 %), gaz (14,5 %) et charbon (3 %). Pour le pétrole, la Russie présente des réserves prouvées de l’ordre de 6 % du total mondial, peut-être un peu surévaluées ; de toute façon, elles sont un « secret d’État » selon un décret présidentiel récent. Ce qui est sûr c’est que la Russie est le troisième producteur mondial derrière les États-Unis et l’Arabie saoudite. Avec le gaz, elle est première pour les réserves (20 %), pour la production et pour l’exportation. De plus, elle disposerait de réserves considérables de pétrole et de gaz de schiste (qualifiés de formation Bazhenov en Sibérie occidentale).

Cela fait sa force, mais est aussi une source potentielle de faiblesse : à 75 dollars, la Russie est riche ; à 30 dollars, comme c’était le cas durant la crise mondiale, elle est affaiblie. Aussi, cherche-t-elle à peser de tout son poids sur les marchés mondiaux : par un accord de 2016, reconduit en 2018, elle s’associe avec l’Arabie saoudite et l’OPEP, ainsi qu’une dizaine de NOPEP (non-OPEP), pour limiter leur production pétrolière afin de soutenir les cours du baril sur le marché pétrolier. Une clause non officielle de l’accord défend le niveau actuel de la production iranienne, à l’encontre donc de l’esprit général du texte, afin de soutenir le régime des mollahs et entretenir les amitiés russes, au détriment des intérêts saoudiens.

Aux productions russes s’ajoutent celles des anciennes républiques d’Asie centrale, comme le Kazakhstan qui est un partenaire essentiel de la Russie dans l’Organisation de coopération de Shanghai, et de l’Union eurasiatique. Dans le Caucase, l’Azerbaïdjan du clan Aliev, qui puise ses ressources aussi dans la mer Caspienne, compte comme un partenaire assez sûr des Occidentaux.

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Le contrôle de l’État

Pour le pétrole, l’État russe contrôle près de 50 % de la production avec les géants Rosneft et Gazpromneft. Il noue des partenariats étrangers, car la prospection a longtemps été insuffisante, de même pour l’entretien des infrastructures : il s’agissait de partenariats occidentaux majoritairement jusqu’en 2014 (Total, Exxon). Depuis 2014, avec l’affaire d’Ukraine et les sanctions occidentales, les partenaires chinois et indiens gagnent en importance, avec pour ces derniers par exemple l’exploitation des gisements de Vankor depuis 2016 (en Sibérie occidentale).

Concernant le gaz, nouvel eldorado russe avec les premières ressources au monde, la seule entreprise publique Gazprom (État majoritaire à 50 %+1) réalise 75 % des exportations du pays. Elle est la plus grande firme gazière au monde, contrôlant 20 % des réserves totales de gaz. Il existe d’autres entreprises privées exportatrices comme Novatek, principal acteur russe en Arctique (GNL), tandis que Gazprom se concentre sur d’autres projets comme des gazoducs : Force de Sibérie vers la Chine, North Stream II en Baltique, Turkish Stream, Poseïdon en Adriatique. Des gisements géants sont exploités en Sibérie nord-occidentale, mais aussi le gisement Yamal-Kara-Barents ou celui de Sakhaline. Des firmes étrangères coopèrent avec la Russie, comme pour le pétrole : Total est partenaire de Novatek à Yamal, en association avec des Chinois et des Sud-Coréens qui fournissent des équipements.

La Russie vend aussi du charbon (surtout à des pays d’Europe et d’Asie), des centrales et du combustible nucléaires (Rosatom), de l’hydroélectricité.

Une arme politique

Le Kremlin utilise l’énergie comme un moyen de pression sur son environnement proche, comme le montre l’affaire du gaz ukrainien en janvier 2006 qui débouche sur une hausse des prix de livraison à ce pays, une menace également utilisée envers la Moldavie et la Géorgie, voire le Belarus. C’est la menace constante des « guerres du gaz ». Elle pourrait placer l’Europe en situation de dépendance, elle qui tire déjà environ 25 % de son pétrole et 40 % de son gaz de la Russie. Pour l’heure, c’est Vladimir Poutine qui se plaint de l’agressivité de l’Europe, car celle-ci place la Russie sous un régime de sanctions internationales et refuse à Gazprom de s’étendre, ce dont témoigne le blocage du rachat de la firme britannique Centrica. La Russie procure également des hydrocarbures à la Chine et au Japon, cherchant à devenir un fournisseur incontournable.

Elle développe ainsi une véritable « géopolitique des tubes » : gazoducs North Stream I inaugurés en 2011 (sous la Baltique, vers l’Allemagne, avec EON et GDF-Suez), South Stream (abandonné en 2014) et remplacé par Turk Stream, de la Russie à la Turquie puis la Grèce, projet de White Stream II de Bakou à la Roumanie en passant par la Géorgie, oléoducs de Sibérie orientale vers l’est. Plus loin, l’Afrique est également dans la ligne de mire des Russes : ainsi, Gazprom et la Sonatrach établissent une alliance en 2006, à la suite d’un voyage de Vladimir Poutine à Alger. À cette occasion, l’Algérie commande massivement des armes russes.

La Russie n’a pas toutes les cartes en main

C’est d’abord un problème d’investissements : Gazprom n’investit pas suffisamment et sa production n’augmente pas au rythme de la demande, les infrastructures de transport sont vieilles. Ainsi le gisement de Chtokman, en mer de Barents, qui devait être le plus important du monde, est en panne, car il réclame d’énormes investissements, son exploitation est sans cesse repoussée. C’est pourquoi Moscou noue de nombreux partenariats internationaux, y compris avec les Occidentaux (Total à Yamal). Un problème de financement se pose parallèlement, à cause de l’embargo – on ne peut même pas faire des transactions en dollars.

C’est ensuite un problème de coopération internationale : si la Russie s’entend désormais avec l’OPEP, un tel cartel dans le gaz est peu probable (l’« OPEP du gaz » est un vieux serpent de mer) et la Russie pourrait être affectée par les exportations de gaz de schiste prévues par les États-Unis.

C’est aussi une question de rapports de force : l’Europe cherche à réagir pour éviter une trop forte dépendance vis-à-vis de la Russie (avec des oléoducs depuis la Caspienne via la Turquie). D’autres pays essaient d’échapper aux routes russes, à l’image du Turkménistan qui se met à exporter du gaz vers l’Inde et le Pakistan à travers l’Afghanistan (accord de 2012).

Par ailleurs, la Russie dépend de l’Europe autant que cette dernière dépend d’elle. Il lui faut exporter son gaz et avoir un client principal est un facteur de faiblesse ; en 2015 80 % de ses exportations de gaz se faisaient vers l’ouest. C’est pourquoi elle se tourne vers l’Asie, et en particulier la Chine. Comme l’expliquait Poutine, un gazoduc a deux extrémités.

 

  1. La formule habituelle de « corne d’abondance » doit être nuancée comme le signale Pascal Marchand dans La Russie par-delà le bien et le mal, Le Cavalier bleu, 2017. D’abord parce que les réserves considérables du pays sont souvent difficiles à mettre en valeur. Ensuite parce que les sanctions gênent l’acquisition des technologies et des financements nécessaires pour cette mise en valeur. Enfin, en ce qui concerne les minerais, Pascal Marchand rappelle que la Russie ne possède que deux positions dominantes à l’échelle mondiale, le palladium et les diamants.
À propos de l’auteur
Cédric Tellenne

Cédric Tellenne

Agrégé d'histoire. Professeur en classes préparatoires aux grandes écoles au lycée Sainte-Geneviève de Versailles et en Master enseignement à l'Université catholique de Bretagne.
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