<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Russie et Saint-Siège : des alliés paradoxaux

19 août 2020

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Photo : La place Saint-Pierre, à Rome (c) Pixabay
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Russie et Saint-Siège : des alliés paradoxaux

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Qui aurait pu imaginer un tel retournement de l’histoire ? Dans les années 1980, la persécution religieuse sévit encore en URSS et chez ses satellites. Les relations diplomatiques rompues avec le Saint-Siège suite à la révolution de 1917 ne semblent pas prêtes à être rétablies. Moins de vingt ans plus tard, les relations entre les deux pays sont au beau fixe, Moscou et Rome partageant des vues communes sur le monde multipolaire.

Sur un grand nombre de sujets majeurs, les deux États sont même des alliés structurels. Ces accords ne vont pourtant pas de soi. Dans les années 1990, les relations sont certes meilleures, mais restent tendues. Dans un contexte de reconstruction de l’Église orthodoxe et d’affermissement du nationalisme russe, Moscou n’apprécie pas la réorganisation des diocèses catholiques effectuée par Rome et la venue de prêtres étrangers. La Russie craint une politique de prosélytisme et de conversion, ce qu’elle combat. La question des Ukrainiens gréco-catholiques est également un problème majeur. La déclaration de Balamand de 1993 a beau refuser tout uniatisme (1) comme méthode d’union, l’Église orthodoxe n’en demeure pas moins méfiante.

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C’est l’élection de Benoît XVI d’une part (2005) et l’isolement de la Russie sur la scène mondiale d’autre part qui rapprochent les deux États. Mgr Cyrille, l’actuel patriarche de Moscou, rend visite à Benoît XVI en 2006 et les présidents russes Medvedev et Poutine rendent eux aussi des visites officielles au pape. Si ce dernier ne peut pas encore se rendre à Moscou, Poutine encourage fortement une entrevue entre les deux chefs spirituels.

Sceller l’union de l’Orient et de l’Occident

C’est le pape Léon XIII (1878-1903) qui, le premier, a théorisé l’idée du rapprochement des deux poumons de l’Europe, l’occidental et l’oriental. Il explique que dans un monde marqué par l’effacement de la foi, la ligne de fracture ne recoupe plus l’antique séparation entre Rome et Constantinople, mais qu’une nouvelle fracture civilisationnelle émerge entre ceux qui relativisent l’homme et ceux qui se réfèrent à une transcendance spirituelle. Le premier, il engagea un rapprochement avec Moscou, dont les fils se sont dissous avec l’arrivée au pouvoir des bolcheviques. La parenthèse communiste s’est refermée avec Benoît XVI, et la diplomatie du Saint-Siège a remis ses pas dans ceux de Léon XIII. François ne fait que la poursuivre : si le style change de Benoît XVI, la ligne est la même.

 

Par ailleurs, Moscou comme Rome sont réticentes vis-à-vis de l’avortement et des unions de personnes de sexe identique, même si les raisons profondes de ce positionnement ne sont pas vraiment les mêmes : pragmatisme social des Russes face à l’effondrement démographique, conception anthropologique pour le Vatican. Ce combat pour les valeurs se manifeste aussi dans le refus de la colonisation culturelle. En cela, l’élection d’un pape latino-américain qui a subi les ingérences étatsuniennes dans son pays est un facteur de compréhension mutuelle entre les deux dirigeants. Lors de son voyage en Afrique, le pape François a fustigé les organismes internationaux et les ONG qui monnayent l’aide humanitaire en échange de l’adoption par les gouvernements de politiques sociales imposées par l’Occident. Le pape François n’est absolument pas un idéaliste, il possède au contraire une vision très réaliste du monde et des affrontements entre les puissances. Comme Poutine, il dénonce le double jeu des États-Unis et de leurs alliés (dont la France) qui se lamentent du chaos moyen-oriental et qui pleurent sur les colonnes de réfugiés, tout en aidant financièrement les groupes djihadistes qui provoquent ce chaos. C’est cette « mondialisation de l’indifférence » que le pape a vertement critiquée lors de son passage à Lampedusa (2013).

 

C’est sur le dossier oriental que les deux puissances se sont le plus retrouvées. En septembre 2013, alors que l’intervention punitive française et américaine contre la Syrie était prête à être déclenchée, le pape François a exprimé publiquement son opposition au bombardement. La diplomatie du Saint-Siège était déjà opposée à l’intervention américaine en Irak en 1991 et en 2003, son représentant d’alors, le cardinal français Roger Etchegaray ayant rencontré Saddam Hussein. Le Vatican ne soutient pas Assad, mais refuse les mensonges qui instrumentalisent l’opinion publique. De plus, il craint qu’Assad renversé ce ne soit l’anarchie qui s’installe, une situation particulièrement dangereuse pour les chrétiens d’Orient. Vladimir Poutine fut l’un des seuls grands dirigeants à se mettre sur la ligne diplomatique du pape et à refuser le bombardement prévu contre Assad. Un positionnement qui a réussi puisque l’opération n’a finalement pas eu lieu.

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Moscou comme Rome sont respectueuses des régimes en place, certes corrompus et autoritaires, mais stabilisateurs de la région. Ils refusent la mainmise américaine qui se sert du chaos qu’elle produit pour contrôler la zone. Le pape n’est cependant pas un pacifiste. Il a exprimé à plusieurs reprises sa volonté d’utiliser la force militaire pour repousser « l’agresseur injuste » et a appelé à une coordination internationale pour mettre un terme aux exactions de l’État islamique.

 

L’épine ukrainienne

Le geste le plus spectaculaire du rapprochement Rome/Moscou fut la rencontre du 12 février 2016, à Cuba, entre le pape et le patriarche de Moscou Cyrille. Ce fut la première rencontre avec un patriarche de Moscou depuis l’institution de ce patriarcat en 1589. Si Jean Paul II et Benoît XVI avaient désiré cette rencontre, celle-ci n’avait pu avoir lieu, essentiellement pour des questions de susceptibilités personnelles. Le gouvernement de Moscou a beaucoup encouragé son patriarche à rencontrer le pape, d’une part pour contrebalancer la relation privilégiée entre le pape et le patriarche de Constantinople, d’autre part pour matérialiser l’entente diplomatique entre les deux États. Le fait que cette rencontre ait eu lieu à Cuba, sous le regard des frères Castro, est un autre signe que l’histoire peut changer très vite.

 

La question ukrainienne est en revanche un dossier que la diplomatie du Saint-Siège traite avec beaucoup de prudence, devant ménager les susceptibilités russes et les intérêts des catholiques du pays. Les gréco-catholiques d’Ukraine, qui ont refusé l’autocéphalie de 1589 et ont proclamé leur union à Rome en 1595, ont très mal reçu la déclaration commune signée par François et Cyrille. Même si celle-ci reconnaît leur légitimité, elle semble accorder la légitimité de l’histoire au patriarcat de Moscou. Il a fallu que le pape intervienne pour lever les ambiguïtés du texte et rassurer les chrétiens orientaux.

 

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Le Vatican s’est bien gardé également de prendre une position officielle sur la Crimée ou le Donbass. Mais ne pas s’aligner sur la position imposée par l’OTAN est déjà une prise de position. En mai 2016, le cardinal Parolin a effectué une longue visite officielle en Ukraine. Il a parlé de la nécessité de la paix et de l’entente et il a visité plusieurs camps de réfugiés. Le Vatican a pour but premier de régler la crise humanitaire, pas de prendre position sur les délimitations des frontières.

Au-delà de leur proximité intellectuelle, Russie et Saint-Siège ont tous deux intérêts à s’entendre. Ils partagent bon nombre de points en commun et une commune vision du monde, celle d’une mondialisation multipolaire où chaque culture doit être respectée et où la force ne doit pas primer sur le droit, au prétexte de la défense de la démocratie. Une alliance du Tibre et de la Moskova qui est une nouveauté et une originalité au regard de l’histoire.

 

  1. On appelle Église uniate une Église qui réintègre la communauté catholique en conservant ses rites propres. Il existe 23 Églises uniates, principalement en Orient. Les orthodoxes considèrent qu’il s’agit d’une forme originale d’« impérialisme » romain.

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À propos de l’auteur
Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé

Docteur en histoire économique (Sorbonne-Université), professeur de géopolitique et d'économie politique à l'Institut Albert le Grand. Rédacteur en chef de Conflits.
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