Soudan : la Turquie et les Émirats à couteaux tirés

17 mai 2025

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Soudan : la Turquie et les Émirats à couteaux tirés

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Le conflit soudanais, ravivé avec une intensité dramatique depuis avril 2023, ne se limite plus à une guerre civile opposant les Forces armées soudanaises (SAF), dirigées par le général Abdel Fattah al-Burhan, aux Forces de soutien rapide (FSR) de Mohamed Hamdan Dagalo, dit « Hemedti ». Il est devenu le théâtre d’un affrontement indirect entre puissances régionales rivales : la Turquie et les Émirats arabes unis (EAU), aux visions opposées de l’ordre régional.

De son côté, la Turquie, était initialement soucieuse de rester neutre (Le président Erdogan avait pourtant proposé en 2023 à Abdel Fattah al-Burhan une médiation avec Abou Dhabi). Cependant, dès les premières semaines du conflit, Ankara a réaffirmé son soutien à l’armée régulière soudanaise. Cet appui s’est traduit par une assistance diplomatique et militaire, notamment la fourniture de drones Bayraktar TB2. Ces appareils, produits en Turquie, ont joué un rôle central dans la reconquête de plusieurs régions du pays, dont Khartoum et el-Obeid.

L’implication de la Turquie

L’emploi des drones turcs Bayraktar TB2 par l’armée soudanaise ne saurait être réduit à une simple livraison d’armement. Il révèle en réalité une implication turque plus profonde, à la fois technique, opérationnelle et stratégique.

Officiellement, ces drones sont sous le contrôle des SAF. Mais la complexité de ces systèmes imposerait un accompagnement étroit. Ainsi, des opérateurs soudanais ont été formés en Turquie, et des techniciens turcs sont présents sur le terrain, notamment à Port-Soudan, pour assurer la maintenance, le calibrage et parfois même l’assistance au ciblage. Cette présence, discrète mais avérée (Ankara suspecte les EAU d’être à l’origine d’une fuite de données relayée par le Washington Post en mars, exposant les détails confidentiels d’un contrat de vente de drones turcs au Soudan), constitue un facteur de tension supplémentaire dans le conflit, d’autant plus que certains de ces personnels turcs ont été blessés lors de frappes attribuées aux Émirats arabes unis.

Plus qu’un simple transfert d’équipement, l’usage des TB2 au Soudan manifeste une logique d’alignement stratégique, où la technologie devient le vecteur d’une projection d’influence régionale, et où l’autonomie militaire du partenaire local reste, dans les faits, conditionnée au soutien du fournisseur.

Présence des Emirats

En face, les Émirats arabes unis sont accusés par les SAF de soutenir activement les FSR. Ce soutien prendrait la forme de livraisons d’armes, de drones, de renseignements et d’un appui logistique depuis des bases régionales, notamment en Ouganda, au Puntland (Somalie), et via des corridors terrestres depuis le Tchad et la République centrafricaine. Ces accusations, démenties par Abou Dhabi, ont été en partie confirmées par des rapports d’Amnesty International et du Humanitarian Research Lab de l’université Yale, qui ont révélé l’arrivée à Nyala de drones chinois FH-95 et d’armements tels que des bombes guidées et des obusiers, fournis par les Émirats en violation de l’embargo onusien.

Le 3 mai 2025, un drone armé, probablement de fabrication turque, a ciblé un avion-cargo militaire sur le tarmac de l’aéroport de Nyala, dans le Darfour-Sud. L’appareil, soupçonné de transporter des drones suicides, des munitions et des radars, a été détruit. Cette opération qui aurait été menée par des opérateurs turcs aux côtés de l’armée soudanaise, a été célébrée à Khartoum, tenu par l’armée soudanaise. Mais elle a également marqué une escalade dans la rivalité entre la Turquie et les EAU.

Des sources locales ont affirmé au media Middle East Eye que la frappe avait tué ou blessé plusieurs membres des FSR et des ressortissants étrangers, dont des Émiratis évacués vers l’hôpital turc de la ville. Un rapport local évoque la mort d’au moins 70 combattants des FSR et de 18 étrangers (européens, africains et arabes) dont deux pilotes, kényan et sud-soudanais. Rappelons que quelles semaines auparavant, en avril 2025, suite aux accusations répétées contre les Émirats arabes unis de soutenir les Forces de soutien rapide par des livraisons d’armes via des bases en Afrique et des réseaux logistiques indirects, le Soudan a déclaré persona non grata 15 diplomates émiratis.

En réponse à l’attaque de Nyala, les EAU ont évacué discrètement leurs personnels du Darfour et ont nié toute présence militaire directe. Pourtant, à Port-Soudan, la riposte ne s’est pas fait attendre. Dès le lendemain, une série de frappes de drones ont visé Port-Soudan, nouveau siège du gouvernement. En l’espace de dix jours, l’aéroport international, une base aérienne, le terminal sud du port (par où transite l’aide humanitaire) et un hôtel hébergeant des diplomates saoudiens et égyptiens ont été touchés. Les frappes ont provoqué de vastes incendies, une coupure électrique majeure, et la paralysie de la ville. Ces frappes auraient été planifiées et exécutées directement par les Émirats arabes unis, et non par les FSR. Plusieurs membres du personnel technique turc, chargé du soutien aux opérations de drones de l’armée soudanaise, auraient été blessés. Ankara a dépêché une ambulance aérienne pour les rapatrier.

Tensions diplomatiques

Bien que les FSR n’aient pas revendiqué les frappes, le gouvernement soudanais a immédiatement (le 6 mai) rompu ses relations diplomatiques avec Abou Dhabi, accusant les Émirats de « complicité de génocide » au Darfour et le qualifiant d’« État agresseur ». Une plainte déposée à la Cour internationale de justice a été rejetée pour incompétence. En conséquence, le Soudan a rappelé son ambassadeur aux Émirats et fermé ses représentations diplomatiques dans le pays du Golfe

Le 5 mai, au moment même où les drones frappaient Port-Soudan, le ministre turc des Affaires étrangères, Hakan Fidan, rencontrait Mohammed ben Zayed à Abou Dhabi pour tenter d’apaiser les tensions.

Le conflit soudanais reflète une confrontation stratégique plus large entre deux modèles d’influence régionale : celui d’une Turquie en train d’étendre son influence dans la région, et d’Émirats cherchant à mettre en échec Ankara en s’appuyant sur des forces non étatiques, paramilitaires ou autonomes.

L’épisode de Nyala, les représailles contre Port-Soudan, les expulsions diplomatiques, l’usage intensif de drones et la guerre de l’information en ligne composent le tableau inquiétant d’un conflit local devenu le champ de bataille de puissances régionales, qui, après s’être affrontées en Libye, s’opposent désormais à ciel ouvert au Soudan. C’est dans ce contexte qu’il faut évoquer le rôle de l’Égypte, voisin du nord et ancienne puissance coloniale dans le pays. Bien que Le Caire et Ankara soutiennent aujourd’hui le même camp, les SAF, contre les FSR, leur alignement procède davantage d’un calcul tactique que d’une convergence stratégique. Si les deux puissances partagent un adversaire commun, à savoir les FSR appuyées par les Émirats arabes unis, leurs objectifs profonds, leurs modes d’intervention et leur vision du futur ordre régional sont loin de coïncider. Sans oublier qu’en Libye les alliances sont renversées :   la Turquie soutient le Gouvernement d’union nationale (GNA) basé à Tripoli, reconnu par l’ONU, tandis que l’Égypte et les Émirats arabes unis, appuient le maréchal Khalifa Haftar, chef de l’Armée nationale libyenne (ANL), basé à Benghazi.

La question du Nil

Ainsi, l’Égypte cherche d’abord à contenir le chaos à sa frontière méridionale, à préserver ses intérêts l’eau du Nil et à éviter toute fragmentation du Soudan qui favoriserait l’émergence d’acteurs non étatiques incontrôlables. La Turquie, en revanche, poursuit sa projection de puissance dans la Corne de l’Afrique et la mer Rouge, s’appuyant ses capacités technologiques et économiques pour renforcer son influence militaire et diplomatique. Si Le Caire et Ankara se retrouvent momentanément du même côté de la ligne de front, cette unité masque une rivalité structurelle. Le Soudan devient le théâtre d’une cohabitation fragile, marquée par une méfiance réciproque et une compétition latente pour le leadership régional.

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