<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Thucydide, penseur de l’impérialisme et de la puissance

2 février 2020

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Photo : Le parthénon à Athènes : un temple dédié à Athéna, déesse de la stratégie militaire, (c) Pixabay.
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Thucydide, penseur de l’impérialisme et de la puissance

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Justice, intérêt, droit du plus fort… L’impérialisme fait de la nécessité une loi. La question ne se pose pas seulement pour les empires d’aujourd’hui, elle s’est posée aussi aux empires d’hier. Le dialogue des Athéniens et des Méliens a posé des principes qui organisent encore nos relations internationales. 

 

Les Spartiates, oligarques, et les Athéniens, démocrates, se sont affrontés pendant la guerre du Péloponnèse, de 431 à 404. Le conflit avec l’île de Mélos a lieu en 416-415. Au livre cinquième de La Guerre du Péloponnèse de Thucydide, le dialogue des Athéniens et des Méliens a pour objet l’impérialisme et l’affrontement entre le fort et le faible – le premier l’emportant nécessairement sur le second –, et conduit à penser les rapports entre justice et nécessités de nature.

Mélos, restée neutre malgré ses sympathies oligarchiques, refuse d’être intégrée à la confédération de Délos. Or, pour les Athéniens, maîtres de la mer, l’île appartient naturellement à leur sphère d’influence. Il faut l’amener à composition. En conséquence, une flotte de 30 navires, sous le commandement de Cléomédès et de Tisias, est envoyée contre les Méliens. Les députés athéniens s’adressent aux premiers citoyens de l’île. Ils annoncent qu’ils n’auront pas recours à des arguments de justice et souhaitent que les Méliens en fassent de même. Ils leur demandent d’examiner les « circonstances présentes » et de ne pas considérer les « incertitudes de l’avenir ». Leur croyance en la justice, leur confiance dans la divinité et leur espérance en un secours des Lacédémoniens sont une naïveté et une faute. Puisqu’il ne s’agit pas d’un dialogue entre égaux – il est insensé de parler de justice quand il n’y a pas équilibre de puissance –, les Méliens n’ont le choix qu’entre la guerre, s’ils refusent de céder, et la servitude, s’ils se laissent convaincre.

Leur intérêt est de se soumettre : ils sont les plus faibles.

Dans l’exercice de leur kratos, les Athéniens agissent selon une nécessité de nature qui pousse à dominer chaque fois qu’on est le plus fort. Il faut se placer dans une praxis, une réalité qui découle de la situation du moment et du rapport des forces : l’idée de justice n’est pas quelque chose d’absolu. Chez Thucydide – disciple du sophiste Antiphon, le redoutable, l’oligarque, le « penseur profond » qui pratique l’éloquence d’action comme Thrasymaque ou Protagoras dans ses Discours terrassants –, seules les notions d’intérêt et de crainte peuvent peser sur une décision finale. Aucune idée de justice n’a détourné une cité de chercher à s’agrandir.

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Les principes de l’impérialisme

Ces principes sous-tendent La Guerre du Péloponnèse et sont menés, lors de l’affaire de Mélos, à leur point idéal, à la manière d’une thèse métapolitique. Ce dialogue, le seul de tout le récit, est œuvre de Thucydide par excellence, comme un dialogue de Platon est œuvre platonicienne, le particulier conduisant à l’universel. La violence prend alors une forme intelligible, à savoir la question de l’impérialisme.

Les Athéniens définissent, avec lucidité, sans cruauté aucune, mais peut-être avec une étrange volupté, les raisons objectives de leur domination qu’ils doivent nécessairement étendre.

Les Méliens, quant à eux, mettent en lumière la réalité de l’esclavage que signifie pour les « alliés » le kratos du dèmos athénien. Regrettant de ne plus pouvoir parler le langage de la justice, mais celui de l’utilité, ils disent cependant l’intérêt du fort à ne pas négliger l’avis du faible. Ils proposent même leur amitié. En vain. Elle semblerait aux yeux des peuples de l’empire une preuve de faiblesse, leur haine, au contraire, en est une de puissance.

Les Athéniens sont donc à Mélos pour le bien de leur archè. Guidés par leur esprit politique, ils se placent, avec réalisme, dans le devenir. La nécessité l’emportera toujours sur l’idée de justice. En présence de la force, la persuasion est vaine. Simone Weil, dans La Source grecque, évoque, à propos de l’Iliade, l’idée d’une soumission de l’âme humaine à la force, c’est-à-dire à la matière. Jacqueline de Romilly, dans Thucydide et l’impérialisme athénien, parle, avec inquiétude, de la force exaltante, de la dynamique de la force. En revanche, Abel Jeannière, dans ses Présocratiques, rappelle que « le fond même du réel est une force d’opposition. Au fond de la pensée grecque, il y a une préparation à Héraclite. L’opposition est radicale, elle est le fond de l’être ; elle n’est pas purement phénoménale, une apparence ». À la suite de Nietzsche, pour Jeannière, « le déploiement de la force éclot en grandeur d’âme ».

Chez Thucydide, comme chez Homère, où la mort aristocratique est liée à la renommée, au kléos, il n’est pas question d’une simple manifestation primaire de la violence. Le rapport à la force est souveraine dialectique.

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Le pouvoir ne se partage pas

Pour garder le pouvoir, il faut le développer, c’est une des leçons de Thucydide. Il s’impose aussi comme étant indivisible et ne se partageant pas. Il est « l’attribut d’êtres qui payent, qui le payent de leur personne : pas de pouvoir sans que sur son détenteur la corne d’un taureau ne projette son ombre. Son sacre n’est que l’annonce ou l’amorce de son sacrifice » (D. Hollier, Collège de sociologie 1937-1939). La souveraineté est l’état d’une « victime en sursis permanent d’exécution », « coextensive à son être-pour-la-mort » (G. Dumézil, Flamen-Brahman). La tolma, l’audace des Athéniens vantée par Périclès dans son Oraison funèbre, fait apparaître la notion d’un pouvoir défini, à la fois comme pouvoir de tuer et pouvoir d’être tué. Il est ainsi chose redoutable pour celui qui le subit, comme pour son détenteur. Celui qui, provisoirement, en dispose, est, dans l’univers de la praxis et de l’action, soumis à la même nécessité que le faible.

La prise de Mélos n’est pas seulement un « défi adressé à Sparte ». Elle est épreuve de force et touche à l’abstraction la plus haute. Les Athéniens sont devenus incapables de modérer leur désir à l’empire, selon une nécessité de nature qu’ils acceptent – là est la véritable et seule liberté. Ils savent que les empires sont mortels. Selon le tempérament de la cité à la chouette, ces Athéniens, « au regard clair », courent le risque, avec passion et audace, au nom de leur renommée. Les plus forts font, non ce qu’ils veulent, mais ce qui est de l’ordre du possible, du réalisable : « Les Athéniens : “Il faut accomplir le possible avec réalisme, car dans le monde des hommes, chacun de nous le sait, le droit tranche si les forces s’équilibrent. Dans le cas contraire, le fort décide et le faible se soumet.” » (Thucydide, V, 89, trad. A. Sokolowski)

Leur décision, à Mélos, a pour dessein, logiquement, de les maintenir dans l’éphémère de l’histoire. Leur action est donc, politiquement, juste.

Achille, le guerrier grec fier de sa culture et protégeant sa cité.

« Les Athéniens : “Nous non plus ne craignons pas d’être abandonnés par les dieux. Rien, dans nos décisions comme dans les actions qui en découlent, ne nous a éloignés de la piété due à la divinité, ni des principes qui régissent les relations des hommes entre eux. Nous soutenons que partout où ils sont les plus forts, les dieux comme les hommes – pour les uns, c’est une supposition, pour les seconds une certitude – exerceront toujours, soumis aux nécessités de nature, leur domination. Cette loi, nous ne l’avons pas instaurée et, maintenant qu’elle est établie, nous ne sommes pas les premiers à l’appliquer : elle est, nous l’avons saisie, et après nous, elle sera toujours. Nous la mettons à exécution, conscients que vous-même, ou tout autre peuple, parvenus au même degré de puissance, n’agiriez pas autrement. Ayant ainsi maintenu la faveur des dieux, il est donc naturel pour nous de ne craindre aucune défaite. Vous avez placé votre confiance dans les Lacédémoniens, pensant qu’il y va de leur honneur de vous porter secours : nous sommes émerveillés par votre candeur, nous plaignions votre aveuglement. Car, si les Lacédémoniens pratiquent ordinairement la vertu à leur endroit et dans leurs affaires intérieures, à l’endroit des autres, il y aurait beaucoup à dire sur leur conduite. Qu’il nous soit juste permis de signaler le plus manifeste dans ce que nous savons d’eux : la confusion qu’ils font entre le beau et l’agréable, le juste et l’utile. Et cette façon de voir les choses ne s’accordent assurément pas à votre folle espérance de salut.” » (Thucydide, V, 105, trad. A. Sokolowski)

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Bien loin d’une morale telle qu’elle est comprise par nos contemporains, la justice, respect d’une norme établie par les hommes, animaux politiques, n’est possible qu’entre égaux dans l’ordre de la force : elle se définit par des conventions et des engagements réciproques. Elle est alors affaire de respect d’une règle ou d’un traité. Elle ne se fonde pas sur une « loi de nature » ou sur une quelconque volonté divine punissant l’hybris des mortels. La seule loi ou plutôt nécessité de nature est celle qui impose la suprématie du plus fort. Ce ne sont pas les Athéniens qui ont posé ce principe ou qui ont été les premiers à appliquer ce qu’il signifie : il existait avant eux et existera après eux.

Ainsi Nietzsche, dans Humain, trop humain, 92 : « La justice prend sa source parmi des hommes à peu près également puissants, comme Thucydide l’a bien compris dans l’effrayant dialogue entre les députés athéniens et méliens. » Dans les Fragments posthumes, 14, [147] : « Peut-on croire que ces cités grecques, petites et libres, qui se seraient volontiers entre-dévorées à force d’exaspération et de jalousie, furent guidées par des principes d’humanité et de justice ? Devrait-on peut-être reprocher à Thucydide le discours qu’il met dans la bouche des envoyés athéniens exposant aux Méliens le choix entre destruction ou soumission ? »

Les physéôs anankaia, les nécessités de nature, s’opposent ainsi au nomos, la loi dont les hommes sont convenus. Elles sont comprises comme liées à l’effort de l’être qui veut préserver sa vie, fût-ce au détriment d’autres êtres, qu’il y ait ou non convention ou traité avec ces derniers. Elles conduisent alors au déchaînement et à la fureur politique, à la guerre…

L’œuvre de Thucydide est présente, « trésor pour toujours ».

 

À propos de l’auteur
Olivier Battistini

Olivier Battistini

Olivier Battistini est né à Sartène, en Corse. Il est Maître de conférences émérite en histoire grecque à l’Université de Corse, directeur du LABIANA, chercheur associé à l’ISTA, Université de Franche-Comté et membre du comité scientifique de Conflits. Auteur de nombreux ouvrages sur la Grèce ancienne, ses domaines de recherches sont la guerre et la philosophie politique, Thucydide, Platon et Alexandre le Grand.
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