<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Transport aérien stratégique : le maillon faible des armées européennes

13 avril 2023

Temps de lecture : 5 minutes
Photo : Le Lockheed C-141 Starlifter, avion de transport militaire américain en service de 1965 à 2006. Crédit : Wikicommons
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Transport aérien stratégique : le maillon faible des armées européennes

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La meilleure voie pour le transport lourd est la mer, sur laquelle les navires ont la capacité à transporter du matériel en grande quantité. Cependant, le problème pour les armées européennes, et surtout celle de la France, réside dans le fait que les principaux conflits dans lesquels elles ont été engagées durant les vingt dernières années se sont déroulés loin de la mer, à savoir au Sahel et en Afghanistan. La logistique y repose donc en grande partie sur la voie aérienne, ce qui n’est pas sans poser un problème lorsqu’on ne possède pas en propre d’avions de transport stratégique.

Dans le cadre d’une guerre de haute intensité, ce matériel est utilisé pour assurer des ponts aériens. Or, la capacité à transporter rapidement des troupes, du matériel ou du ravitaillement en grand nombre est un facteur indispensable pour gagner une bataille, ou encore permettre un repli ou l’évacuation de civils avec un minimum de pertes.

Un marqueur de puissance indispensable

Actuellement, le plus gros avion militaire de transport en Europe est l’A400M, dont la charge utile est de 37 t, ce qui est très en deçà du standard d’un avion de transport stratégique. Même si la mutualisation de moyens via le Commandement européen du transport aérien permet d’utiliser au mieux la flotte existante, cette lacune n’a rien de négligeable, car de tels aéronefs font partie des unités qui distinguent les grandes puissances militaires, au même titre que les porte-avions dans la marine.

Les États-Unis sont bien outillés avec le Lockheed C-5 Galaxy et ses 120 t de charge utile. Depuis les années 1990, il est quelque peu éclipsé par le Boeing C-17, limité à 77,5 t, mais d’un coût d’exploitation nettement plus raisonnable. Ainsi, sur la flotte initiale de C-5, qui s’élevait à environ 130 unités dans les années 1980, il n’en reste plus qu’une cinquantaine. Cette décrue est bien sûr compensée par la montée en puissance du C-17, dont on compte environ 230 unités en service dans l’US Air Force.

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Les Chinois ont réussi à mettre en service en 2016 le Y-20, dont la charge utile est de 66 t. Même s’ils sont très loin de l’objectif de production initial d’un millier d’unités, la trentaine d’appareils dont ils disposent constituent une pierre de plus à l’édifice d’une armée de premier rang qu’ils bâtissent patiemment.

Les Russes, quant à eux, possèdent encore une flotte d’une douzaine d’Antonov An-124 en activité, auxquels s’ajoute l’équivalent en réserve. Cet avion fait figure de couteau suisse du transport stratégique : sa charge utile, de 150 t, est la plus élevée du segment, il est conçu pour être chargé et déchargé rapidement, il peut utiliser des pistes très courtes au regard de son gabarit…

Les Européens en situation de dépendance

Cet avantage est tel que les Européens utilisent cet avion par la voie d’un contrat d’affrètement auprès de sociétés privées. Ce contrat, appelé SALIS, a été signé en 2008 dans sa première version, avec 12 pays membres de l’OTAN ou de l’UE qui y prenaient part. Aujourd’hui, le nombre de bénéficiaires est de neuf, les États concernés étant les suivants : la France, l’Allemagne, la Belgique, la Norvège, la Pologne, la Hongrie, la République tchèque, la Slovaquie et la Slovénie.

La France a été une grande utilisatrice du contrat : à ses débuts, elle consommait mille deux cents heures par an, lesquelles lui revenaient à 30 millions d’euros. En 2011, elle a décidé de s’en retirer, optant pour le recours à une société française, ICS. Mais fin 2017, l’armée a stoppé net les liens qu’elle entretenait avec celle-ci, sur fond de soupçons de favoritisme qui ont entraîné l’ouverture d’une enquête judiciaire. Finalement, la France s’est à nouveau tournée vers le contrat SALIS début 2018. Du reste, il n’était pas rare qu’ICS ait recours aux mêmes affrètements d’An-124.

Ces contrats interrogeaient par ailleurs dans la mesure où une partie des avions était la propriété d’entreprises russes. À partir de 2014, cette dépendance suscita un nombre croissant de critiques, d’autant que ces affrètements constituaient une entorse au principe des sanctions qui frappaient Moscou. Depuis 2019, le problème est réglé avec la fin du recours aux appareils russes, mais l’insuffisance du nombre d’avions côté ukrainien a obligé à revoir les capacités offertes à la baisse. 

La guerre en Ukraine complique encore la donne

L’attaque de l’aéroport de Gostomel a entraîné, outre la destruction du légendaire An-225, celle d’au moins un An-124. Mais d’une façon générale, la montée de l’antagonisme entre la Russie et l’Ukraine sur la dernière décennie a été source de difficultés pour le maintien en condition opérationnelle de ces appareils. Ainsi, le projet de relancer la production de l’An-124, qui avait atteint 52 exemplaires à l’époque soviétique, est désormais aux oubliettes. Par ailleurs, il a fallu réorganiser la maintenance dans chaque camp, puisque cet avion reposait sur un système industriel hérité de l’époque soviétique, avec des productions effectuées de part et d’autre de la frontière russo-ukrainienne.

À l’heure actuelle, les Européens comme les Russes ne peuvent compter que sur une flotte limitée d’appareils, d’autant que plusieurs unités ont été détruites dans des crashs, ou rendues indisponibles faute d’entretien. Du reste, Moscou cherche à développer un successeur à l’An-124, avec le projet de l’Iliouchine 106 PAK VTA, mais son avancement est très lent, d’autant que les réacteurs qui doivent le propulser ne sont pas encore au point.

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Cet état de fait place plus que jamais les Américains en position de force vis-à-vis des Européens. Cela vaut pour les capacités militaires, puisque ces derniers doivent se tourner plus souvent vers le contrat SAC, qui est analogue au contrat SALIS, mais consiste en l’affrètement de Boeing C-17, qui sont naturellement sous contrôle américain. Cela vaut aussi pour les industries de pointe : en septembre dernier, Thalès a été obligé d’avoir recours à un Lockheed C-5 afin d’acheminer son dernier satellite vers son site de lancement.

Une absence de solution sur étagère

Le problème pour l’Europe est qu’elle n’a aucune alternative en propre sur ce segment. Airbus avait bien cherché à décliner son A380 en version fret, avec une charge utile équivalente à celle de l’An-124. Néanmoins, il aurait eu de nombreux handicaps pour le transport stratégique. Tout d’abord, il ne s’agit pas d’un avion rustique, et il ne peut utiliser que des aéroports qui sont adaptés à son grand gabarit. Mais surtout, il s’agit d’un avion conçu pour le transport de passagers, et sa carlingue ne permet qu’un chargement par le côté, option peu commode à l’usage. D’ailleurs, aucune compagnie n’a voulu de cet appareil, qui n’a donc jamais été commercialisé.

Quant à l’Airbus A300-600ST, plus connu sous le nom de Beluga en raison de sa forme caractéristique, il a été conçu d’origine pour transporter du fret, et il est disponible à l’affrètement via une filiale d’Airbus. Ainsi, il ne connaît pas les handicaps de l’A380F, hormis le fait qu’il ne s’agit pas d’un avion rustique. Mais dans tous les cas, sa charge utile, de 47 t seulement, limite fortement son intérêt pour cet usage, même s’il peut rendre service pour le matériel hors gabarit, car il est conçu pour transporter des pièces de fuselage d’avion, volumineuses, mais relativement légères.

La volonté exprimée par la Commission européenne de concevoir un avion européen de transport stratégique lourd nécessitera donc de repartir d’une page blanche. Par ailleurs, au regard des atermoiements dont le projet SCAF fait l’objet, le chemin à parcourir reste long avant que cette lacune capacitaire ne soit comblée.

À propos de l’auteur
Jean-Yves Bouffet

Jean-Yves Bouffet

Officier de la marine marchande.
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