Trois ans après l’invasion de l’Ukraine, une résolution du conflit paraît toujours improbable. Les diplomates s’activent néanmoins pour tenter de trouver des solutions à cette guerre. Analyse par Henri Malosse.
Éliminer les causes externes
Si la question ukrainienne ne s’était pas « internationalisée, peut-être qu’elle n’aurait pas débouché sur un conflit aussi sanglant, long et qui fait planer le risque d’une conflagration mondiale ? Peut-être en serait-elle restée au niveau des crises de Transnistrie en Moldavie ou de Géorgie ?
Le « rideau de fer » qui subsiste dans les têtes
Le monde occidental accueillit avec satisfaction la chute de l’URSS. Mais, pour un certain nombre de responsables et idéologues américains, notamment chez les « néoconservateurs » la Russie restait l’ennemi. Ils s’accommodaient bien de la période Eltsine et ont vu apparaître avec gourmandise les revendications séparatistes dans le Caucase (Tchétchénie…). A contrario, la restauration de l’autorité entreprise par Poutine a suscité leur défiance. L’Ukraine, avec ses contradictions et la montée d’un nationalisme antirusse, offrait une belle opportunité.
Cette attitude se cristallisa lors de la signature du partenariat que l’Union européenne proposa en 2012/2013 à l’Ukraine, dirigé alors par le conservateur Ianoukovitch. La Russie, sans être hostile à un rapprochement entre l’Ukraine et l’UE, demanda d’être associée à ces négociations de manière à ne pas en subir des conséquences défavorables, puisqu’à cette époque, elle en était le principal partenaire commercial. Le refus de la Commission de Bruxelles, instrumentalisée en sous-main par les néo-conservateurs américains, mit le feu aux poudres. La Russie fit une surenchère pour pousser le Président ukrainien dans ses retranchements à refuser l’accord, ce qui provoqua l’occupation de la place « Maïdan ». Depuis ce moment, les puissances occidentales ne cherchèrent jamais avec ardeur à trouver une solution durable au conflit. Pendant les événements, alors que la possibilité d’une transition pacifique existait à Kiev, soutenue par la France et l’Allemagne, on la fit avorter.
Par la suite, les Américains ne s’impliquèrent pas du tout dans les accords dits de Minsk I et Minsk II (2014-2015), laissant Paris et Berlin, seuls face à Kiev et Moscou pour imposer un cessez-le-feu qui fut sans arrêt violé. Pourtant, ces accords constituaient une base raisonnable pour sortir du conflit. Le raidissement antirusse de l’Ukraine fut plutôt encouragé, notamment par l’administration Biden, au point que le projet d’accord entre la Russie et l’Ukraine, négocié au printemps 2022 à Istanbul après l’invasion, ne soit torpillé par une intervention britannique et américaine.
Pourtant l’Europe n’a rien à gagner à ce conflit. Sans les ressources en énergie russes, l’Europe voit son économie devenir la lanterne rouge du monde en termes de croissance. L’Europe qui misait sur la protection américaine n’a pas fait l’effort d’armement et de défense qui lui permettrait de se substituer aux USA à court ou moyen termes. Les fractures se creusent entre les va-t’en guerre, et les autres, Budapest, Rome, Madrid, Bratislava, Athènes, sans compter ceux qui se taisent, mais ne pensent pas moins. La volte-face de Donald Trump, qui dialogue désormais régulièrement avec Poutine, place à l’évidence les « jusqu’au-boutistes européens » dans une impasse.
Les craintes de Moscou et le jeu de Poutine
La Russie a depuis toujours la crainte d’un isolement. Territoire immense, réceptacle de toutes les richesses en terres rares, énergies fossiles et minerais, elle est une proie facile, attirante pour les appétits privés occidentaux autant que pour la masse chinoise. L’Alliance des BRICS permet au Kremlin de rompre l’isolement et d’atténuer considérablement l’impact des sanctions occidentales. L’entente avec l’inde lui permet d’écouler vers l’Europe de l’Ouest son gaz et son pétrole, et tant pis si ces derniers en payent ainsi le prix fort.
La menace d’isolement a amené Moscou à renforcer sa coopération avec Pékin, alors qu’il est évident que la chine représente une menace existentielle et que la population russe dans sa majorité demeure malgré tout attirée par le modèle occidental.
Dans les discours des dirigeants russes, transparaît toujours la frustration d’avoir été « rejetés par les Occidentaux », ce qui est en partie exact. On oublie que jusqu’à la décennie 2010, la Douma a adopté de nombreuses lois économiques s’inspirant ouvertement des règles de l’UE et qu’a fonctionné jusqu’en 2012 à l’Académie diplomatique de Moscou (MGIMO) une filiale russe du Collège de l’Europe censée former les élites à l’intégration européenne.
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Plutôt qu’une confrontation avec l’occident, le Kremlin cherche à la normalisation de ses relations si elle ne met pas en danger son mode de gouvernance. Il faut souligner à ce propos que le conflit ukrainien a donné l’occasion au régime de Poutine de se durcir considérablement et accroissant fortement la répression des voix dissidentes. À cet égard, l’ambition occidentale d’affaiblir le Kremlin en soutenant Kiev s’est révélée être un leurre.
L’idée que le Kremlin ambitionne, après l’Ukraine, de vouloir reconstituer l’empire russe ou l’URSS et à attaquer ses voisins baltes, polonais, moldaves … n’est pas crédible quand on sait que Poutine pensait régler le conflit ukrainien en 3 jours.
L’empressement avec lequel Moscou a accueilli le réchauffement de se relations avec Washington montre bien que le pouvoir actuel cherche à obtenir des garanties de sécurité, à sortir du piège ukrainien, et à retrouver son « rond de serviette » à la Table des grands avec les Occidentaux.
À plus long terme, il faudra aussi traiter les causes internes du conflit
Une majorité de Russes remettent en cause l’existence de l’Ukraine
Pour une grande majorité de Russes, l’Ukraine n’est pas un état voisin, mais une partie de leur propre pays, surtout les territoires qui ont toujours été des composantes de leur « monde russe ». Et ils peuvent trouver beaucoup d’arguments de l’Histoire pour justifier cette posture, surtout si on leur en fait une lecture orientée. Vladimir Poutine, au fil de ses mandats, a redéfini un nouveau rêve national de grandeur, une forme de synthèse entre la Russie impériale et l’URSS, qui peut difficilement être compatible avec une Ukraine hostile et dotée d’un gouvernement libéral proposant un modèle opposé au sien. Alors que, jusqu’en 2013, l’annexion des 4 oblasts du Donbass et du sud (Lougansk, Donetsk, Kherson, Zaporizhe) et de la Crimée n’était pas dans son agenda, il a profité des événements de 2014 et de 2022 pour reprendre à son compte le concept d’une « Nouvelle Russie », qui était auparavant le rêve des ultranationalistes. Plus vaste pays du monde, sous-peuplé, la Russie n’est pas en manque de territoires, en effet. Mais la popularité du Président dépend maintenant de sa capacité à justifier un conflit coûteux en vies humaines, par des gains territoriaux, même s’ils ont surtout valeur de symboles.
Le nationalisme ukrainien construit une identité nationale et cherche sa revanche
Originaire essentiellement de l’Ouest ukrainien pendant les premières années de la transition à partir de 1991, le nationalisme ukrainien s’est nourri de la confrontation avec le voisin russe. Peu à peu, et d’une manière de plus en plus agressive, le récit national s’est construit sur l’histoire, depuis le « Rus » de Kiev, antérieur à Moscou, jusqu’à la résistance des Ukrainiens face à l’oppression soviétique. Pour servir ce « récit national », il était donc indispensable, à leurs yeux, de rejeter tout lien avec le grand voisin, allant jusqu’à déboulonner des statues et retirer des programmes scolaires l’étude des grands écrivains russes.
Il y a dans cette attitude un désir de revanche sur l’arrogance russe, mais aussi une forme de jalousie face au prestige que le monde « russe » peut encore exercer, notamment à l’étranger. Si l’invasion de 2022 a certainement accru ce désir de vengeance, il n’en demeure pas moins qu’un nombre important d’Ukrainiens6 n’adhère pas à ce discours, sans oser exprimer leur désaccord.
Sortir du conflit en 3 étapes
Réduire les facteurs exogènes est la priorité
Beaucoup dans le monde ont identifié la guerre en Ukraine comme une guerre par procuration entre les deux superpuissances nucléaires. À l’exception de deux périodes de guerre froide, les relations entre les deux pays ont été constructives et coopératives. D’ailleurs, la Russie a été le premier pays au monde à soutenir l’indépendance des États-Unis. La grande nouveauté de ce début d’année 2025 est le changement d‘attitude de l’administration américaine avec l’entrée en fonction de Donald Trump. Ce dernier a ré-établi un dialogue, basé sur une certaine confiance. Ces échanges vont bien au-delà la question ukrainienne et touchent beaucoup de sujets géopolitiques (Moyen-Orient, Asie) mais aussi la coopération économique : terres rares, énergie, Arctique, conquête spatiale …
Il est donc essentiel d’utiliser la fenêtre d’opportunités du mandat de Trump pour aller au-delà d’une simple déclaration d’intentions en préparant un accord de stabilité politique offrant à la Russie une garantie à long terme. La question est de savoir si cet accord doit être signé par l’OTAN lui-même ou relever d’un nouvel accord politique USA-Europe-Russie, une sorte de nouvelle Conférence de Helsinki avec une OSCE[1] renouvelée ou distincte. Dans ce nouvel accord, la place de l’Ukraine, comme pont et non tampon, pourrait être un atout essentiel pour sa reconstruction.
La place de l’Europe dans cette nouvelle configuration est essentielle. Divisée entre « pro-paix » et « pro-guerre », prise à revers par l’administration Trump qui négocie directement avec le Kremlin, l’union européenne semble « toute nue », d’autant qu’elle est la grande perdante du conflit, coupée de sa source d’approvisionnement en énergie bon marché qu’était la Russie. Il
importe de lui donner une nouvelle impulsion. Elle pourrait être inspirée par l’idée d’un Plan Schuman 2.0, comme suggéré par la Fondation Clementy[2] qui l’a élaboré au cours des deux dernières années, en organisant avec l’aide de l’Académie des Sciences du Vatican entre des personnalités d’Europe, des États-Unis, de Russie. Le plan propose de créer des marchés communs pour les matières premières et les ressources stratégiques. L’Europe se trouverait ainsi au centre d’une alliance économique de l’hémisphère nord (USA, Europe, Russie), retrouvant également une capacité à être elle-même une force de coopération économique et commerciale avec les pays des BRICS, d’Afrique, de la Méditerranée, avec lesquels les relations se sont distendues depuis que Bruxelles s’est aligné sur les USA.
Si la France soutenait ce plan et assumait son universalité historique, dans le sens où Charles de Gaulle et les Présidents qui lui ont succédé jusqu’à Jacques Chirac l’entendait, elle pourrait retrouver un ascendant sur ses partenaires européens, en étant le porte-étendard d’une Europe forte, souveraine et porteuse de paix.
Obtenir un cessez-le-feu sur le terrain est la seconde priorité pour inverser le cycle de la montée des périls au profit d’une désescalade vertueuse
Grâce à l’entremise américaine, le dialogue direct renoué ce printemps 2025 à Istanbul entre Russes et Ukrainiens ne doit pas être sous-estimé. Même si les premiers résultats sont modestes (échange de prisonniers, blessés, soldats morts.) Ils constituent une première depuis 3 ans et méritent d’être encouragés, y compris par les Européens. Ils devraient déboucher sur un cessez-le-feu, étape indispensable avant de parler de paix. Dans l’étape suivante, il sera essentiel que les deux belligérants fassent preuve de pragmatisme et laissent derrière eux l’idéologie et propagande. L’Ukraine ne peut récupérer telle qu’elle la Crimée et tous les territoires du Donbass et du Sud occupés aujourd’hui par l’armée russe. De même que la Russie ne peut obtenir les parties non encore sous sa domination dans les 4 oblasts. Des solutions temporaires et transitoires sont possibles, s’inspirant de celles qui ont réussi dans le passé pour le statut de Trieste et de la Sarre après la seconde guerre mondiale, ou pour le conflit nord-irlandais. Dans un climat de détente, il faut prévoir que les occupations et annexions soient acceptées comme temporaires et que s’ouvre un dialogue qui, le jour où de nouvelles générations arriveront au pouvoir, il sera imaginable de trouver des solutions pragmatiques, L’essentiel est un véritable arrêt des combats et l’ouverture des frontières, tant attendues par des dizaines de milliers de familles qui se trouvent séparées.
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Œuvrer à terme sur la réconciliation des peuples de l’Est européen : Russes, Ukrainiens, Baltes, Polonais, Moldaves…
Il n’y aura pas de paix durable, comme en son temps entre Français et Allemands, tant qu’un travail de réconciliation ne soit entrepris entre les peuples concernés, non seulement russes et ukrainiens, mais aussi entre les Russes et leurs autres voisins. Tous ces peuples ont souffert du stalinisme dont la principale victime fut bien le peuple russe, comme le disait le grand Alexander Soljenitsyne. Il est plus que temps que Russie et Ukraine indépendantes cessent de regarder leur passé, mais se tournent vers l’avenir et assument leur voisinage inéluctable. Nous avons en Europe de l’Ouest la « boîte à outils » pour y parvenir : commissions de réconciliation historique, échanges de jeunes, rencontres sportives et culturelles.
Un journaliste polonais me racontait que la coupe du monde de football à Saint-Pétersbourg a fait bien plus pour améliorer l’image des Russes auprès des Polonais que tous les discours possibles : En se rendant dans la ville impériale, les supporters polonais se sont rendu compte combien leurs voisins leur ressemblaient.
Conclusion
J’ai grandi avec le rêve de la chute du rideau de fer. J’ai été exaucé. Mais un nouveau rideau de fer, plus à l’Est, se dresse de nouveau devant nous. Il nous faut donc reprendre l’ouvrage ! Avec la même détermination que Jean Monnet, qui lançait dès 1943 depuis Alger sa vision d’un espace de paix de l’Alaska à la Sibérie.
Les responsables politiques passent. Les vallées, les plaines, les villes, les villages, les gens restent. La géographie est immuable. Il faut préparer l’avenir pour des dirigeants ouverts au dialogue afin que le rideau de fer qui étouffe l’Europe et l’empêche de « respirer par ses deux poumons », comme disait SS le Pape Jean Paul II, disparaisse à jamais !
[1] Organisation sur la Coopération et la Sécurité en Europe, héritière des accords d’Helsinki de 1975 censés mettre fin à la guerre froide.
[2] Fondation Clementy pour l’héritage du vénérable Robert Schuman, présidée par Pierre Louvrier et enregistrée auprès de l’Académie des Sciences du Vatican, l’Ancien commissaire européen Jan Figel en est le Président du Conseil Scientifique.