Vârânasî : le cœur battant de l’Inde

1 février 2021

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Vârânasî : le cœur battant de l’Inde

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Vârânasî (ou Bénarès) est aux hindous ce que La Mecque est aux musulmans et Jérusalem aux juifs. De toutes les villes saintes de l’hindouisme, elle est la plus sacrée, la plus éclatante. Perdue dans les terres entre Dehli et Calcutta, la cité s’étire le long des eaux salvatrices du Gange où des millions de pèlerins viennent s’immerger chaque année. Sur les ghâts de la vieille ville qui s’élancent dans le fleuve, l’extraordinaire diversité indienne se déploie dans toute sa vitalité. Et parmi les prêtres, les danseurs, les badauds, dans ce bain de lumière aux couleurs chatoyantes, une caste de miséreux entretient de lugubres bûchers. La fumée charbonneuse des cadavres enflammés répand sinistrement une odeur répugnante. Mourir à Bénarès est un privilège recherché. En délaissant son corps dans la ville-sanctuaire, l’âme s’affranchit du cycle infernal des réincarnations pour atteindre triomphante les espaces limpides du moksha.

 

Carte des villes indiennes (c) Cartographe.fr

La cité de Shiva

 

Que ce soient dans des textes comme les Védas, les Puranas, le Ramayana ou encore le Mahabharata, la déesse Ganga, incarnation divine du Gange, tient fièrement son rang au cœur du panthéon hindou. Elle est née de l’orteil de Vishnou, le dieu préservateur de la Trimūrti (sorte de trinité hindoue) complétée par Shiva, le dieu destructeur, et Brahma, le dieu créateur. On dit aussi qu’elle est la fille de Himavat, la personnification de l’Himalaya. Coulant d’abord paisiblement dans les cieux pour le seul plaisir des dieux, elle descendit sur terre afin de laver les cendres des 60 000 fils du roi Sagar. Ces malheureux princes avaient été maudits et envoyés aux enfers par le seul regard du sage Kapila après avoir osé l’arracher brutalement de sa méditation profonde. L’un de leurs descendants, Bhagiratha, parvint à convaincre Shiva de laisser Ganga se déverser le long de sa chevelure pour éviter le cataclysme que provoquerait la chute abrupte de ses eaux. Le fleuve sacré put ainsi extirper les fils damnés des enfers et leur ouvrir la voie du salut. Depuis lors, le Gange est aussi connu sous le nom de « rivières à trois voies », à cheval entre les cieux, la terre et les enfers. S’immerger dans ses flots féconds et purificateurs décharge l’âme de tous péchés, les plus graves soient-ils (même le brahmahatya, le meurtre d’un prêtre brahmane – la plus haute caste -, ou le gauhatya, le meurtre d’une vache, sont absous). De la même manière, mourir près du fleuve et laisser les cendres se son corps consumé s’y dissoudre, permet à l’âme de s’émanciper du courant des renaissances[1] pour rejoindre l’ultime moksha (équivalent du nirvāna bouddhiste).

Bénarès n’est pas simplement une cité construite à fleur de Gange, elle fut fondée par le dieu Shiva lui-même après son mariage avec la déesse Parvati, figure de la féminité et de la sensualité. Le dieu destructeur considère la ville comme son propre foyer et y installe sa famille. Il n’est ainsi pas étonnant que de nombreux moines sâdhus des sectes shivaïtes fréquentent ses temples. Ces « hommes saints » à l’aspect repoussant consacrent leur vie à la privation pour échapper à la nature illusoire du monde et se fondre dans le divin. Le recueillement et l’ascèse n’étant pas toujours suffisants, beaucoup d’entre eux privilégient le haschich comme outil de méditation. Souvent vêtus de tuniques couleur safran (la couleur religieuse) et parfois complètement nus, ils aiment recouvrir leur peau de cendre et laissent pousser leurs barbes et leurs cheveux en souvenir de Shiva. Le trident et le serpent, insignes du dieu, sont d’ailleurs leurs emblèmes. Entre la mendicité la plus crasse et la déférence que les pèlerins leur accordent, leur statut social n’est pas toujours très clair.

Les récits mythologiques racontent aussi qu’à l’issue d’un combat acharné, Shiva coupa l’une des cinq têtes de Brahma et la laissa pendre sur ses vêtements comme un trophée. Alors qu’il rentrait chez lui à Vârânasî, la tête tomba et s’enfouit pour toujours dans la terre. La cité en est d’autant plus sacrée aux yeux des hindous qui la placent à la tête des Sapta Puri, les sept cités saintes de l’Inde[2]. Plus d’un million de pèlerins affluent encore chaque année vers les quelques 23 000 temples de la ville au premier rang duquel le Kashi Vishwanath dédié à Shiva.

 

La civilisation du Gange

 

La géographie de Bénarès est celle du bassin du Gange qui irrigue les plaines fertiles comprises entre New Dehli à l’ouest, la chaine de l’Himalaya au nord et le delta du Gange – le plus grand du monde –, au sud-est de Calcutta. Le bassin s’intègre plus largement dans les grandes plaines indo-gangétiques qui forment une ceinture bordant le sud du massif montagneux et le nord du plateau du Deccan et qui s’allonge entre la partie méridionale du Pakistan et le Bengale. Abreuvé par les faibles inondations de l’Indus, du Gange et du Brahmapoutre qui prennent leur source dans les glaciers des Himalayas, le sol de la région très riche en limon est propice à la culture du riz et du blé. L’activité agricole demeure toutefois dépendante d’un climat tropical chaud et humide dont la mousson du sud-ouest inonde champs et rizières entre les mois de juin et septembre.

La fécondité des terres a attiré sur cette vaste vallée une population de plus de 400 millions de personnes, dont 1,4 million pour la seule Bénarès. Elle n’en demeure pas moins une ville démographiquement moyenne puisqu’elle n’est que la 30ème ville d’Inde où 54 villes comptent plus d’un million d’habitants et 6 mégalopoles plus de 10 millions d’habitants (Dehli, Bombay, Calcutta, Hyderabad, Bangalore et Madras). Elle est par ailleurs la 6ème ville de son Etat, l’Uttar Pradesh, le plus peuplé d’Inde[3]. Comme dans toute la partie nord du sous-continent indien, la population de Bénarès est indo-aryenne (en opposition aux populations dravidiennes du sud ou sino-tibétaines du nord-est). La langue majoritaire est l’hindi mais le bhojpuri (langage officiel du Jharkhand) et l’urdu (langue officielle du Pakistan) sont également parlées par des minorités.

 

Les ghâts de la mort

 

Le front fluvial de la ville embrasse la rive gauche du Gange sur un axe concave. Il se compose d’une succession de terrasses, de paliers et d’escaliers variés, les ghâts, qui surélèvent la ville pour en faire une sorte d’amphithéâtre qui regarde vers le fleuve. Ces gradins ouverts où défilent pêle-mêle tous les peuples de l’Inde revêtent une force symbolique singulière. Ils sont l’espace public où la cité sainte épouse les eaux purificatrices de la rivière sacré. A la sortie de l’enchevêtrement de ruelles qui parcourent la vieille ville, les ghâts offrent une façade dégagée où les pèlerins peuvent faire leurs ablutions et célébrer leurs rites funéraires. Sous le regard lugubre des sâdhus, les pénitents et les dévots s’entremêlent aux charmeurs de cobras et aux danseuses traditionnelles qui parcourent le rivage. Ci et là, de jeunes mariés recouverts de soie pourpre et d’or prennent la pose devant un vieux palais aux colonnes délabrées. Partout, de pauvres rameurs proposent leurs services pour une virée sur le fleuve tandis que des colporteurs font étalage de pacotilles en tous genres. De temps à autre, un cortège funèbre se fraie un chemin à travers la foule et chemine lentement vers le ghât des crémations où l’on dit que le feu brûle sans interruption depuis 3000 ans. Auprès de la dépouille gisant sur son brancard de bambou, le fils aîné se reconnaît aisément à son crâne rasé sur lequel il laisse une légère mèche dépasser. Lors des pèlerinages ou des occasions particulières comme le décès d’un proche, il est en effet de coutume en Inde d’offrir ses cheveux aux divinités. Sur ces ghâts de la mort s’affaire une caste de démons, les Doms, parias parmi les parias, qui assure les services funèbres dans tout le pays. Dans son roman Plus grands que l’amour, Dominique Lapierre a parfaitement restitué les conditions exécrables dans lesquelles ils travaillent. Pendant que dans un nuage étouffant de fumée, les hommes s’activent autour des bûchers, les enfants fouillent la vase putride du Gange en espérant y trouver une dent d’or ou quelques bracelets calcinés.

« Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons
Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes[4]. »

De l’autre côté, la rive est basse et désertique et sert sans doute de déversoir pendant les inondations[5]. Éternels paradoxes de la culture indienne, le Gange est aussi l’un des fleuves les plus pollués du monde. Cadavres d’hommes et d’animaux, eaux usagées et déchets industriels hautement toxiques (industries du textile et du papier, raffineries, distilleries…) y sont abandonnés sans le moindre scrupule.

 

Une ville millénaire

 

Mark Twain a écrit : « Bénarès est plus vieille que l’histoire, plus vieille que la tradition, plus vieille même que la légende et semble deux fois plus vieille que tous ces éléments réunis ».

Réputée pour être le plus vieil espace urbain continuellement occupé du monde, les archéologues s’accordent à dater la fondation de Vârânasî aux alentours du VIIIe siècle av. J.-C.[6]. La ville tire son nom du fleuve Varuna[7], un affluent du Gange qui coule au nord de ses murs, et au bord duquel des colonies indo-aryennes s’installent rapidement. Sa position centrale dans la vallée a rapidement fait d’elle une plateforme d’échanges réputée pour le coton, la soie, le parfum, l’ivoire ou les sculptures, mais aussi un centre intellectuel et religieux rayonnant connue pour ses maîtres et son université[8]. Sushruta, l’un des pères fondateurs de la fameuse médecine ayurvédique, y aurait vécu et enseigné au VIe siècle av. J.-C. C’est d’ailleurs à cette même époque que Bouddha prêche son premier sermon des « quatre vérités[9] » dans le « Parc des gazelles » de Sarnath (10 km de la ville actuelle). Forte de sa puissance marchande et de son éclat intellectuel, Bénarès devient la capitale du royaume de Kashi[10], l’un des seize royaumes mahajanapadas de la période védique.

Après être passée entre les mains de divers empires (notamment les empires Maurya et Gupta), Bénarès entame un long déclin à partir des invasions turques de la fin du XIIe siècle. La plupart des vieux édifices religieux furent détruits sous les premiers sultanats et les maîtres hindous contraints de fuir la ville. Au XVIesiècle, avec l’accession au trône moghol de l’empereur tolérant Akbar, un certain répit religieux permet une première renaissance dont naquit les ghâts et palais les plus anciens que nous puissions voir de nos jours. Mais dans le courant du XVIIe siècle, le tyrannique Aurangzeb (le fils du bâtisseur du Taj Mahal) rase et pille à nouveau la plupart des temples et des sculptures de la cité sainte. Toutefois sa tentative de renommer la ville Muhammadabad échoue. Il utilise d’ailleurs les pierres des bâtiments démolis pour construire la mosquée Alamgir dont les minarets veillent toujours en surplomb des ghâts. A noter cependant l’émergence d’une riche caste de tisserands musulmans qui font du sari de Bénarès un vêtement réputé à travers l’Inde au prix élevé, encore aujourd’hui.

Bénarès connait une nouvelle ère de prospérité à partir du XVIIIe siècle avec l’arrivée des princes guerriers marathas qui chassent progressivement les Moghols des plaines du Gange. Forte de son aura religieuse et grâce à l’effondrement de l’empire moghol, la cité se reconstitue rapidement en capitale de premier plan de l’hindouisme. Elle attire de plus en plus de pèlerins et tout particulièrement de prestigieux princes des quatre coins du sous-continent indien qui aiment s’y construire de somptueuses demeures et développent des infrastructures d’accueil pour les prêtres brahmanes qui s’installent par milliers. La plupart des palais et temples que l’on voit aujourd’hui furent ainsi construits entre le XVIIIe et le XIXe siècle à partir de la naissance du nouveau royaume de Bénarès, le Banaras Raj. Rapidement défait par les troupes de la Compagnie anglaise des Indes orientales (1773), le maharaja (roi) devient vassal de la couronne britannique, et Bénarès s’étant érigé en place financière incontournable, il s’engage à payer un lourd tribut. S’il est dépourvu d’une partie de son pouvoir politique, le maharaja conserve son immense prestige en tant que représentant de Shiva sur terre (qui comme lui était roi de l’antique Kashi) et peut compter sur le soutien financier de la riche élite marchande implantée dans la ville. Il est considéré par les fidèles comme un demi-dieu et les endroits où il passe sont dits purifiés.

 

Un foyer pour le nationalisme hindou

 

Berceau et réceptacle de la culture hindoue, Bénarès tient depuis toujours une place particulière dans le cœur des nationalistes hindous. Au début du XXe siècle, alors que l’empire britannique est à son apogée, la civilisation hindoue est en pleine décadence : perte de vitesse des pratiques religieuses face au christianisme et à l’islam, déclin de la population hindoue, décrépitude de la transmission des traditions, des mythes et du sanskrit (langue religieuse). Les milieux nationalistes qui commencent à émerger voient dans Bénarès la ville idéale pour renouer les populations hindoues avec leur passé. Dans cette optique, l’université hindoue de Bénarès (BHU) est créée en 1916, largement financée par les aristocrates locaux. Très rapidement, la BHU se constitue en laboratoire des idées nationalistes naissantes et de la construction d’une identité hindoue. Dès 1928, elle créé un partenariat avec le RSS[11] qui a même son propre bâtiment sur le campus. Golwalkar, l’un des principaux concepteurs de l’hindutva, – sorte d’idéologie nationaliste de protection de la culture hindoue face aux cultures étrangères dont l’islam, le christianisme ou encore le communisme – est lui-même une créature de la BHU.

La dialectique d’ostracisme des destructions musulmanes est un des piliers-clé de ce réveil. A Bénarès, cette ferveur religieuse se tourne vers le fameux temple de Kashi Vishwanath avait été détruit et remplacé par la mosquée Gyanvapi sous Aurangzeb, puis reconstruit à proximité et non pas sur son emplacement original. Partout en Inde, des mouvements hindous appellent à la démolition de lieux saint musulmans établis sur d’anciens sites sacrés. L’évènement emblématique de cette tendance demeure la destruction en 1992 de la mosquée d’Ayodhya à l’endroit présumé de la naissance de Rama (héros mythologique fondamental du Ramayana) et acceptée par le gouvernement le 5 février 2020.

En février 2000, la ville fait un grand retour sous la lumière des projecteurs nationalistes avec l’affaire Mehta. En janvier, la fameuse réalisatrice indienne Deepa Mehta avait commencé le tournage de son nouveau film Water sur les rives du Gange qui porte sur la situation des veuves en Inde, sujet tabou parmi tant d’autres. Le Gange et la cité-sanctuaire sont alors décrits comme les symboles du conservatisme hindou c’est-à-dire la source des insupportables conditions de vie des veuves. Très vite, de violentes manifestations et les menaces de mort se multiplient contre l’artiste, une équipe de 500 personnes finit par ravager les décors du film sur un des ghâts de la ville[12].

 

Le temple de la patrie

 

Il y a en Inde plusieurs temples consacrés à « Bharat Mata » (Mère Inde), une divinisation féminine de la patrie montée sur un lion[13] et portant le drapeau rouge de l’hindouisme. Inauguré par Gandhi lui-même en 1936, celui de Bénarès est peut-être le plus éminents d’entre eux. Le temple accueille sur son sol une carte du territoire indien en marbre qui s’étend sur les frontières de l’ancien empire des Indes britanniques (grossièrement : Pakistan, Inde, Bangladesh, Sri-Lanka et Birmanie) et appartient aux monuments les plus visités de la ville par les pèlerins. Mélange intéressant de religion et de géopolitique. Pour les nationalistes, une partition de la carte ne serait pas autre chose qu’un démembrement outrageux de la déesse qui l’incarne. Ce fantasme autour des anciennes limites des Indes et d’une déesse mère de la nation hindoue est particulièrement en vogue dans les cercles nationalistes de la Sangh Parivar[14].

 

Notes :

[1] Le Saṃsāra.

[2] Vârânasî (Kashi Puri), Ayodhya (Ayodhya Puri), Mathura (Madhura Puri), Haridwar (Maya Puri), Kanchipuram (Kanchi Puri), Ujjain (Avantika Puri), Dwarka (Dwaraka Puri). A noter que seulement une de ces villes se situent au sud de l’Inde, Kanchipuram.

[3] Environ 200 millions de personnes selon le recensement de 2011 (vraisemblablement 225 millions en 2020), ce qui en ferait de cet Etat le cinquième pays le plus peuplé du monde s’il était indépendant.

[4] « Au lecteur », Les Fleurs du mal, Charles Baudelaire.

[5] Ville et fleuve en Asie du Sud, Regards croisés, Harit Joshi et Anne Viguier, INALCO presses.

[6] Une équipe d’archéologues dirigés par Vidula Jayaswal en 2014 ont réestimé la fondation au XIe et XIIe siècle av. J.-C.

[7] Et de la rivière Assi.

[8] The Geography of India : Sacred and Historic Places, Kenneth Pletcher, 2010.

[9] A savoir, la vérité sur l’existence de la souffrance, la vérité sur l’origine de la souffrance, la vérité de la possibilité de la cessation de la souffrance, et la vérité sur la voie qui mène à cette cessation.

[10] L’un des noms donnés à la Bénarès.

[11] Le RSS est une organisation paramilitaire nationaliste hindoue qui appartient à la Sangha Parivar, proche du BJP le parti nationaliste de Narendra Modi.

[12] « Role of Benares in Constructing Political Hindu Identity », Economic and Political Weekly, Marzia Casolari, April 2002.

[13] Le lion est le symbole de l’Inde. L’emblème national se compose des trois lions.

[14] « Les temples à « Mère Inde » : créer le mythe de la nation », Journal des anthropologues, Hors-série – Identités nationales d’Etat, Mathieu Claveyrolas, 2007.

 

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À propos de l’auteur
Louis du Breil

Louis du Breil

Louis du Breil est journaliste.
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