<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Le véganisme, une nouvelle religion ?

26 septembre 2020

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Le véganisme, une nouvelle religion ?

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La question de la consommation de viande a fait irruption au cours de la décennie 2000 aux États-Unis, puis 2010 dans le débat public en Europe. À première vue, c’est la question du réchauffement climatique qui aurait fait surgir ce thème sur le devant de la scène, avec cette idée simple selon laquelle le rejet de CO2 dans l’atmosphère serait notamment corrélé à la production de viande, qui croît plus vite que la population, elle-même exponentielle. Continuer à élever des animaux pour les manger ne serait plus soutenable, au sens écologique du terme. Il faut pourtant revenir sur les racines d’un phénomène qui, s’il s’appuie bien sur les questions climatiques actuelles, n’en est en réalité pas vraiment le produit.

 

Il convient d’abord de se poser la question de la définition et du nombre. Un végan est un végétalien radical, lequel est lui-même un végétarien radical. Il est bien délicat d’obtenir des chiffres fiables, car les catégories sont souvent mélangées et les sondages sont évidemment tous faits sur la base du déclaratif. Il est aujourd’hui de bon ton de se dire au moins fléxitarien… Selon un sondage Opinion Way réalisé en 2016 pour le magazine Terra Eco, 10 % des Français envisageraient de devenir végétariens et, d’après le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc) en 2018, la consommation de viande aurait chuté de 12 % en dix ans. L’ordre de grandeur pour les veggies en général serait de 1 à 3 % de la population française, 4 à 5 % aux États-Unis et en Australie, le double en Angleterre, en Allemagne, en Italie. L’Inde détiendrait le record mondial avec 31 % de la population qui se dit végétarienne, mais il faut noter dans ce dernier cas qu’il est impossible de différencier le végétarisme choisi et celui qui est contraint. On ne peut s’empêcher de remarquer que ce mouvement, s’il élève au rang d’exemple à suivre le végétarisme du sous-continent indien, hindou, et spécialement jaïn, est très lié au niveau socio-économique des pays : c’est une affaire de pays riches et les populations des pays en développement ne s’intéressent pas à ces revendications.

Finalement, la meilleure façon de mesurer l’importance du végétarisme et de sa part radicale, le véganisme, est peut-être de considérer le marché des produits « veg ». Selon l’institut d’études Xerfi, le chiffre d’affaires généré par les ventes de produits végétariens et végans dans les grandes et moyennes surfaces françaises, a augmenté de 24 % en 2018. Il faut toutefois signaler que le marché de ces produits étant très limité au départ en quantité absolue, cette hausse relative est à pondérer.

 

D’où vient le véganisme ?

La question de la consommation de viande n’est pas nouvelle. Elle a traversé la pensée philosophique et religieuse au cours des siècles. Des groupes plus ou moins nombreux ont, dans toutes les cultures, revendiqué la non-consommation de viande, pour des raisons éthiques et souvent politiques. Les Pytagoréens (c’est ainsi qu’on appelait en Europe les végétariens jusqu’au xixe siècle) et les tenants de l’orphisme se dressaient déjà contre l’ordre établi dans les cités grecques, les Cathares se démarquaient de la religion établie par Rome par leur refus de consommer de la viande et d’attenter à toute vie animale, pour ne prendre que deux exemples.

Le véganisme est né en Angleterre dans les années 1940. Donald Watson (1910-2005), professeur de menuiserie, a fondé avec son épouse Dorothy la Vegan Society en 1944. Lui-même était devenu végétarien en 1924 puis végan en 1942. Son but est d’abord de défendre la cause animale, avant toute autre considération comme la préservation de l’environnement ou la santé. Le fondement du mouvement végan est le fait que « les animaux sont dotés de sentiments et d’émotions, et sont donc des êtres sensibles au même titre que les humains ». D’où la volonté de proscrire tout produit issu de leur exploitation et la remise en question profonde des relations homme/animal. Il n’est pas anodin de remarquer qu’en plus de s’abstenir de produits animaux, Donald Watson s’abstint également de boire et de fumer. Ce point le rattache à la grande tradition du végétarisme anglo-saxon, qui puise ses racines dans les milieux protestants et puritains du xvie au xixe siècle et qui prescrivaient le végétarisme et l’abstinence comme remèdes aux agitations et excès des classes populaires.

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Contrairement à ce qu’on pourrait croire, et à ce qu’on lit souvent, le véganisme n’est pas synonyme d’antispécisme. Beaucoup d’adeptes, notamment par des inscriptions laissées lors d’actions violentes, s’en réclament et prétendent que le véganisme est un mode de vie qui est la concrétisation de la philosophie juridique qu’est l’antispécisme. Mais la question fait débat, notamment parce que les antispécistes ne revendiquent pas l’égalité des droits entre les espèces, et consomment donc des êtres non sentients comme les œufs ou les moules. Ils ne cherchent par exemple nullement à faire que les animaux ne se mangent plus entre eux, alors qu’on trouve dans les magasins spécialisés des croquettes 100 % végétales pour chat ou chien (de) végans… D’ailleurs, la Fédération végane, dans un communiqué de presse en 2018, « suggère à toute personne qui souhaite développer le véganisme de ne jamais promouvoir l’antispécisme ».

Le véganisme, entre scientisme et religion

Le véganisme n’est pas non plus un retour vers le passé. Il ne s’agit pas d’imiter le régime alimentaire supposé de nos ancêtres, par refus du monde contemporain. C’est la concomitance du mouvement végan et du regain d’intérêt pour les produits du terroir, les légumes oubliés (à commencer par les légumineuses) et les produits bio qui fait penser, parce que le consommateur végan est souvent aussi un consommateur de produits bio et locaux, lesquels se trouvent chez les mêmes commerçants que les produits végans, que le véganisme serait la manifestation d’une méfiance à l’égard de l’industrialisation de l’alimentation.

D’ailleurs, jusqu’en 1947 et la découverte de la vitamine B12, l’humanité n’avait pas d’autre solution pour vivre que de consommer des protéines animales. L’adoption d’un régime végan, dangereuse chez l’enfant, nécessite chez l’adulte une supplémentation très contrôlée en vitamine B12 et le végan, pour rester en bonne santé, doit manger des aliments artificiellement enrichis en vitamine B12 ou prendre des comprimés. Les végans considèrent aujourd’hui que l’humanité est, par les progrès de la science, dégagée de toute nécessité nutritionnelle vitale et qu’elle peut donc décider à un stade éthique supérieur, celui d’un nouveau rapport homme-animal. C’est aussi ce scientisme qui explique que les végans véritables ne voient pas de contradiction entre leur choix et le développement d’une alimentation pleine d’additifs, faites d’aliments très transformés, ou encore le développement de la « viande de laboratoire ».

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Dans son essai La cause végane : un nouvel intégrisme ?, Frédéric Denhez souligne les liens financiers entre l’association L214 et des entreprises de la Silicon Valley, notamment les Gafam, par le biais de fondations philanthropiques comme l’Open Philanthropy Project (OPP). Bill Gates, philantrope et écologiste converti, se demande ouvertement sur son blog comment nous allons produire suffisamment de viande pour nourrir 9 milliards d’humains en 2050, Mark Zuckerberg communique sur le fait qu’il n’accepte de manger de la viande que s’il s’agit de celle d’un animal qu’il a chassé. Sundar Pichai, le PDG de Google, né en Inde, est ovo-végétarien (mange des œufs). Si ces géants financent des associations qui dénoncent la viande comme L214, c’est avant tout pour créer les conditions d’un nouveau marché, celui de la viande de synthèse, sur lequel ils pourront s’enrichir. Ils financeraient les détracteurs de la viande pour accélérer le système et faire accepter d’autant plus facilement la viande in vitro qui, selon eux, pourrait être une solution éthique à la question de la souffrance animale et une solution pratique face aux défis du réchauffement climatique.

Pourtant, à côté de ce scientisme qui n’est pas sans ramification avec les discours transhumanistes, le véganisme garde de ses origines une dimension spirituelle, centrée autour du concept de compassion. La Fédération végane elle-même n’appelle-t-elle pas la vitamine B12 la « vitamine de la compassion » ?

Dans une tribune au Washington Post (5 janvier 2017), Charles C. Camosy, qui enseigne la théologie et l’éthique sociale à l’université Fordham à New York, relatant la conversion du pasteur Franklin Graham (fils de Billy Graham) au véganisme, explique « pourquoi tous les chrétiens devraient devenir végan » et souligne qu’un nombre croissant de chrétiens embrassent la cause animale. Sur son site internet, l’organisation Peta relève les « 11 Bible Quotes That Are Telling You to Go Vegan ». Et si le véganisme était donc, en fin de compte, une sorte de nouvelle religion ?

De fait, les « cercles de compassion » diffusent de véritables prières new age comme « Que la compassion fasse le tour de la terre pour toutes les créatures » ou encore « Chaque pensée est une prière. Par conséquent, pensons compassion, pensons amour, pensons paix pour tous les êtres sur la terre. Chaque acte est une prière. Par conséquent, soyons compassion, soyons amour, soyons paix pour tous les êtres sur la terre. »

Comme une religion, le véganisme a ses prophètes ou ses apôtres. Parmi eux, il faut citer le Californien Will Tuttle, qui donne des conférences sur le véganisme à travers le monde anglophone et est l’auteur en 2005 du best-seller, traduit en 16 langues, The World Piece Diet. Dans une page publiée sur internet en 2014, il écrit :

« Certaines personnes peuvent nier que le véganisme soit une religion, parce qu’une religion doit […] “se rapporter ou manifester une dévotion fidèle à une réalité ou une divinité ultime reconnue”, et nous ne considérons pas cela comme faisant partie du véganisme, du moins au début. Cependant, à mesure que notre véganisme s’approfondit, nous commençons à réaliser que c’est un chemin spirituel authentique, exigeant et gratifiant qui non seulement nous transforme positivement, mais aussi transforme positivement notre société, comme une religion devrait le faire. […] Le véganisme est l’enseignement spirituel et le principe éthique de base de toutes les religions du monde. C’est, en soi, une religion authentique. »

Finalement, on peut se demander si le moteur qui entraîne le mouvement végan, plus encore que le contexte de crise climatique, ce n’est pas davantage ce qu’Olivier Roy appelle « le temps de la religion sans culture » ?

 

Lexique végan

Végétarien : ne mange pas de chair animale (viande, poisson, crustacés).

Végétalien : ne mange aucun produit d’origine animale (donc pas de produits laitiers, d’œufs, de miel…).

Végan : ne consomme aucun produit issu de l’exploitation animale. Les végans ne portent par exemple pas de fourrure ni de cuir, n’achètent pas de produits cosmétiques ou ménagers contenant des matières animales ou ayant été testés sur les animaux, et ne se rendent pas à des spectacles exploitant les animaux comme les cirques ou les zoos.

Veggie : ce terme rassemble les végétariens, les végétaliens et les végans.

Spécisme : théorie selon laquelle l’humanité discrimine certains organismes vivants en fonction de leur appartenance à une espèce.

Antispécisme (terme inventé en 1970 par Richard Ryder, psychologue britannique) : l’antispécisme fonctionne sur le même raisonnement logique que l’antiracisme ou l’antisexisme. Pour les antispécistes, l’espèce à laquelle nous appartenons ne nous donne aucun droit, aucune supériorité sur les autres espèces. Les antispécistes discriminent les espaces selon un critère relatif à la sentience.

Sentience : terme philosophique désignant la partie réduite de la conscience qu’est la capacité à éprouver une expérience subjective de la vie.

Sentientisme : théorie de philosophie juridique selon laquelle seuls les organismes sentients possèdent des intérêts (intérêt à vivre, par exemple).

Abolitionniste : ce mot est important pour les végans, car les abolitionnistes du xviiie siècle ont lutté pour l’abolition de l’esclavage. On parle aussi d’abolitionnistes dans le cas de la peine de mort, de la torture ou de la prostitution. Chez les défenseurs des droits des animaux, les abolitionnistes sont ceux qui militent pour l’abolition de l’exploitation des animaux. Ils sont souvent opposés aux wellfaristes (wellfare : bien-être) qui militent, eux, pour de meilleures conditions de vie des animaux, mais ne sont pas forcément opposés à leur exploitation dès lors qu’ils sont bien traités.

Flexitarisme : régime alimentaire qui introduit des exceptions à la règle. Un flexitarien peut par exemple manger végétarien, mais accepter de manger des plats incluant de la viande lors de différentes occasions (restaurant, chez des amis…). On dit souvent que « c’est un végétarien qui mange occasionnellement de la viande ».

À propos de l’auteur
Vincent Moriniaux

Vincent Moriniaux

Maître de conférences en géographie de l’alimentation, Sorbonne-Université.
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