<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Wagner, les musiciens tactiques de Poutine

7 juin 2022

Temps de lecture : 5 minutes
Photo : c : @wagner_comix
Abonnement Conflits
Abonnement Conflits

Wagner, les musiciens tactiques de Poutine

par

Le PMC Wagner regroupe des mercenaires russes sur la structure d’une Société militaire privée (SMP). Une SMP est une entreprise légale qui propose des services de sécurité à des gouvernements, des ONG ou des entreprises. Les employés sont souvent des soldats de haut niveau, anciens des forces spéciales ou des troupes d’élite. S’il existe une vingtaine de SMP en Russie, Wagner n’a aucune existence légale, alors même qu’il est un outil privilégié pour l’accomplissement des visées du Kremlin.  

Wagner viendrait du surnom porté par son chef opérationnel, Dmitiri Utkine, un ancien des renseignements de l’Armée russe (GRU, forces spéciales) ayant été employé en 2013 dans la SMP Slavonic Corps. Le groupe Wagner est créé un an plus tard dans le Donbass et en Crimée, sur le modèle de la Slavonic Corps. En 2015, des mercenaires wagnériens sont employés par le régime syrien pour protéger et nettoyer les installations pétrolières puis soutenir les armées gouvernementales. Pendant la bataille de Palmyre, ils réalisent le sale travail, celui dont personne ne veut porter la responsabilité : opérations d’infiltration, exécutions, récupération d’informations par tous les moyens. Wagner est alors accusé de crimes de guerre, notamment pour des actes barbares : une vidéo circulant sur les réseaux sociaux montre des membres du groupe découper puis brûler un déserteur syrien. En 2019, plus d’un millier de membres de Wagner sont déployés en Libye puis au Mozambique pour lutter contre Ansar al-Sunna, une branche de Daech. À partir de cette même année, l’Afrique est investie par le groupe qui revendique plus de 30 000 hommes engagés sur le continent pour assurer la sécurité, nettoyer les zones touchées par l’islamisme, former les armées des pays qui louent leurs services. On retrouve aussi ces combattants au Venezuela, où ils sont chargés de protéger Nicolás Maduro, allié de Moscou. Selon plusieurs sources, Wagner aurait été réquisitionné sur le front ukrainien pour deux missions spécifiques : infiltrer les positions ukrainiennes à des fins de sabotage et éliminer le président Zelenski.

À lire également

Entretien avec Bachar al-Jaafari, vice-ministre des Affaires étrangères de la Syrie

Malgré les zones d’ombre qui entourent l’exécutif de Wagner, deux noms s’imposent à la tête du groupe : Dmitri Utkine et Evgueni Prigojine. Le premier semble briguer le commandement opérationnel. Utkine a été décoré au moins quatre fois de l’ordre du courage, des mains de Poutine lui-même, et peut-être a-t-il reçu le titre de héros de la Russie. Depuis 2017, il est directeur général de Concord, l’entreprise clé d’Evgueni Prigojine, financier de Wagner. Prigojine a fait fortune dans la restauration, après avoir passé huit ans en prison. Proche des autorités parce que sa cuisine nourrit les écoles de Moscou et les casernes du ministère de la Défense, celui qu’on surnomme le « cuisinier de Poutine » prend en main l’organisation financière du groupe Wagner en 2016. Au-delà de ses talents de financier, Prigojine se révèle être un excellent communicant. Accusé d’ingérence durant l’élection américaine de 2016 en diffusant des fake news, il manipule également les esprits africains contre la présence française « néocolonialiste » par des campagnes habiles de désinformation sur les réseaux sociaux.

La galaxie financière

Toute société militaire privée suit d’abord ses intérêts privés et financiers qui répondent au besoin sécuritaire de ses clients. Le plus impressionnant contrat lie Wagner à la Syrie. En décembre 2016, Prigojine aurait conclu un accord avec le ministre syrien du Pétrole et des Ressources minérales, Ali Ghanem. En échange de la protection des exploitations pétrolières et gazières, Wagner, via la société Evro Polis, toucherait 25 % des bénéfices réalisés[1]. Wagner est surtout soutenu par un système de sociétés-écrans. Une galaxie financière très bien rodée est notamment dévoilée dans le reportage que lui a consacré France 5[2] : la société russe Midas Ressources, qui exploite la mine d’or de Ndassima depuis 2019 avec l’accord du gouvernement centrafricain est enregistrée à Madagascar. Midas est liée à une société d’achat d’armes, Kraomita Malagasy SA, pour le compte de Lobaye Invest, société enregistrée en Centrafrique et reliée à Prigojine selon le Trésor américain. Kraomita Malagasy achète le matériel militaire pour le compte de M Finance, entreprise partageant la même adresse email que Concord, l’empire financier de Prigojine. Wagner crée des étoiles financières sur les différentes régions de déploiement et les organise en galaxies interconnectées.

Au service de la géopolitique russe

L’évidence des rapports directs entre le pouvoir russe et Wagner montre bien la confusion entre intérêt public et intérêt privé autour de Poutine. Le système est simple : les oligarques adoubés s’enrichissent et vivent dans le faste sans être inquiétés, en échange de leur loyauté et de leurs services. Evgueni Prigojine appartient à ce système. Wagner sert les ambitions russes tout en récupérant d’importants gains financiers. L’oligarchie permet à Poutine de s’appuyer sur des hommes loyaux et sans scrupules, car ils lui doivent leur réussite.

À lire également

Qu’est-ce que le poutinisme ?

Vladimir Poutine s’appuie donc sur le groupe Wagner pour développer la présence russe sur différents points du monde. Le groupe annonce en tout plus de 35 000 membres déployés en Syrie, au Venezuela et sur le continent africain. D’autres membres sont utilisés dans les zones proches de la Russie. Le journal russe Novaya Gazeta a confirmé l’arrestation de wagnériens par le KGB de Biélorussie[3]. Les mercenaires, pourtant interdits en Russie, doivent agir en consultation avec le pouvoir. Lorsque la Slavonic Corps a viré au fiasco en 2013 en s’engageant dans des combats hasardeux, deux chefs ont été appréhendés par le FSB et lourdement condamnés pour mercenariat. Dans un entretien pour Fontanka[4] en 2013, Oleg Krilitsin, directeur de la plus importante SMP russe, RSB-Group, affirme que l’opération était aventureuse, donc menée sans consultation avec l’autorité russe. Dans le système Poutine, une SMP est considérée comme mercenaire si elle n’agit pas en coordination avec le pouvoir. On peut constater par le vote à l’ONU du 2 mars 2022 que Wagner est implanté partout où la Russie développe son influence. Il était demandé aux États de condamner l’agression russe en Ukraine. La Syrie et l’Érythrée ont voté contre, et sur 52 pays africains, 24 se sont abstenus ou ont pratiqué la chaise vide. Dans chacun d’eux, on peut retrouver un déploiement de wagnériens. Le Venezuela n’a également pas pris part au vote.

S’il est clair que les opérations menées par Wagner participent au déploiement de la puissance russe, il serait excessif d’en faire un élément clé de la stratégie du Kremlin. Les mercenaires de Wagner sont utiles dans la mesure où ils peuvent commettre des exactions irréalisables par des forces conventionnelles et permettent à la Russie d’intervenir dans des théâtres où elle n’est pas officiellement engagée. Moscou se cache derrière un « déni de plausibilité » qui consiste à prétendre ne pas avoir connaissance des interventions de Wagner et à démentir toute responsabilité en l’absence de preuves. S’il ne laisse personne dupe, ce jeu a déjà fait ses preuves et bénéficie en Russie d’un régime politique autocratique qui ferme les yeux sur les violations des droits de l’homme. Il est aujourd’hui clair que Poutine a fait de Wagner un des atouts tactiques privilégiés de son arsenal stratégique. Il faut relativiser l’impression « exceptionnelle » de la situation. Les SMP existent partout et beaucoup rendent des « services » à leurs gouvernements. Blackwater, par exemple, était une SMP américaine connue pour ses contrats avec la CIA. Déployée en Afghanistan et en Irak, elle a été accusée de fusillades multiples et autres crimes rapportés par le journaliste Jeremy Scahill[5]. Existant aujourd’hui sous le nom d’Academi, elle protège des radars militaires japonais, forme les services de renseignement taïwanais ou agit en Ukraine. Wagner s’inscrit dans ce cadre globalisé des sociétés militaires privées employées par les États.

Le mythe wagnérien

 Au cours des années, Wagner a pris une dimension symbolique importante que ses membres entretiennent soigneusement. Une bande dessinée héroïque est même sortie sur le fil Télégram « ВАГНЕР [комиксы] », présentant l’action épique du groupe mené par son chef, « L’Ange » (Utkine). Les héros wagnériens se battent pour délivrer les peuples opprimés et massacrés par les loups américains ou les vampires djihadistes. La BD suit le déploiement du groupe et construit une véritable mythologie sur des fondements réels. La grande force de Wagner est de maîtriser la bataille de la communication. Ce qui n’était qu’un groupe de mercenaires cachés devient une organisation mythique décomplexée au fur et à mesure que la Russie révèle son jeu. Le PMC Wagner a même ouvert un site (join-wagner) qui semble ouvertement servir de plateforme de recrutement mondial.

À lire également

La dissuasion nucléaire russe : quelle doctrine ?

[1] Emmanuel Dreyfus, « Les sociétés militaires privées en Russie : à l’est, quoi de nouveau ? », Irsem, note de recherche no 63, 2018.

[2] France 5, « Wagner, l’armée de l’ombre de Poutine ».

[3] « Russia, Explained #46 », Novaya Gazeta, 2020.

[4] Последний бой «Славянского корпуса», https://www.fontanka.ru/, 2013.

[5] Jeremy Scahill, « Blackwater The Rise of the World’s Most Powerful Mercenary Army Revised and Updated », 2008.

Mots-clefs : , ,

À propos de l’auteur
Guy-Alexandre Le Roux

Guy-Alexandre Le Roux

Journaliste
La Lettre Conflits
3 fois par semaine

La newsletter de Conflits

Voir aussi

Pin It on Pinterest