<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Victime de son héroïsme ?

1 février 2021

Temps de lecture : 3 minutes
Photo : Hommage national au Lieutenant colonel Arnaud Beltrame, le 28 mars 2018. (c) Sipa 00851908_000014
Abonnement Conflits
Abonnement Conflits

Victime de son héroïsme ?

par

 

« Victime de son héroïsme »

 

Il ne s’agit pas ici d’un mot « historique » mais de la formule utilisée sur une plaque officielle, apposée par la Mairie de Paris en 2020 en hommage au lieutenant-colonel Beltrame, cet officier de gendarmerie qui se substitua à un otage dans un supermarché de Trèbes (11) en mars 2018 et y laissa la vie. Cette formule, qui est peut-être modifiée à l’heure où vous lisez ces lignes, car elle fit polémique, bien qu’ayant été approuvée par la famille de l’officier, illustre à merveille le brouillard intellectuel caractéristique de notre époque.

 

Elle parachève en effet la confusion entre deux notions qui devraient pourtant rester bien distinctes : la victime, celle qui subit, et le héros, celui qui agit. Étymologiquement, le héros était un demi-dieu, un « plus qu’humain » nécessaire au rétablissement de l’ordre cosmique, troublé par des forces destructrices ; historiquement, les héros nationaux sont des personnages dont les qualités ont été parfois exagérées pour en faire des modèles. Est-ce parce que nous ne croyons plus à un ordre cosmique – autre qu’un hypothétique « équilibre naturel » – et parce que nous savons aujourd’hui que beaucoup de héros célèbres sont en fait imaginaires, qu’on ne prend plus l’héroïsme au sérieux ? Sauf lorsqu’il s’agit de « superhéros » de cinéma, ce qui est une autre façon de montrer notre incrédulité face aux héros simplement humains.

Il y a en revanche dans la société actuelle une préférence marquée pour les victimes. Non pas qu’il soit anormal de leur prêter attention ou de leur rendre hommage, mais être victime est devenu une qualité morale en soi, qui dispense de tout examen critique – comme le fut, au temps du « roman national », la qualité de héros – et qui impose un respect inconditionnel. La victime est, par essence, sacralisée ; on peut ainsi relever que ce qui rend Arnaud Beltrame admirable, d’après la plaque censée lui rendre hommage, c’est qu’il soit une « victime » – l’héroïsme ne vient qu’en second, comme une circonstance ou une contingence.

La formule serait acceptable si elle mentionnait clairement de quoi il fut victime, c’est-à-dire ce qui a causé sa mort : le terrorisme islamique, ou djihadiste si l’on préfère. Or si l’« attentat terroriste » est bien mentionné sur la plaque, la formule est tellement vague, circonstancielle, qu’on pourrait utiliser la même pour les 3 000 victimes des attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, tuées totalement par hasard quand le colonel Beltrame s’est porté volontaire pour sauver des otages. Cette imprécision est bien volontaire, puisque le terroriste lui-même s’est réclamé de l’État islamique. Il faut donc y voir un nouvel effet de cette fameuse peur de l’« amalgame », qui paralyse les bonnes consciences dès qu’il s’agit d’islam, mais n’interdit pourtant pas de reconnaître l’extrême droite derrière le moindre catholique un tant soit peu pratiquant ou affichant des convictions dérangeantes sur l’avortement, le mariage, etc.

Le résultat de cette pudeur extrême, qui commence à faire réagir nombre de musulmans comme les signataires de la tribune des 101 contre le voile islamique publiée par Marianne le 19 novembre dernier, est que le principal responsable de la mort d’Arnaud Beltrame est… Arnaud Beltrame lui-même ! C’est la conclusion logique que l’on doit tirer de « victime de son héroïsme ». Des héros d’autrefois, on disait qu’ils étaient « tombés au champ d’honneur », le héros de 2018 est mort par sa faute, à cause de son sens du devoir trop développé. Nous ne sommes pas loin d’imiter Géronte face à Scapin : que diable allait-il faire dans cette galère ? On imagine aisément que ce n’est pas ce que voulaient dire les « responsables » qui ont fait apposer la fameuse plaque, mais c’est pourtant ce qu’ils ont écrit. Doit-on les dédouaner parce qu’ils ne comprennent même plus la langue qu’ils utilisent ? Ce serait plutôt, à mes yeux de professeur, une circonstance aggravante.

Au début du XIXe siècle, Hegel écrivait : « Malheur aux peuples qui ont besoin de héros ! » Il est probablement pire encore de ne pas savoir les honorer.

 

A lire aussi : Retrouver le sens des victoires françaises

 

 

 

Mots-clefs : , ,

À propos de l’auteur
Pierre Royer

Pierre Royer

Agrégé d’histoire et diplômé de Sciences-Po Paris, Pierre Royer, 53 ans, enseigne au lycée Claude Monet et en classes préparatoires privées dans le groupe Ipesup-Prepasup à Paris. Ses centres d’intérêt sont l’histoire des conflits, en particulier au xxe siècle, et la géopolitique des océans. Dernier ouvrage paru : Dicoatlas de la Grande Guerre, Belin, 2013.
La Lettre Conflits
3 fois par semaine

La newsletter de Conflits

Voir aussi

Pin It on Pinterest