La diaspora, un rôle géopolitique unique. L’exemple de la diaspora turque. Entretien avec Tigrane Yégavian

6 mars 2021

Temps de lecture : 4 minutes
Photo : Le 9 mai 2019, les Arméniens célèbrent l’anniversaire de la victoire sur l'Allemagne à l'issue de la Seconde Guerre mondiale, Auteurs : Albin Lohr-Jones/Sipa USA/SIPA, Numéro de reportage : SIPAUSA30167430_000015.
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La diaspora, un rôle géopolitique unique. L’exemple de la diaspora turque. Entretien avec Tigrane Yégavian

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Pont entre deux pays, éléments d’infiltration, volonté de contrôle ou de mise à distance, les diasporas sont vues à la fois comme des sources de possibilités et de peurs. Tigrane Yégavian a étudié les diasporas turque et azerbaïdjanaise en France dans un rapport publié par le CF2R. Il explique ici leur situation originale.

Pour lire l’étude publiée par le Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R).

Quelle est la réalité numérique des diasporas turques et azerbaidjanaises en France et dans quelle mesure constitue-t-elle ou non, un même ensemble culturel, ethnique, politique ou religieux ?

En l’absence de statistiques fiables on ne peut se contenter que d’estimations approximatives. Le sociologue Samim Akgönül qui dirige la chaire de turcologie à l’Université de Strasbourg parle de 500 000 originaires de Turquie, définition lâche qui englobe à la fois les Turcs sunnites établis en France dans le cadre de l’immigration du travail depuis les années 1960, les Alévis, les Kurdes, mais aussi les Arméniens et les Assyro-Chaldéens. D’autres sources évaluent à 700 000 le nombre de Franco-Turcs. En cela la communauté turque de France est loin d’être un bloc homogène, même si des structures comme le Diyanet et le Milli Görüs qui contrôlent la pratique du culte musulman tendent à façonner cette communauté à l’image de la Turquie d’Erdogan.

De leurs côtés, les statistiques officielles azerbaïdjanaises tablent sur une présence de 70 000 Azéris sur le sol français, chiffre difficilement vérifiable, mais qui ne cache pas en filigrane une volonté d’affirmer une présence numériquement importante dans un pays qui compte aux yeux de Bakou. Ce qui caractérise ces communautés transnationales est avant toute chose leur profonde hétérogénéité. Je dis dans mon rapport que les officines d’Ankara ont échoué à créer par le passé une sorte de CRIF turc qui puisse coordonner et rassembler le tissu associatif dans sa pluralité. On peut constater par contre que la mainmise sur les structures communautaires par l’État turc et ses relais est relativement récente. Elle obéit à un agenda expansionniste qui entend faire de cette diaspora un levier de puissance, un instrument au service des intérêts du régime de l’AKP.

Comment et pour quelles raisons servent-elles, par leur présence en France, le panturquisme ?

Le panturquisme tout comme le panislamisme est un levier qui répond à la fois à des objectifs géostratégiques et à des motivations de politique intérieure. Pour Erdogan, il n’est pas vain de canaliser des soutiens en Europe occidentale tenant compte que les ressortissants turcs de l’extérieur ont le droit de vote et peuvent être un réservoir de voix crucial lorsqu’un scrutin s’annonce serré. Cela a été notamment le cas lors du référendum pour le changement de constitution en 2017, en moindre mesure lors des élections présidentielles. De manière générale, le panturquisme tel qu’il est exporté en France s’inscrit dans la synthèse turco-islamiste mise en pratique en Turquie depuis le coup d’État de 1980 avec à la clé une ferme volonté de refuser l’assimilation, que Recep Tayyip Erdogan avait comparé à un « crime contre l’humanité ».  Il n’est pas surprenant dès lors de constater que ce qui frappe une frange importante de la communauté franco-turque est l’endogamie et le communautarisme.

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Quels liens entretiennent-elles avec leurs pays d’origine et est-il erroné de dire qu’elles forment un instrument capable d’être activé de l’extérieur lorsque les circonstances se présentent ?

Le démographe et spécialiste de l’immigration turque Stéphane de Tapia a beaucoup travaillé sur les dynamiques transnationales turques en Europe occidentale. Il note une fluidité dans la circulation des hommes et des biens. Contrairement aux pays du Maghreb, la Turquie dispose d’importants relais de diffusion de sa presse et de ses chaînes satellitaires depuis des décennies. Les principaux quotidiens turcs sont directement imprimés en Allemagne et très largement diffusés en France.  Il en va de même pour la grande distribution. Les mariages entre couples issus du même village d’Anatolie sont légion même venant de la part de Turcs issus de la seconde voire de la troisième génération d’immigrés. Les liens avec le pays d’origine demeurent très forts et très marqués à telle enseigne que nombreux au sein de cette communauté se pensent d’abord comme Turcs de France avant de se percevoir comme Français d’origine turque.

Constitue-t-elle véritablement une menace pour l’intégrité territoriale et la souveraineté française ?

S’il y a de bonnes raisons de craindre une menace pour notre intégrité et notre souveraineté, ce n’est pas tant du fait des agissements des loups gris contre nos compatriotes d’origine arménienne, les Kurdes et les opposants au régime d’Erdogan que l’institutionnalisation d’une forme de communautarisme assumé sous couvert de lutte contre l’islamophobie et toutes les formes d’exclusion. Un parti comme le PEJ (parti égalité et justice), en réalité un faux-nez de l’AKP en France déverse sur notre territoire les éléments de langage du régime d’Erdogan en toute impunité. Non contents de servir de garde-fou d’Ankara, ces relais d’influence bien établis à Strasbourg auprès des instances européennes ne font pas mystère de leur proximité avec les réseaux proches des Frères musulmans. Ce faisant on peut parler d’une alliance objective turco-qatarie qui sape les valeurs de notre pacte républicain en investissant des populations vulnérables dans nos banlieues.

Quelles peuvent être les conséquences du fait que la récente guerre au Haut-Karabakh ait exacerbé leur nationalisme et leur radicalité ?

Si pour la plupart, les Turcs méconnaissent le Karabagh, qu’ils confondent souvent avec le Monténégro, les partis nationalistes turcs implantés en France ont joué une part active dans la solidarité avec le « petit frère » azerbaïdjanais au nom du panturquisme. Cette mouvance radicale considère la « petite Arménie » comme une incongruité et espère bien la rayer un jour de la carte. Des thuriféraires de la cause panturquiste et des négationnistes en carton continuent de déverser la haine des Arméniens, mais aussi des Grecs et des Kurdes et des Turcs de gauche sur les réseaux sociaux. Si cette mouvance est minoritaire au sein de la communauté turque, elle poursuit une véritable guérilla de l’information. Aux Turcs modérés, qui sont majoritaires, de rejeter ces extrémistes.

À propos de l’auteur
Tigrane Yégavian

Tigrane Yégavian

Chercheur au Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), il est titulaire d’un master en politique comparée spécialité Monde Musulman de l’IEP de Paris et d’une licence d’arabe à l’INALCO. Après avoir étudié la question turkmène en Irak et la question des minorités en Syrie et au Liban, il s’est tourné vers le journalisme spécialisé. Il a notamment publié "Arménie à l’ombre de la montagne sacrée", Névicata, 2015, "Missio"n, (coécrit avec Bernard Kinvi), éd. du Cerf, 2019, "Minorités d'Orient les oubliés de l'Histoire", (Le Rocher, 2019) et "Géopolitique de l'Arménie" (Bibliomonde, 2019).
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