<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Pour sauver l’Occident, il faut sortir de la caverne

26 avril 2023

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Pour sauver l’Occident, il faut sortir de la caverne

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L’Occident s’est construit sur la raison, la logique, la découverte des autres civilisations. Cette perte de la raison envahie par le subjectivisme et la disparition du sens de l’art menace l’avenir de l’Occident mais donne aussi des pistes pour assurer sa survie. 

Richard M. Reinsch II, directeur du B. Kenneth Simon Center for American Studies at the Heritage Foundation and the AWC Family Foundation Fellow. Article original publié sur le site d’Acton Institute. Traduction de Conflits. 

L’ouvrage de Spencer Klavan, How to Save the West : Ancient Wisdom for 5 Modern Crises identifie cinq crises qui, selon lui, affligent l’Occident et minent lentement l’Amérique : la réalité, le corps, le sens, la religion et les régimes. Klavan affirme que sous le changement, le chaos et le tourbillon de nos vies, il y a un logos, une raison et une logique profondément ancrées qui informent tout. Si nous l’embrassons – et cela demande du travail et du courage – nous trouverons la vérité sur nous-mêmes et sur ce que nous devrions faire du temps qui nous est imparti. Et, selon lui, ce cadeau nous vient des sources les plus sages de la pensée occidentale.

Sagesse occidentale 

Tout au long du texte, sa voix est mesurée, éloquente, souvent pleine d’espoir et humble. Dans l’introduction, il déclare que « le champ de bataille le plus important dans la guerre culturelle est celui que l’on oublie le plus souvent. Au sein de chaque âme humaine, de chaque famille, de chaque jour, se livre une bataille pour déterminer quels principes, quelles croyances et quels rituels seront acceptés, enseignés et transmis. Dans ce combat, vous êtes la dernière ligne de défense ». Klavan ne conseille cependant pas la guerre. Il préconise plutôt l’étude, la réflexion et l’action vertueuse dans le contexte et le réseau de relations et de communautés qui remplissent votre vie.

Nous devrions d’emblée nous poser la question suivante : qu’est-ce que l’Occident ? Et a-t-il les moyens de nous sauver ? L’Occident n’est-il pas une simple construction intellectuelle ? Klavan répond que l’Occident « englobe l’héritage vaste et complexe d’Athènes (le monde classique) et de « Jérusalem » (les monothéistes juifs et chrétiens du Proche-Orient). Les produits culturels communs de ces civilisations et les grandes aventures qu’elles ont inspirées sont des sources de sagesse durement acquise et transformatrice qu’il serait insensé de nier ». Plus précisément, les « fils de continuité » occidentaux « s’étendent à travers le temps et l’espace ». Ils comprennent, entre autres, « Cicéron, Frederick Douglass, Eschyle et Shakespeare, Saint Jérôme et Julienne de Norwich », nous fournissant les « idées et les chefs-d’œuvre » qui parlent aux gens à travers le monde. L’une des plus grandes incarnations du savoir occidental aujourd’hui, note M. Klavan, est peut-être le cardinal Robert Sarah, l’humble prélat catholique originaire de Guinée qui parle admirablement le langage de la foi et de la raison, instruisant nombre de ses frères clercs européens et nord-américains des enseignements fondamentaux de leur civilisation, que trop d’entre eux ont honteusement rejetés ou ignorés.

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L’importance de l’étude

Des désaccords et des tensions considérables entre les grandes périodes et les principaux penseurs jalonnent également le parcours de l’Occident. Par exemple, Klavan évoque la philosophie irréelle de Karl Marx, qui a réduit la personne humaine à un simple élément matériel. Il s’agit là d’un virage profondément erroné qui a éliminé la dignité de la conscience et de la liberté humaines. Pour cette seule raison, le marxisme doit être rejeté. L’esprit occidental nous donne la vitalité et la capacité de surmonter les erreurs et de « faire face à notre nouvelle et effrayante époque ». Les crises identifiées par Klavan sont aggravées par les opportunités émergentes et les fardeaux profonds de la « technologie », qui est aujourd’hui de plus en plus manipulée par une multitude d’entreprises, en partenariat avec le gouvernement fédéral, pour contrôler l’esprit et les choix des citoyens américains. Dans une formule émouvante, Klavan note « qu’il ne faut pas considérer comme « inévitable » que nos données soient vendues au plus offrant, que nos enfants soient accros au porno en ligne et que nos vies se déroulent dans le métavers ». Nous devrions nous rappeler que « si vous êtes dans le métavers, alors quelqu’un d’autre est à l’extérieur, en train de le contrôler. Qui ? Et dans quel but ? » En effet.

Mais le problème de la technologie nous fait prendre conscience que nous avons perdu l’idée qu’il existe une réalité que nous n’avons pas créée et vers laquelle nous devrions nous tourner pour trouver notre vraie mesure. Pourquoi ne pouvons-nous pas créer notre propre réalité ? Et si rien n’est vrai mais que la pensée le rend tel, alors comment s’étonner que la science, la politique et l’éducation deviennent des outils utilisés par quelques puissants pour exprimer leur souveraineté sur le plus grand nombre ?

La réalité et les rêves

Klavan souligne que nous sommes toujours tentés de nous détourner de la réalité en raison des exigences apparemment inflexibles qu’elle impose à nos pensées et à nos actes. Au cœur de la philosophie occidentale se trouve cette question : Existe-t-il « une base commune, stable et objective pour comprendre ce qui est vrai, moral et réel » ? Pour répondre à cette question, Klavan rappelle les joutes entre Socrate et les sophistes, dont la spécialité était de transformer n’importe quel argument, aussi rempli d’erreurs soit-il, en argument gagnant pour accéder au pouvoir.

Les sophistes s’appuyaient sur le relativisme sophistiqué du philosophe Héraclite, du cinquième siècle avant J.-C., qui a fait remarquer que tout ce qui est visible change – « toutes les choses sont en mouvement ». Dans le Théétète de Platon, Socrate dit que Protagoras était le plus sage des sophistes, dont l’enseignement se résume finalement à l’idée que l’homme est la mesure de toutes choses. L’aboutissement du sophisme, selon Klavan, est la déclaration classique de Thrasymaque dans la République, selon laquelle « la justice n’est rien d’autre que ce qui est bon pour les puissants ». Le débat sur la réalité touche au cœur même de la société et à la manière dont nous allons vivre ensemble. Socrate sera mis à mort pour avoir dénoncé la folie et l’ignorance non seulement des sophistes, mais aussi de leurs élèves devenus fonctionnaires athéniens. Comme l’observe Klavan, « la crise de la réalité à Athènes était omniprésente, tout comme la nôtre : pratiquement tous les détenteurs du pouvoir avaient abandonné la vraie sagesse au profit de leur intérêt personnel ». Platon, note-t-il, voulait prouver que les Athéniens s’étaient lourdement trompés en condamnant Socrate, et pour ce faire, il devait prouver que tout n’était pas en mouvement.

Le monde ne se résume pas à ce que nous en percevons. Et c’est peut-être la raison pour laquelle, selon Klavan, nous sommes souvent insatisfaits du monde. Socrate et Platon se sont démarqués des sophistes sur ce point. Ils ont construit leur philosophie sur le fondement de la réalité, qui peut être connue par des êtres humains dotés d’une âme, capables de penser, d’abstraire et de réfléchir pour connaître le Bien. Notre pensée ne s’épuise pas dans les seules données sensorielles de la matière. Avec notre âme, nous pouvons penser dans « le domaine intelligible, le domaine des choses comme les nombres et la bonté ». Des choses que nous ne pouvons percevoir qu’avec l’âme. L’argument de Platon sur les Formes et leur lien avec notre monde a été rejeté par Aristote en faveur de la forme, de la matière et de la causalité, mais les deux penseurs se sont appuyés sur une réalité connaissable que l’homme n’a pas créée.

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L’allégorie de la caverne

Pour mettre en lumière le débat permanent entre réalité et irréalité, Klavan évoque la célèbre allégorie de la caverne de Platon dans la République, où un groupe de personnes est manipulé à son insu par d’autres personnes à l’aide de divers artefacts. Rien n’est réel dans la caverne, mais les gens croient le contraire, et Socrate conclut : « Ils sont comme nous ». La seule façon de sortir de la caverne est de savoir que notre âme est faite pour la lumière « non faite par l’homme », une lumière qui ne nous contrôle pas et ne nous cajole pas, mais qui est à la base de tout. Mais cela demande du travail. Nous devons désirer la vérité, accepter que nous nous sommes trompés et abandonner le confort des autres qui nous dirigent pour leurs objectifs étroits.

Nous sommes toujours confrontés au problème de la caverne. Le métavers de Mark Zuckerberg n’est que la dernière tentative en date pour nous offrir un spectacle de marionnettes qui nous éblouit, nous détournant de ce que nous sommes vraiment en tant que personnes humaines tangibles.

Klavan pose la question évidente dans le chapitre suivant, consacré au corps : Si l’âme est si grande et qu’elle peut connaître le vrai, le bien et le beau, quel est le besoin du corps ? Le corps ne nous rabaisse-t-il pas, comme un esclave qui n’obéit pas à son maître ? Ne pouvons-nous pas en faire notre bon instrument ? C’est en tout cas ce que prétend le mouvement transgenre. Pippa Gardner, une artiste transgenre, explique que « je vois le corps presque comme un jouet ou un animal de compagnie avec lequel je peux jouer ». Plus de sagesse de la part de Pippa : « Je suis un intérieur et un extérieur. Je les vois comme l’un dans l’autre. […] J’en suis à un point où la partie extérieure ne se comporte pas aussi bien qu’elle le devrait, et la partie intérieure s’en trouve exaspérée, disant Allez ! ». C’est irréel. Dans le même ordre d’idées, le mouvement pour la positivité du corps veut vanter les corps obèses comme étant dignes de nos louanges. Nous sommes désormais soumis à des campagnes de marketing mettant en scène des personnes en surpoids qui sont belles, nous dit-on. Il s’agit d’une réaction excessive à la glorification et à la sexualisation problématiques des beaux corps qui remplissaient traditionnellement les publicités marketing. Ces deux représentations du corps manquent largement leur cible.

Quelqu’un peut-il nous sauver de ce corps de mort ? Contre ce que Mary Harrington appelle le « biolibertarisme », ou la tentative de considérer nos corps comme des instruments ou de simples objets que nous pouvons jeter et remplacer, Klavan revient à l’argument d’Aristote selon lequel « bien que tout soit fait de matière, il y a certaines vérités sur la matière qui ne sont pas matérielles ». Parmi ces vérités, on trouve la causalité, la forme et la matière, l’âme et le corps, qui existent nécessairement ensemble et non séparément. Le but du corps, affirme Klavan, « est de vivre une vie consciente ». Nous sommes de la matière, des corps : c’est la cause matérielle. La cause formelle est le plan de notre forme. La cause efficiente implique celui qui nous a créés. Et la cause finale est la raison pour laquelle nous existons. Nous ne sommes pas descendus dans un corps avec notre âme, mais « nous sommes du sang, des os et des tendons, auxquels un principe organisateur a donné forme ; nous sommes de la matière arrangée de telle manière qu’elle est consciente d’elle-même ». Cette conscience, que Jérôme appelle l’étincelle divine, n’est ni un sous-produit accidentel de notre existence physique, ni un moi de rêve qui daigne faire fonctionner un corps dont il n’a pas besoin. La conscience est en fait ce que fait notre corps. 

Le corps et le matérialisme

Cette union corps-âme fait de nous des êtres médiatisés, évitant le matérialisme et le dualisme.

Si nous sommes sûrs qu’il existe une réalité et que nos corps sont formés pour des buts multiples, dont le plus élevé est la rationalité et la contemplation, alors notre vie a un sens qui n’est pas arbitraire. Comment pourrions-nous l’exprimer ? Dans les derniers chapitres, Klavan aborde la question de l’art, de Dieu et de la politique en tant qu’activités dans lesquelles les êtres humains peuvent apporter leurs plus grandes contributions et créer des vies communes avec d’autres personnes qui expriment pleinement la gloire de l’homme.

L’art n’est jamais un simple art, comme le prétendent aujourd’hui de nombreux artistes de toutes sortes. Il n’existe pas non plus pour exalter la transgression ou la rébellion sans fin. Même Camille Paglia, qui a fait l’éloge de la pornographie dans certaines parties de ses écrits, a raison lorsqu’elle déclare : « Au XXIe siècle, nous cherchons le sens, nous ne le subvertissons pas ». Nous avons besoin d’un art, note Klavan, qui « dise la vérité morale sur le monde, y compris ses aspects les plus sombres ». C’est pourquoi nous revenons sans cesse à Hamlet et Macbeth de Shakespeare, qui expriment pleinement les désirs, les dépravations et les faiblesses de l’homme, tout en montrant leurs opposés.

L’auteur n’hésite pas à dire où tout cela pourrait nous mener : Dieu. Klavan note que l’homme ne peut être forcé à croire, mais que si nous voulons que « l’art et la vie humaine aient une signification [nous] devrions vouloir croire en Dieu ». Sinon, la source de cette signification semble impossible à localiser. L’homme reste fondamentalement un être animé par le sens du divin. La religion peut être écartée, mais elle revient par la petite porte. Klavan se demande si c’est ce qui explique le mieux l’emprise captivante de la politique identitaire sur de nombreuses personnes. Sa tentative de confier à l’État la capacité d’invoquer un sens sacré en conférant à certains groupes un statut sacré de victime remplit à tort quelque chose de profond en nous.

Dans le même ordre d’idées, il est devenu courant, pendant les guerres du COVID, qu’Anthony Fauci soit fréquemment dépeint en saint homme de la médecine. Les progressistes voulaient que la séparation de l’Église et de l’État aboutisse à ce que nos institutions civiles nous gouvernent et contrôlent la méthode de notre pensée et de notre pratique. Cet empiétement sur les terres sacrées n’est certainement pas une bonne chose. Comme l’affirme Klavan vers la fin de How to Save the West, « le libéralisme classique, la liberté républicaine et même la Constitution américaine : rien de tout cela n’a été conçu pour survivre seul. Ce sont des joyaux sertis dans une couronne ». Et cette couronne est soutenue par un « Créateur ». Nous devons vivre à la lumière des vérités éternelles « transmises par nos ancêtres », et alors nous aurons une chance de sauver l’Occident et notre pays.

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