La Russie s’inquiète de l’espionnage de la Chine

8 juin 2025

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : Xi Jinping et Vladimir Poutine à Moscou, en mars 2023. (C) Wikipedia

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La Russie s’inquiète de l’espionnage de la Chine

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C’est un document secret des services russes, que le New York Times a pu se procurer. Moscou s’inquiète de l’espionnage de la Chine et de la vassalisation de son pays. Espionnage militaire, guerre informationnelle en Sibérie : la Russie apparait de plus en plus soumise à la Chine.

Le document date vraisemblablement de fin 2023, début 2024. Le New York Times a pu se le procurer et le faire authentifier par plusieurs services occidentaux. Les services russes s’inquiètent de l’infiltration chinoise, de l’espionnage en cours sur leur sol, du recrutement d’agents et de projets de contrôle de la Sibérie et de l’Arctique.

Empêtrée en Ukraine, la Russie est de plus en plus affaiblie et soumise à la main mise chinoise.

Extraits de l’article sur New York Times. Traduction de Conflits. Les intertitres et les commentaires sont de Conflits.

La Chine : un ennemi

Mais dans les couloirs de la Loubianka, le quartier général de l’agence de sécurité intérieure russe, connue sous le nom de FSB, une unité de renseignement secrète qualifie les Chinois d’« ennemis ».

Cette unité, qui n’avait jamais été révélée auparavant, a averti que la Chine constituait une menace sérieuse pour la sécurité russe. Ses agents affirment que Pékin tente de plus en plus de recruter des espions russes et de mettre la main sur des technologies militaires sensibles, parfois en attirant des scientifiques russes mécontents.

Ils craignent que des universitaires chinois ne préparent le terrain pour revendiquer des territoires russes. Ils ont également averti que des agents secrets chinois menaient des activités d’espionnage dans l’Arctique sous le couvert de sociétés minières et de centres de recherche universitaires.

Ces menaces sont exposées dans un document interne de huit pages du FSB, obtenu par le New York Times, qui définit les priorités pour lutter contre l’espionnage chinois. Ce document n’est pas daté, ce qui laisse penser qu’il s’agit d’un projet, même si le contexte semble indiquer qu’il a été rédigé fin 2023 ou début 2024.

Le groupe de cybercriminalité Ares Leaks s’est procuré ce document, sans toutefois préciser comment. Il est donc impossible de l’authentifier de manière définitive, mais le Times l’a transmis à six agences de renseignement occidentales, qui l’ont toutes jugé authentique. Ce document offre l’aperçu le plus détaillé à ce jour des coulisses du contre-espionnage russe à l’égard de la Chine.

Poutine et Xi Jinping, le dirigeant chinois, poursuivent avec acharnement ce qu’ils appellent un partenariat « sans limites ». Mais la note top secrète du FSB montre qu’il existe en réalité des limites.

Opposition entre les services et les politiques

« Vous avez les dirigeants politiques, qui sont tous favorables à un rapprochement avec la Chine », a déclaré Andrei Soldatov, expert des services de renseignement russes vivant en exil en Grande-Bretagne, qui a examiné le document à la demande du Times. « Vous avez les services de renseignement et de sécurité, qui sont très méfiants. »

Trois jours avant l’invasion de l’Ukraine par M. Poutine en 2022, le FSB a approuvé un nouveau programme de contre-espionnage appelé « Entente-4 », révèle le document. Le nom de code, qui fait apparemment référence avec ironie à l’amitié croissante entre Moscou et Pékin, cache la véritable intention de l’initiative : empêcher les espions chinois de nuire aux intérêts russes.

Les agents des services de renseignement chinois ont intensifié leurs efforts pour recruter des responsables russes, des experts, des journalistes et des hommes d’affaires proches du pouvoir à Moscou, indique le document.

« Poutine pense qu’il peut s’engager beaucoup plus profondément dans cette alliance avec la Chine, et même si cela comporte des risques, cela en vaut la peine », a déclaré Alexander Gabuev, directeur du Carnegie Russia Eurasia Center, qui a examiné le document à la demande du Times. « Mais nous voyons également que certains membres du système sont sceptiques quant à cette approche. »

L’inquiétude quant à la vulnérabilité de la Russie face à une Chine de plus en plus puissante domine la note. Mais on ne sait pas dans quelle mesure ces inquiétudes sont répandues au sein de l’establishment russe, au-delà de l’unité de contre-espionnage. Même les nations alliées s’espionnent régulièrement.

La Chine cible les secrets de guerre et les scientifiques russes

La Chine dispose de scientifiques de classe mondiale, mais son armée n’a pas connu de conflit armé depuis la guerre d’un mois avec le Vietnam en 1979. Il en résulte une inquiétude en Chine quant à la capacité de son armée à faire face aux armes occidentales dans un conflit autour de Taïwan ou de la mer de Chine méridionale. Les responsables des services de renseignement chinois sont impatients de comprendre la lutte de la Russie contre une armée soutenue par l’Occident.

« Pékin s’intéresse particulièrement aux informations sur les méthodes de combat utilisant des drones, la modernisation de leurs logiciels et les méthodes de lutte contre les nouveaux types d’armes occidentales », indique le document du FSB,

La Chine est depuis longtemps à la traîne derrière la Russie en matière d’expertise aéronautique, et le document indique que Pékin en a fait une priorité. La Chine cible les pilotes militaires et les chercheurs en aérodynamique, en systèmes de contrôle et en aéroélasticité. Selon le document, les spécialistes russes qui ont travaillé sur l’ekranoplan, un navire de guerre de type aéroglisseur mis au point par l’Union soviétique, sont également recherchés.

Moscou craint que Pékin ne tente d’empiéter sur son territoire

La Russie craint depuis longtemps l’empiètement de la Chine le long de leur frontière commune de 2 615 miles. Et les nationalistes chinois contestent depuis des années les traités du XIXe siècle par lesquels la Russie a annexé de vastes portions de territoire, dont l’actuelle Vladivostok.

Cette question est désormais au cœur des préoccupations, la Russie étant affaiblie par la guerre et les sanctions économiques et moins capable que jamais de repousser Pékin. Le rapport du FSB soulève des inquiétudes quant au fait que certains universitaires chinois encouragent des revendications territoriales à l’encontre de la Russie.

La Chine recherche des traces d’« anciens peuples chinois » dans l’Extrême-Orient russe, peut-être pour influencer l’opinion locale favorable aux revendications chinoises, selon le document. En 2023, la Chine a publié une carte officielle qui incluait les noms historiques chinois de villes et de régions situées en Russie.

NDLR : cela n’a rien d’étonnant. En Chine, de nombreux officiels et universitaires défendent l’annexion de la Sibérie et de Vladivostok.

La Chine inquiète la Russie en Asie centrale et dans l’Arctique

Les inquiétudes concernant l’expansion de l’influence chinoise ne se limitent pas aux régions frontalières de l’Extrême-Orient russe.

Les pays d’Asie centrale répondaient à Moscou à l’époque soviétique. Aujourd’hui, selon le FSB, Pékin a développé une « nouvelle stratégie » pour promouvoir le soft power chinois dans la région.

Selon le document, la Chine a commencé à déployer cette stratégie en Ouzbékistan. Les détails de cette stratégie ne sont pas précisés dans le document, si ce n’est qu’elle implique des échanges humanitaires. L’Ouzbékistan et les pays voisins sont importants pour M. Poutine, qui considère le rétablissement de la sphère d’influence soviétique comme une partie de son héritage.

Le rapport souligne également l’intérêt de la Chine pour le vaste territoire russe dans l’Arctique et la route maritime du Nord, qui longe la côte nord de la Russie. Historiquement, ces eaux ont toujours été trop glacées pour permettre une navigation fiable, mais elles devraient devenir de plus en plus fréquentées en raison du changement climatique.

La Russie a toujours cherché à contrôler strictement les activités chinoises dans l’Arctique. Mais Pékin estime que les sanctions occidentales obligeront la Russie à se tourner vers la Chine pour entretenir ses « infrastructures arctiques vieillissantes », selon le document du FSB. Le géant gazier russe Novatek a déjà fait appel à la Chine pour sauver son projet de gaz naturel liquéfié dans l’Arctique, après avoir précédemment fait appel à la société américaine de services pétroliers Baker Hughes.

NDLR. Ce que dit ce rapport corrobore les analyses de Conflits depuis le début de la guerre. Il n’y a rien ni de nouveau ni de surprenant.

Le plus intéressant est surtout que les services russes s’inquiètent de cela, preuve d’une prise de conscience. Le fuitage du rapport dans les colonnes du Times doit lui aussi être pris avec circonspection : nous sommes, là aussi, dans le cadre de la guerre informationnelle. Gouvernement américain ou services peuvent avoir intérêt à diffuser ce type de rapport afin de justifier le changement de politique à l’égard de la Russie et de la Chine.

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