La guerre en Ukraine a marqué le retour des affrontements militaires en Europe. Mais elle a aussi initié le début d’une guerre mondiale de l’information et de l’influence. Kiev joue sa survie. L’Europe de l’Est sa sécurité. Paris et Moscou, leur identité stratégique.
Article paru dans le N°57 de Conflits.
Les empires ne meurent jamais. Longtemps après leur destruction, ils agitent encore les rêves des hommes. L’ombre de Rome plane sur l’Europe, celle de Soliman le Magnifique hante Ankara et la nostalgie des grands Abbassides nourrit le panarabisme.
Moscou n’a pour sa part jamais fait le deuil de l’empire soviétique, dont la chute fut « la plus grande catastrophe géopolitique du xxe siècle », selon le président Poutine. Il est plus qu’un rêve, un regret. Plus qu’un regret, un projet.
La Russie est bornée en Orient par la Chine et au midi par la géographie. Enfermée dans un immense espace diluant de steppes, de glaces et de forêts, elle a besoin de l’Europe pour être une puissance. Mais pas dans le cadre d’un partenariat qui la ramènerait à son poids économique, c’est-à-dire à quelque chose comme l’Espagne. Elle doit y retrouver une zone d’influence, à défaut de dépendances.
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L’Europe est vue comme un espace géopolitique mou à se partager avec l’Amérique, dont le Kremlin ne conteste pas la présence, mais l’empiétement sur ce qu’il considère comme son espace impérial naturel, à l’est du continent.
Les combats qui ensanglantent le Donbass ne sont que la partie la plus visible et tragique d’une guerre globale. L’objectif russe ne se cantonne pas, tant s’en faut, à la conquête de quelques arpents de terres à blé.
Conserver ou arrondir le Donbass sans réussir à mettre en place une nouvelle architecture géopolitique européenne dont elle tirerait les ficelles serait un échec pour la Russie. Une Ukraine libre, tournée vers l’ouest, l’enfermerait dans ses espaces immenses et marginaux, loin des centres de pouvoir et de richesse. Elle redeviendrait quelque chose comme la Russie d’avant Pierre le Grand. Sa puissance militaire même ne lui servirait plus de rien, l’éloignement géographique rendant désuètes menaces et pressions sur l’Europe. Un splendide isolement la sortirait du grand jeu des puissances.
Aussi, la Russie mène-t-elle, au-delà de la ligne de front militaire, un combat d’influence qui vise à saper le système international et une guerre de l’information destinée à neutraliser ses adversaires. Le front principal n’est pas le plus sanglant, malgré les apparences.
Une guerre d’influence globale
La Russie ne peut être forte que par la faiblesse des Européens. Il serait contraire à ses intérêts qu’ils retrouvent leur densité stratégique et ne la craignent plus. Aussi leur livre-t-elle une guerre d’influence implacable pour les marginaliser et les expulser du jeu international. C’est pourquoi elle refuse obstinément leur participation aux discussions de paix avec l’Ukraine, écartant jusqu’à la France et le Royaume-Uni, puissances nucléaires et membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, dont ce serait la place naturelle.
En récusant en Europe même ces deux États aux prétentions globales, la Russie s’attaque à leur statut. Si on ne les convie pas à la table des négociations sur leur propre continent, quelle légitimité internationale leur reste-t-il ?
Poutine sait que ses troupes ne défileront jamais à Paris ou à Londres. Ce n’est pas son but. Il lui suffit que ces États sanctuarisés soient discrédités et impuissants à l’extérieur. Qu’ils se trouvent dans l’incapacité d’exercer leur leadership naturel et de prendre la tête d’un réveil stratégique et d’un réarmement de l’Europe, qui poseraient des bornes infranchissables aux ambitions russes.
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Il s’agit d’un affrontement essentiel pour la France. Pas en raison des fluctuations d’une frontière lointaine dans le Donbass, mais parce que la Russie se bat de toutes ses forces pour l’enfermer dans ses frontières et l’expulser du club des puissances. Pour la priver de sa vocation globale. Pour détruire l’exception stratégique qui fait son identité. Pour la normaliser.
Les coups portés à la France en Afrique ont précédé l’invasion de l’Ukraine, révélant un plan d’ensemble à long terme. Remettre en cause son rôle sur le continent noir, dont elle a, bon an mal an, régulé les crises depuis les années 1970, était un moyen de l’affaiblir en remettant en cause son principal atout, qui n’est pas sa force propre, mais sa capacité d’entraînement. Moscou attaque désormais jusqu’à ses territoires d’outremer, accusant Paris de « militarisme » et de « colonialisme » à Mayotte[1]. Une « plus petite France » prospère ne la dérangerait pas, mais elle veut briser sa vocation internationale millénaire.
À l’inverse, si la France parvenait à fédérer ses alliés européens pour contenir les ambitions russes malgré les frasques américaines, elle affirmerait de manière éclatante son rôle de puissance d’équilibres et ouvrirait de nouveau la voie alternative entre blocs et géants qu’elle défend historiquement. L’écrasement de l’Ukraine aurait à l’inverse un effet dévastateur sur sa crédibilité.
Pour résumer la situation, Kiev joue sa survie. L’Europe de l’Est sa sécurité. Paris et Moscou, leur identité stratégique.
La divine surprise pour Poutine a été la véritable guerre civile que se livrent Américains trumpistes et progressistes. Certaines décisions du président Trump s’expliquent à cette aune. Sa priorité est de détruire les réseaux d’influence progressistes, qui se confondent souvent avec les réseaux américains à l’étranger. Pour vaincre ses ennemis de l’intérieur, les isoler, tarir leurs ressources économiques et provoquer le déclassement social d’une élite qui perd brutalement ses emplois et ses perspectives de carrière, Trump prend le risque de démanteler l’ordre établi. Il a tout intérêt à privilégier des rapports de force bruts sur lesquels il conserve la main, libéré de structures et de milieux qui lui sont hostiles.
La Russie se trouve dans une situation un peu similaire pour d’autres raisons : elle est trop pauvre et trop faible, en dehors du domaine militaire (sur lequel repose toute sa mise), pour développer des réseaux dignes de ce nom, en dehors de quelques marges déshéritées en Afrique. Ses réelles capacités de nuisance ne lui permettent pas de construire un nouveau système. Avec d’autres États révisionnistes, elle a intérêt à avancer ses pions à la faveur du relâchement des mécanismes de sécurité collective. Ici, la brutalité est la ressource du faible qui renverse un système où il n’avait aucune chance d’atteindre ses objectifs en suivant les règles établies.
À l’inverse de la Russie, les États-Unis peuvent espérer reconstruire de nouveaux réseaux et contribuer à façonner de nouvelles règles internationales qui leur seront favorables. Mais tout dépendra de l’attitude à venir de la Chine. Choisira-t-elle de déployer elle aussi ses forces contre Taïwan ou, au contraire, saisira-t-elle l’opportunité de remplir le vide laissé par les démocraties, d’étoffer ses réseaux, de créer son propre écosystème et d’apparaître comme la garante d’un nouvel ordre mondial dont elle aurait édicté les règles, mettant Washington devant le fait accompli ?
L’encerclement cognitif russe
La guerre est un choc de volontés qui ne se limite plus aux forces armées. Elle s’étend au milieu social dans son ensemble. Comme l’avait parfaitement identifié le général Guerasimov[2] dès 2013, le centre de gravité des guerres contemporaines réside dans la cohésion nationale.
La Russie a donc initié une guerre de l’information, c’est-à-dire un ensemble d’actions informationnelles offensives destinées à fausser les facultés d’analyse, à paralyser les capacités décisionnelles ou à disloquer la cohésion interne et la légitimité de la cible tout en sécurisant les siennes propres.
Les opérations de ce type impliquent de réaliser au préalable une cartographie des rapports sociaux et culturels, des désirs et des peurs, des antagonismes et des contradictions des sociétés adverses, pour adapter l’action au terrain social et psychologique.
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Les opérateurs russes ont hérité du savoir-faire de ce que les Soviétiques appelaient les « mesures actives », c’est-à-dire des opérations d’intoxication informationnelles révélées par la déclassification des archives à la chute de l’URSS. De manière simplifiée, la méthode compte sept étapes : trouver les failles et vulnérabilités de la cible ; créer un narratif ; imbriquer mensonge et vérité ; donner l’impression que l’information vient d’ailleurs ; identifier les idiots utiles qui vont la relayer ; nier l’évidence ; laisser traîner, l’accumulation des opérations ayant un effet politique majeur à long terme. L’ère numérique permet de démultiplier les effets de ce type d’opérations.
En les cumulant à d’autres méthodes de guerre informationnelle, il est possible de réaliser un véritable encerclement cognitif de la cible en faussant sa perception des rapports de force ; en paralysant sa volonté de combattre ; en provoquant sa dislocation intérieure par la dégradation des critères de légitimité qui assurent sa cohésion.
Les agents russes popularisent ainsi l’idée d’un rapport de force tellement défavorable qu’il serait suicidaire pour les Européens de provoquer Moscou et de s’exposer à des représailles. Des gesticulations nucléaires régulières appuient ce narratif.
Ils exploitent plus largement le consumérisme et le pacifisme des Occidentaux pour paralyser leur volonté de résistance. Leurs réseaux cherchent à diffuser la perception d’un conflit lointain, isolé, qui ne serait pas l’affaire des démocraties, pour développer l’indifférence quant aux attaques hybrides russes et la lassitude face au coût de l’appui à l’Ukraine.
Pour entraver une action collective stratégique, il est important de remettre en cause la légitimité des dirigeants, des institutions. Les opérateurs russes épousent les fractures internes de nos démocraties. En soufflant sur les braises des mécontentements, ils créent une communauté d’intérêt fictive en liant leurs narratifs aux préoccupations de groupes politiques identifiés. Le but est de ramener la question géopolitique russe à une étiquette politique. La cohérence idéologique prime dès lors sur la cohérence logique. Suprême ironie ! Des dirigeants européens bercés dans le mythe pacifiste de la fin de l’histoire sont qualifiés par leurs opposants de va-t-en-guerre parce qu’ils se rebiffent tardivement contre les injonctions russes. Les « idiots utiles » sont généralement des militants obnubilés par les discordes civiles.
Les démocraties courent le risque de se disloquer à partir du moment où la polarisation devient telle que les partis nient leur légitimité réciproque, interrompent le processus de compromis et de recentrage des idées qui sont la condition d’une action collective consensuelle dans une société ouverte. Le danger tient probablement moins à un parti en tant que tel qu’à la rupture du consensus démocratique et au refus de l’alternance politique, désormais perçue comme une défaite plus que comme un rééquilibrage. Les Russes ont systématisé le recours à la désinformation, à la mésinformation et aux intoxications à grande échelle. Mais pour cela, il faut des vecteurs. Ils ont donc constitué un réseau composé d’influenceurs, d’avatars, de fermes à trolls et de comptes fictifs. Ces dispositifs ont été identifiés. Dès 2021, Maxime Audinet a mis à nu les réseaux de désinformation russes en Afrique dans une étude publiée par l’Irsem. Plus récemment, Viginum a cartographié l’architecture informationnelle de combat russe en France, identifiée sous le nom de Portal Kombat. Ces rapports sont disponibles en libre accès sur internet.
Comment parer ces attaques ? En commençant par alerter l’opinion sur une nouvelle conflictualité qui ne frappe plus les infrastructures, mais les esprits, qui ne détruit plus les armées, mais disloque les sociétés.
L’arme informationnelle est de plus en plus utilisée par nos compétiteurs. Mais eux-mêmes sont vulnérables. Des espaces béants sont ouverts, où il n’y aurait pas besoin de se livrer à des mensonges et intoxications pour manœuvrer. Il serait d’autant plus pertinent d’exploiter ces vulnérabilités que, dans les guerres de l’information, il n’est pas de vraie défense possible. Seule l’attaque est efficace.
Les Français ont tendance à se croire en sécurité tant que leurs frontières physiques sont protégées. Mais leurs frontières psychologiques et cognitives sont en péril dans le cadre d’une guerre globale appelée à durer.
[1] https://www.lefigaro.fr/politique/mayotte-la-russie-denonce-la-militarisation-de-l-ile-et-y-remet-en-cause-la-souverainete-francaise-20250327
[2] Né en 1955, chef de l’état-major général des Forces armées de la Russie, vice-ministre de la Défense.