Tandis que la France fait face à des défis économiques et technologiques majeurs, la souveraineté redevient une priorité nationale. Pierre-Marie de Berny, directeur du cabinet Vélite, dévoile les clés pour reconquérir une indépendance industrielle, numérique et stratégique. De la culture d’entreprise au rôle de l’État en passant par la transition écologique, cet éclairage indispensable permet de comprendre comment bâtir la France de demain.
Propos recueillis par François-Xavier Sanzey.
Pierre-Marie de Berny est président du cabinet Vélite, spécialisé en renseignement d’affaires. Il a publié un rapport sur la souveraineté économique des entreprises du CAC 40.
Vous avez décidé de nommer votre cabinet « Vélite », pourquoi ce choix ?
Le nom « Vélite » fait référence aux fantassins légers de l’armée romaine antique. Ils étaient à la fois mobiles, agiles et jouaient un rôle essentiel d’éclaireurs en amont des batailles. Ce choix n’est pas anodin. Il reflète une triple aspiration : la rapidité d’action, la capacité à opérer de façon souple dans des environnements complexes, et surtout le rôle de conseil stratégique anticipateur auprès des entreprises.
La France est-elle aujourd’hui souveraine sur le plan économique ?
La France a un potentiel de souveraineté très important. Sur le papier, la France dispose d’un patrimoine industriel et technologique remarquable, maîtrisant des secteurs critiques variés : défense, nucléaire civil et militaire, spatial, transport aérien, luxe, agroalimentaire. Ces fleurons sont une richesse nationale majeure. Pourtant, cette force est fragile, car elle n’est pas actualisée. Depuis les années 2000, la France connaît un déficit commercial structurel. Le passage à l’euro a eu un effet pervers : notre monnaie unique s’est révélée surévaluée par rapport à notre productivité réelle, affaiblissant l’exportation française au profit des importations allemandes, et contribuant à la désindustrialisation. Le problème ne se limite pas à la monnaie ou à la technique, mais est avant tout culturel. La France est une nation d’ingénieurs et de hauts fonctionnaires, ce qui est une force, mais peine à devenir une nation de marchands, à acquérir cette culture du commerce international. De plus, le patriotisme économique a souvent été caricaturé et confondu à tort avec un nationalisme, freinant son développement.
La France a trop souvent accepté les normes internationales, surtout anglo-saxonnes, sans défendre ses intérêts stratégiques. On s’est surapproprié la méthode fabless (entreprises sans usine), parfois à perte, pour transférer toutes nos technologies en Chine, qu’avec mépris nous pensions incapable de devenir l’ogre économique qu’elle est aujourd’hui. Cette situation déficitaire, culturelle, affaiblit notre souveraineté, car la capacité à produire, innover et imposer des règles dans nos secteurs clés est un facteur de puissance et d’indépendance. La souveraineté demande de la cohérence, du discernement, du patriotisme, de la volonté, des sacrifices, de la vision long terme, ce qui nous manque aujourd’hui,
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Quel regard portez-vous sur les entreprises françaises, cotées ou non, et leur engagement dans la souveraineté ?
Depuis quinze ans que nous accompagnons des groupes français, je ne constate pas de tournant majeur, mais un sursaut culturel. Le mot « souveraineté » fait désormais son retour dans les comités exécutifs et les conseils d’administration. Les dirigeants reconnaissent que cette dimension est essentielle, mais ils sont souvent désemparés face à la complexité du sujet. Notre rôle est précisément d’apporter une grille de lecture pragmatique, en établissant un diagnostic stratégique complet. Nous analysons plusieurs dimensions : la gouvernance, la structure du capital, l’ancrage industriel, les dépendances critiques (technologiques, matières premières), la maîtrise des données. On observe des signaux faibles, mais encourageants. Le fait que la souveraineté soit une valeur qui s’est remonétisée à grande vitesse est positif. Par exemple, on commence à voir des entreprises et collectivités territoriales délaisser les géants américains du cloud au profit de solutions européennes plus souveraines. Des groupes industriels majeurs réévaluent leur dépendance aux fournisseurs étrangers dans des domaines critiques, comme les semi-conducteurs ou la cybersécurité. Cette dynamique est encore embryonnaire, mais elle témoigne d’une prise de conscience grandissante.
Comment concilier ouverture à l’international et ancrage national fort ?
Cette question est au cœur du débat. Beaucoup imaginent qu’ouverture internationale et souveraineté sont incompatibles, que défendre ses intérêts stratégiques reviendrait à se replier sur soi. Ce serait une erreur fondamentale. La France, comme l’Europe, doit rester ouverte aux échanges internationaux, car le commerce, les investissements étrangers et la coopération technologique sont des leviers indispensables de croissance et d’innovation. Il s’agit donc d’abord d’éviter les biais culturels et idéologiques, qui contribuent aux effets de mode comme celui de la délocalisation dans les années 2000. En plus d’être maîtrisée et organisée, je défends un modèle d’« ouverture contrôlée » : il faut que les centres névralgiques des entreprises – la recherche, le développement, les données sensibles, et la gouvernance – restent sur le territoire français. Idéalement, le capital doit aussi être majoritairement français ou européen, afin d’éviter les prises de contrôle hostiles. Des entreprises comme Thales, Safran ou Vinci démontrent que ce modèle est viable et performant.
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Pourquoi l’imposition de nos standards techniques, dans le cloud ou encore la cybersécurité est-elle si stratégique ?
Celui qui contrôle les normes contrôle en partie le marché. C’est un levier fondamental de souveraineté. L’Europe est aujourd’hui le premier marché mondial en termes de chiffre d’affaires, ce qui lui confère un pouvoir immense pour imposer ses standards. Pourtant, elle ne joue pas pleinement ce rôle. Les États-Unis, via les GAFAM, imposent leurs normes techniques, juridiques et économiques, ce qui avantage leurs industriels et limite la concurrence européenne, tandis que l’Europe comme la France souffrent d’un complexe d’infériorité, si bien qu’elles oublient leur force. L’image de l’éléphant attaché à une corde illustre bien notre situation : nous avons la taille et la puissance, mais nous nous limitons par des habitudes et des postures d’autocensure. Il nous faut mener et assumer une politique de puissance économique cohérente et à long terme. Imposer nos propres normes permettrait de tirer vers le haut nos industries, de stimuler l’innovation locale et de créer un cercle vertueux. Par exemple, en cybersécurité, si nous définissons des standards exigeants, nos fournisseurs européens seront mieux armés face à la concurrence mondiale. Ce complexe n’est pas une fatalité : c’est un choix politique et économique.
Quel rôle l’État doit-il jouer dans cette reconquête de souveraineté ?
Le principal levier de reconquête est encore une fois culturel, il s’agit d’aider la haute fonction publique et les capitaines d’industrie à retrouver le chemin du patriotisme économique, et assumer de construire la puissance économique de la France et de l’Europe. L’État doit donc jouer un rôle fondamental, mais en se concentrant sur ses fonctions régaliennes et stratégiques. Défense, cybersécurité, IA, technologies quantiques : ce sont des domaines où l’intervention publique est indispensable, car le risque est trop élevé pour le privé, ou les retours sur investissement trop lents. Cependant, il ne faut pas que l’État se noie dans trop de projets, comme c’est le cas avec des plans trop larges et peu ciblés, comme France 2030, qui, bien qu’ambitieux, manquent de focus et de priorités claires. L’État doit aussi créer un écosystème d’exemplarité et communiquer dessus : cesser d’acheter systématiquement américain, privilégier les fournisseurs européens ou français dans ses achats publics, réduire la dépendance aux cabinets anglo-saxons pour ses réflexions stratégiques. Enfin, l’État doit être un gardien vigilant. Quand un groupe stratégique s’éloigne de l’intérêt national par des prises de contrôle étrangères ou des délocalisations massives, il doit agir pour recadrer et protéger la souveraineté économique. La souveraineté est une fonction régalienne et un levier de puissance.
Qu’est-ce qui freine aujourd’hui l’investissement industriel et technologique en France ?
Le principal frein est d’ordre culturel et fiscal. Ce n’est pas une question de manque de moyens financiers : le capital existe mais son investissement est freiné par une fiscalité confiscatoire et un environnement réglementaire complexe. Les entrepreneurs et Français les plus fortunés passent plus de temps à se protéger des appétit insatiable de la machine étatique qu’à investir et à innover. Cette situation nourrit une défiance structurelle, un manque de confiance dans le cadre d’investissement. Il faut libérer les énergies, alléger l’oppression administrative et fiscale, et surtout récompenser le risque entrepreneurial. Tant que ce climat de confiance ne sera pas rétabli, l’investissement restera limité, freinant notre capacité à innover et à conquérir des marchés. La souveraineté industrielle française ne manque ni de talents ni de moyens. Elle manque d’un cap clair.
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La décarbonation peut-elle être un levier de réindustrialisation ?
Oui, mais à condition que la transition écologique soit pensée comme un levier stratégique de souveraineté, et non comme une simple contrainte ou un coût. Prenez l’exemple de l’acier : si l’Europe impose un standard carbone très strict pour accéder à son marché, elle protège ses industriels vertueux, tout en obligeant les producteurs polluants à s’adapter ou à quitter le marché. Cela crée un effet de levier puissant pour la compétitivité et la durabilité. Or aujourd’hui, nous subventionnons la décarbonation sur notre sol, mais continuons à importer massivement des produits très carbonés à bas coût, ce qui constitue un dumping écologique. Cette situation est insoutenable économiquement et écologiquement. L’Europe doit cesser ce double discours et faire de la transition écologique un véritable levier de souveraineté et de puissance industrielle ou bien l’abandonner pour éviter d’asphyxier son économie, qui sinon mourra, drapée dans sa vertu environnementale. Encore une fois, laissons faire aussi nos entreprises.
Vous travaillez sur un ETF consacré à la souveraineté : de quoi s’agit-il ?
C’est un projet très innovant et passionnant. L’idée est de créer un véhicule d’investissement financier, un ETF (exchange traded fund), qui sélectionne les entreprises non pas principalement en fonction de leur secteur d’activité, mais surtout selon leur contribution réelle à la souveraineté nationale et européenne (mesurée sur plus de 60 critères).
Les premiers tests sont très prometteurs : l’outil d’investissement performerait plus que d’autres indices, comme le CAC40, le S&P500 et même l’indice star : le Nasdaq 100. Cet ETF permettrait à l’épargnant de soutenir des entreprises alignées avec cette volonté d’intérêt tout en sécurisant son placement. C’est un outil de reconquête, à la fois économique et culturelle, qui peut aider à orienter l’épargne de particuliers comme de professionnels vers des investissements porteurs de souveraineté. Nous sommes en discussions avec plusieurs partenaires pour lancer ce produit dans les prochains mois.