Comment un régime aussi installé que celui de Bachar al-Assad a-t-il pu s’effondrer en quelques jours ? Corruption interne, armée en guenille, autoritarisme : c’est une conjonction de facteurs différents qui a provoqué cette chute. Témoigne et analyse de Farid Jeanbart, qui a vécu la chute de l’intérieur.
Farid Jeanbart est diplomate syrien et docteur en géographie. Il a vécu de l’intérieur la dissolution et la chute du régime de Bachar al-Assad. Il évoque ici ce qu’il a vu et apporte un témoignage de première main sur les causes de cette chute.
La chute du régime de Bachar el-Assad a constitué une surprise stratégique aux répercussions régionales et internationales. Le 8 décembre 2024, une coalition de groupes armés de l’opposition, dirigée par Hayat Tahrir al-Cham (HTC) et opérant sous le nom d’« Opération Dissuasion de l’Agression », a mis fin à plus de treize années du pouvoir de Bachar el Assad. En seulement douze jours, ces forces, basées dans le gouvernorat d’Idleb, au nord de la Syrie, ont mis un terme à une guerre civile qui ravageait le pays depuis 2011.
Pourquoi la chute ?
Depuis cet effondrement spectaculaire, les analystes s’interrogent : doit-on expliquer cette chute par des facteurs internes au régime syrien, ou plutôt par des mutations structurelles d’ordre régional et international, qui auraient surpassé les dynamiques internes ? Nous estimons qu’il ne s’agit pas d’une opposition binaire, mais plutôt d’une interaction complexe entre les fragilités internes du régime et les transformations géopolitiques à l’échelle globale.
Une autopsie politique : excès de confiance et aveuglement stratégique
Depuis le coup d’État militaire de 1963, la Syrie était sous l’emprise du baasisme, une idéologie panarabiste prônant l’unification des nations arabes sous une forme de socialisme dirigiste. Ce putsch faisait suite à l’échec de la République arabe unie (1958–1961), qui unissait brièvement la Syrie et l’Égypte. Le comité militaire du parti Baas, dominé par des officiers alaouites dont Hafez el-Assad, prit rapidement le contrôle de l’État après avoir écarté ses rivaux nasséristes.
En 1970, Hafez el-Assad s’imposa définitivement par un coup d’État interne baptisé le « Mouvement de rectification », éliminant l’aile marxiste du parti, représentée par Salah Jedid. À partir de cette date, la famille Assad s’est maintenue au pouvoir grâce à un réseau de clientélisme avec la bourgeoisie urbaine (notamment à Damas et Alep), et au contrôle total de l’appareil sécuritaire, dirigé par des familles alaouites proches du clan Assad.
Contrairement à son père — surnommé par Yves Lacoste « le Bismarck syrien » — Bachar el-Assad n’a ni la stature politique ni la vision géopolitique requise pour diriger un pays aussi complexe que la Syrie. Initialement, Hafez destinait son fils aîné, Bassel el-Assad, à lui succéder, et le formait aux affaires militaires et stratégiques. Mais la mort accidentelle de Bassel en 1994 a précipité le retour de Bachar, alors étudiant en ophtalmologie à Londres, pour en faire un héritier improvisé.
Dès 2000, lors de son accession au pouvoir, de nombreuses figures de l’ancienne garde — à l’image de l’ex-vice-président Abdel Halim Khaddam — soulignaient son manque de charisme, de compétence et de profondeur stratégique. Son manque de préparation géopolitique, allié à une gouvernance autoritaire et centralisée, a lentement miné les fondements du régime.
Un appareil militaire épuisé
La guerre civile syrienne, débutée en 2011, a irrémédiablement affaibli l’armée syrienne, jadis considérée comme le pilier du régime. Selon le géographe Fabrice Balanche, il s’agissait d’une « armée de clochards », malgré les importants budgets qui lui étaient alloués. La corruption gangrénait tous les échelons, et le moral des soldats était au plus bas. La conscription devient une contrainte, les salaires dérisoires (environ 20 dollars mensuels), et même les officiers supérieurs détournaient ces maigres rémunérations en échange de permissions.
Les soldats étaient également témoins du sort tragique réservé aux familles de leurs camarades morts au combat : pauvreté extrême, femmes contraintes à la prostitution, enfants forcés de travailler. Cette réalité a sapé la loyauté des troupes envers un régime qui, manifestement, n’honore pas ses « martyrs ».
Les tentatives de réforme militaire menées par la Russie — notamment via la création du 5e Corps d’Assaut, composé d’ex-rebelles — ont échoué. Ces anciens combattants n’étaient pas disposés à se battre hors de leur localité, rejoignant les rangs uniquement pour des raisons financières. Ces régiments, loin de renforcer l’armée, ont souvent provoqué des tensions avec les troupes régulières, en particulier à Deraa, où les routes stratégiques vers la Jordanie étaient régulièrement coupées.
Une opposition armée en constante préparation
Depuis 2019, Hayat Tahrir al-Cham coordonne une préparation militaire de grande envergure en vue d’une offensive majeure. Elle a mis en place des écoles militaires formant des milliers de combattants aux techniques de guerre moderne : artillerie, drones, blindés, missiles. Ces efforts de professionnalisation, facilités par le cessez-le-feu issu du processus d’Astana (2017–2024), ont permis une structuration sans précédent des forces armées de l’opposition.
Cartes montrant l’évolution des zones approximatives de contrôle des rebelles syriens entre le 3 décembre et le 9 décembre au lendemain de la prise de Damas – AFP / AFP / VALENTIN RAKOVSKY
Avec le soutien logistique et technologique de la Turquie, et l’expertise ukrainienne dans les drones, HTC a réussi à neutraliser les lignes d’approvisionnement du régime et à anéantir une grande partie de son artillerie. Le régime syrien n’a su mettre en place aucune défense efficace face à cette nouvelle forme de guerre asymétrique.
En plus, il semble que les Anglo-saxons ont aussi joué un rôle crucial concernant la réhabilitation internationale et diplomatique de l’organisation HTC. L’ex-ambassadeur américain en Syrie, Robert Ford, n’a pas hésité à évoquer son rôle en tant que consultant auprès d’Ahmed al-Charaa, depuis 2023. Ford faisait partie d’un groupe de conseillers qui travaillaient pour l’ONG britannique Inter Mediate[1]. Le fondateur de cette ONG n’est autre que Jonathana Powell, qui a travaillé sur des dossiers de négociations compliqués, comme entre la Grande-Bretagne et l’Irlande du Nord, ou entre le gouvernement colombien et les Farc. En fait, Powell fait partie de l’appareil d’État britannique. Il est actuellement conseiller à la sécurité nationale de l’actuel Premier ministre britannique Keir Starmer, et il était le chef du cabinet de l’ex-Premier ministre britannique Tony Blair. Après la chute du régime des Assad, il m’a été donné d’observer les visites fréquentes des délégations britanniques au ministère des Affaires étrangères syrien… et leur enthousiasme pour une Syrie hostile à la Russie et à l’Iran.
Les bouleversements géopolitiques régionaux et internationaux
L’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 a considérablement affecté le soutien militaire russe à la Syrie. Moscou a redéployé ses forces aériennes vers le front ukrainien, considérant cette guerre comme existentielle. Selon des sources bien informées, quatre mois avant la chute de Damas, Sergueï Choïgou, secrétaire du Conseil de sécurité russe, aurait informé Bachar el-Assad de la nécessité de retirer l’aviation et l’armement lourd de Syrie pour les transférer en Ukraine.
Privé de son principal atout stratégique — la couverture aérienne russe — le régime s’est retrouvé militairement vulnérable. La Russie, en pleine guerre, n’est plus en mesure de soutenir la Syrie ni militairement, ni économiquement. Les diplomates russes l’ont clairement affirmé : la Syrie n’est plus une priorité.
Parallèlement, l’Iran, autre allié clé de Damas, a vu son influence régionale s’effondrer. La destruction des infrastructures militaires du Hamas à Gaza, suivie de l’assassinat d’Hassan Nasrallah le 27 septembre 2024 dans le sud du Liban, ont considérablement affaibli le Hezbollah, bras armé de Téhéran. Ce dernier a dû retirer la majorité de ses combattants de Syrie pour défendre le Liban face à Israël.
Le rapprochement du régime syrien avec les pays du Golfe — symbolisé par la participation de Bachar el-Assad au sommet de la Ligue arabe en 2023 — a également tendu les relations avec l’Iran. Le régime syrien est de plus en plus soupçonné de complicité passive avec les frappes israéliennes ciblant les forces iraniennes sur son sol. En réaction, l’Iran a retiré des dizaines de milliers de miliciens chiites, notamment dans la région d’Alep, privant ainsi Damas d’un soutien militaire essentiel.
Conclusion : une convergence de facteurs fatals
La chute du régime de Bachar el-Assad ne peut être attribuée à un seul facteur. Elle résulte d’une combinaison d’éléments internes — corruption, désorganisation militaire, aveuglement stratégique — et de mutations régionales et internationales profondes. Sans l’enlisement de la Russie en Ukraine, le retrait de l’Iran, et la défaite du Hezbollah, HTC n’aurait probablement pas réussi à prendre Damas.
Ce qui distingue HTC, c’est sa capacité à lire et exploiter les transformations géopolitiques, contrairement à un régime syrien figé, sûr de lui, et sourd aux signaux d’alarme. Certes, après treize ans de guerre, l’armée est anéantie et l’économie en ruine. Mais une stratégie de repositionnement diplomatique, notamment envers la Turquie, aurait pu prolonger la survie du régime.
Erdogan n’a cessé de répéter qu’il voulait rencontrer Bachar el-Assad face à face afin de trouver une solution commune à la crise syrienne. À travers les Russes, le président turc se disait prêt à un processus de normalisation avec le régime et à une discussion aboutissant au retrait des forces turques de la Syrie, en contrepartie d’une lutte contre les Forces démocratiques syriennes et du retour des réfugiés syriens. Selon les diplomates russes, la Turquie ne voulait pas le départ de Bachar el-Assad mais plutôt le partage des fardeaux avec lui, surtout concernant les réfugiés syriens et la lutte contre les « séparatistes » kurdes. Les Turcs avaient et ont toujours peur d’une Syrie post-Assad fragmentée, pouvant atteindre par contagion la Turquie elle-même. C’est pourquoi Erdogan était prêt à négocier avec Bachar el-Assad. Mais ce dernier, peu lucide sur ses réelles forces, a refusé tout compromis et toute rencontre avec le président turc durant l’été 2024. Ce qui a provoqué un grand embarras chez les Russes. Si Bachar el-Assad avait rencontré Erdogan, une feuille de route aurait pu surgir, garantissant la survie de Bachar en tant que président et renforçant l’axe eurasiatique défendu par les Russes.
Mais son sort fut scellé à ce moment. Ignorant la déliquescence profonde de la société syrienne du fait des sanctions, sous-estimant les fractures internes et l’encerclement extérieur, il n’a pas saisi une occasion de plus de s’en tirer. En fin de compte, ce n’est pas HTC qui a mis fin à soixante ans de pouvoir des Assad, mais bien Bachar el-Assad lui-même.
[1] https://syrianobserver.com/foreign-actors/britains-hidden-hand-in-syria-how-jonathan-powell-and-inter-mediate-shaped-a-new-order.html