Pierre Lévy était ambassadeur de France en Russie au moment de l’invasion de l’Ukraine. Son témoignage permet donc de suivre la guerre de l’intérieur, vue par la délégation française. Avec les précautions d’usage de mémoires qui visent toujours à donner un certain angle de vue, ce livre permet de comprendre un point de vue sur cette guerre.
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Pierre Lévy, Au cœur de la Russie en guerre. Récit de l’ambassadeur de France, Tallandier, 2025.
Pierre Lévy était bien préparé pour assumer la charge d’ambassadeur en Russie. Il avait une lointaine parente originaire de Minsk, avait étudié le russe en seconde langue au lycée. Surtout, il avait occupé des postes successifs au Quai d’Orsay, direction d’Europe, chef du Centre d’Analyse et de Prévision, et avait été ambassadeur dans deux pays ayant fait partie du camp socialiste, la République tchèque et la Pologne. D’où l’intérêt de son témoignage expressif, où la description des faits, de ses entretiens, de ses contacts et des difficultés rencontrées tout au long de sa mission se mêle toujours à une réflexion sur le déroulement des évènements et leur signification qu’il replace avec brio dans leur contexte historique et global. Il est arrivé à Moscou le 15 janvier 2020 et en est reparti le 6 août, le jour même où les forces ukrainiennes lancent leur audacieuse opération de Koursk. Au terme de cette opération, elles occuperont pendant un an 1200 kilomètres carrés du territoire russe. Il a donc eu, comme il l’écrit, deux mois de vie normale avant que n’éclate la Covid 19.
Cette période ne fut pas un simple phénomène médical, mais un puissant révélateur de ce qu’est réellement la relation entre les autorités, les élites et le peuple russe. On a vu l’hyper président russe s’isolant dans sa bulle, déléguant la responsabilité de lutter contre la diffusion de la pandémie aux gouverneurs ou au maire de Moscou, l’ancien chef de son administration, Sergueï Sobianine, qui figure encore aujourd’hui au rang de ses successeurs potentiels. Il a découvert une population très méfiante envers le pouvoir (59 % de la population ne lui faisant pas confiance). C’est cette méfiance qui a conduit à une crise de loyauté, qui a exacerbé les tensions observées tout au long de l’année 2021, menant à l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022.
Bien sûr le Covid est loin d’avoir été la cause de la guerre, mais c’est au cours de cette période que le pouvoir russe a mis en point des techniques de suivi, d’encadrement et de mobilisation de la société qu’il a perfectionnés par la suite une fois, le pays entré en guerre. L’isolement de Vladimir Poutine, entouré de son cercle restreint composé d’une vingtaine de « boyards », phénomène maintes fois décrit, notamment par Angela Merkel, a pesé de tout son poids. Il a accentué le sentiment que la Russie, dont le vaccin Spoutnik n’a pas été homologué par les Occidentaux, faisait face à une hostilité persistante de la part de l’« Occident collectif ».
Il convient également de prendre en compte le fait que le nombre de morts du fait du Covid, qui varie de 400 000 (ministère de la Santé) à plus de 800 000 (Rosstat, l’INSEE russe) représente le double ou le triple des morts en Ukraine, ce qui permet au pouvoir de « relativiser « celles-ci, car il s’agit d’actes d’héroïsme accomplis au nom de la patrie, de la Sainte Russie.
Éléments de guerre
D’où l’analyse à trois niveaux que fournit Pierre Lévy. D’une part, la Russie a déployé sa conflictualité sur trois fronts : les opérations militaires, la CBO, l’opération militaire spéciale », le front intérieur, avec le verrouillage du pays et la répression ; le terrain extérieur, dans sa forme classique pour s’attaquer à « l’ordre mondial américain » et sous sa face sombre des opérations d’ingérence et de déstabilisation. Il s’agit d’une confrontation en crises gigognes, comme les poupées russes, les Matriochkas, si populaires : la conquête ou la soumission de l’Ukraine incarne la plus petite ; la lutte contre les États-Unis, l’OTAN et l’UE, la poupée intermédiaire ; enfin, la plus grande représente le combat pour un monde multipolaire, la Russie (aux côtés de la Chine) se revendiquant le porte-drapeau du « Sud global « désireux de prendre toute sa part à la gouvernance globale. Pierre Lévy résume l’effondrement actuel des relations entre la Russie et l’Occident comme le résultat d’un passé mal digéré (un « passé qui ne passe pas selon Henry Rousseau parlant de Vichy) et d’un refus de l’avenir. Aucun travail de mémoire n’a été accompli en Russie analogue à « L’étrange défaite » de Marc Bloch. Plus encore, la Constitution russe, révisée en juillet 2020, condamne toute atteinte à l’intégrité historique, et l’on connaît l’affection de Vladimir Poutine, qui prend le temps d’écrire des articles de longueur variable sur l’histoire de la Russie et de l’Ukraine, deux peuples frères issus du même rameau, la Rus’ de Kiev.

Place Rouge, 2 juillet 2019, Moscou, Russie Credit:SVETLANA DOJCINOVIC/SIPA/1907031215
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Une Russie en guerre
On lira donc avec intérêt la narration circonstanciée de l’ambassadeur de France en Russie, qui dépeint par le menu de l’intérieur, la montée des tensions, l’entrée et l’évolution de la guerre. Compte tenu de la masse considérable d’informations, en particulier de celles relevant du secret professionnel, qu’il devait traiter pendant cette période de grande nervosité, il n’a pas beaucoup diffusé d’éléments sensibles. Mais il n’hésite pas à faire part de ses appréciations, estimant à juste titre que les négociations demandées par la Russie en décembre 2021 et qui se sont déroulées les 11,12 et 13 janvier 2022 avec les États-Unis, l’OTAN et les membres de l’OSCE, expédiées à la va-vite, représentaient une occasion manquée. C’est entre les lignes que se logent des composants de vérité, c’est la description de l’ambiance psychologique et culturelle de ces mois qui rendent son récit, disons-le captivant. Vladimir semble-t-il croire qu’il a une mission plus qu’une politique à mettre en œuvre, comme on l’a souvent répété.
Ce personnage, qui était jadis un enfant des rues de Saint-Pétersbourg, est devenu un nouvel Alexandre Nevski, triomphateur des chevaliers teutoniques. Son changement de nom de Staline, l’homme d’acier qui a combattu et vaincu Hitler, montre bien qu’il a une mission. Il convient de lire avec attention tout ce qu’il écrit sur le cours de la guerre. Quelquefois, nous restons un peu sur notre faim lorsqu’il passe très vite sur les négociations d’Istanbul de mars – avril 2022, lesquelles ont abouti à un document en 18 points que Vladimir Poutine a exhibé à plusieurs reprises. Il est vrai que la découverte des massacres de civils à Boutcha et Irpin rendait impossible la signature d’un accord de cessez-le-feu. Alors, qu’en est-il du rôle de Boris Johnson, qui a promis de fournir une aide militaire à Kiev jusqu’à la victoire ?
Au final, Pierre Lévy examine les perspectives de négociation en sériant les points en trois blocs. La question territoriale pour laquelle Moscou exige de son adversaire qu’il admette les « nouvelles réalités territoriales » est un vocabulaire juridique issu de la guerre froide. À l’époque, l’URSS réclamait aux Occidentaux de reconnaître les frontières existantes, soit la division de l’Allemagne et la perte de ses territoires à l’Est (cédés à la Pologne et à Kaliningrad). Le problème sécuritaire, c’est-à-dire la démilitarisation de l’Ukraine, la dénazification étant passée au second plan. Mais c’est le troisième bloc, le politique, qui paraît le plus insurmontable, car il remet en cause la légitimité de Volodymyr Zelensky et refuse tout cessez-le-feu sans condition.
Il est possible que, dans les prochains mois, Vladimir Poutine déclare la victoire de la Russie afin de faire une pause pour reconstituer ses forces, en bénéficiant au passage du relâchement des sanctions. À ses yeux, cinq types de négociations peuvent être menées simultanément, successivement ou alternativement. Entre la Russie et les États-Unis, la « négociation reine » pour Moscou, qui, comme on l’a vu, a été entamée par Donald Trump, mais qui se heurte à une impasse. Une négociation avec l’OTAN et l’UE, que la Russie juge inutile, ce qui correspond à la réalité. Une négociation entre l’Ukraine et ses soutiens (« rien sur l’Ukraine sans l’Ukraine ») qui se déroule de manière permanente. Une négociation entre les États-Unis et les Européens visant à convaincre les premiers qu’une défaite de l’Ukraine serait également un échec pour les premiers. Enfin, ou surtout une négociation directe entre Vladimir Poutine et Volodymyr Zelensky, dont on sait que le leader russe ne semble vouloir, pour le moment, à aucun prix.
En l’absence d’une grande offensive russe annoncée pour l’été 2025, et du fait de la situation autour de Pokrovsk, on ne peut s’attendre qu’à un prolongement du conflit auquel seul l’effondrement d’une des parties pourrait apparemment apporter un terme.
Dans son épilogue, Pierre Lévy se livre à un rare exercice d’honnêteté, se demandant « Nous sommes-nous trompés ? ». Il avoue que, mis à part le patron de la CIA, William Joseph Burns, ancien ambassadeur à Moscou qui lisait fort bien dans la tête de Poutine, très peu de responsables avaient prévu la guerre, son déroulement et l’entêtement actuel à poursuivre les combats jusqu’à ce que tous les objectifs de la guerre, tels que conçus au Kremlin, soient atteints. Il a raison d’écrire qu’on peut se poser la question de la perte de la Russie, mais qu’on doit aussi se demander pourquoi la Russie nous a perdus.
On en revient à l’éternelle formule de Churchill : « La Russie est un rébus enveloppé dans un mystère au cœur d’une énigme, mais peut-être y a-t-il une clef. » Cette clef est l’intérêt national russe ». La date de cette phrase est importante et rarement citée : adresse à la BBC, 1er octobre 1939. Voilà le passé qui n’est pas passé, et l’avenir qui n’est pas assumé. Nicolas Gogol, né en Ukraine, avait résumé cette course éperdue : « Et toi, Russie, ne voles-tu pas comme une ardente troïka qu’on ne saurait distancer ? Tu, passes avec fracas dans un nuage de poussière, laissant tout derrière toi ! Le spectateur s’arrête, confondu par ce prodige divin. » (Les Âmes, mortes, première partie, chapitre XI).
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