Il est impossible de comprendre la guerre qui ravage l’Ukraine sans connaître les mythes fondateurs et les constantes géopolitiques de ce grand empire dont la vision est inverse à celles de la France.
On sait depuis Bettelheim et sa psychanalyse des contes de fées qu’il faut se méfier des histoires de princesse.
Celle de Sophie Paléologue, la dernière héritière de l’Empire byzantin déchu, ne déroge pas. Née en 1455, elle porte un joli nom, mais n’a pour ressource que des espérances que personne ne prend plus au sérieux. Les princes d’Europe préfèrent courtiser des banquières italiennes dont l’or savonne la roture. L’héritière de 11 empereurs semble destinée à finir vieille fille quand le pape Paul II, qui l’héberge à Rome et se lasse peut-être de l’entretenir, trouve par miracle un prince veuf qui veut bien d’elle. Il la lui expédie aussitôt et la jeune femme commence un voyage de plusieurs mois vers une principauté perdue dans la steppe ; nul ne sait vraiment la situer, mais on sait qu’elle payait encore tout récemment le tribut à une horde mongole qui mange de la viande crue.
On ignore ce que pensa Sophie en découvrant la vilaine ville de bois ou vivait l’espèce d’ours qui deviendrait son mari, mais ce dernier vécu heureux et ils eurent beaucoup d’enfants (13, pour être exact). Il faut dire que la petite Cendrillon possédait un trésor magique. La promesse d’un empire. Il suffisait d’y croire.
Promesse d’empire
C’est ici que le conte de fées se gâte.
Ivan III adopte les armoiries de sa femme, l’aigle impérial à deux têtes, et se proclame héritier des Paléologue. Ce qui était une sympathique lubie devient la malédiction de l’Europe quand son petit-fils, Ivan IV le Terrible, se proclame « tsar de toutes les Russies ». C’est-à-dire de ses terres et de celles de ses voisins, qui deviennent dès cet instant des Russies potentielles.
La Russie ne sera pas une nation, mais un empire. C’est-à-dire une construction politique expansionniste. Moscou sera la Troisième Rome et ses troupes, les légions d’un rêve politique et eschatologique.
On ne peut pas vraiment comprendre la politique d’un pays si on ignore les mythes fondateurs à partir desquels s’articule sa rationalité stratégique. La Russie a développé dès l’origine l’idée d’un droit naturel à la domination et à l’expansion. Ce n’est pas que les Russes soient forcément plus mauvais que les autres, mais ces principes ne sont pas faits pour assurer le repos de leurs voisins. La géographie leur a joué de surcroît le mauvais tour de l’enclavement, dont ils cherchent à s’affranchir en pratiquant sans complexe le plus vieux métier du monde, qui est celui des armes, pas l’autre.
La vision holiste de l’empire ne laisse guère de place à l’individu. Aussi le peuple russe n’a-t-il jamais connu la liberté au cours de son histoire. L’État de droit s’y résume au droit de l’État et de ses maîtres : boyards, apparatchiks ou oligarques, qui sont exactement les mêmes. Une particularité peu enviable de la Russie est l’absence historique de classes moyennes significatives, c’est-à-dire d’une épaisseur sociale qui limiterait la toute-puissance de l’infime classe dominante. Les régimes se succèdent les structures sociales inégalitaires et archaïques du pays demeurent.
Les individualités individuelles et collectives n’y ont pas leur place. À la répression individuelle s’est superposée la déportation de peuples entiers, comme les Tatars de Crimée, ou l’élimination de classes sociales rebelles. La liberté d’expression y est restée un crime jusqu’à nos jours.
Quand un gouvernement traite ainsi ses propres sujets – on n’ose parler de citoyens, il n’a aucune raison de considérer les étrangers avec plus de modération.
Russie / France : deux visions différentes
Cette vision est l’exact inverse du projet politique français.
Avec des hauts et des bas, des tentations malsaines, un peu d’hypocrisie parfois, la France a progressivement conceptualisé et défendu de Philippe le Bel à de Gaulle, en passant par Richelieu et Vergennes, le Grand dessein du respect des souverainetés, du droit international et de l’équilibre européen comme principes de paix. Et elle a inventé les droits de l’Homme et du citoyen.
L’aigle à deux têtes veut enserrer le monde dans ses serres quand le coq se contente de veiller sur ses poules et sur son grain. Ainsi n’y a-t-il jamais eu d’entente que de circonstance entre Paris et Moscou.
Les deux pays se sont opposés dès l’époque moderne au sujet de la Pologne historique (qui englobait une grande part de l’Ukraine) et de la Crimée, où l’on jugeait en France que la Russie n’avait rien à faire. Même la fameuse alliance de 1892 n’était pas celle du cœur, mais la rencontre de deux solitudes. Mieux valait un mauvais allié que l’isolement à l’heure des périls, même si un malentendu initial se serait probablement mal terminé si la révolution d’Octobre n’avait prématurément mis fin à l’idylle. La France voulait contenir l’Allemagne et retrouver un concert européen apaisé alors que la Russie revendiquait à peu près la moitié de l’Europe plus Constantinople.
La constance russe
Il faut reconnaître une chose à la politique étrangère russe : sa constance. Les régimes passent, l’idée impériale demeure. Sous-secrétaire d’État sous Vergennes, Rayneval notait déjà, effaré, que Catherine II était prête à sacrifier « tout le sang de ses sujets » à ses ambitions impériales. Gérard, premier commis aux Affaires étrangères à la même période, caractérisait le gouvernement russe par « l’ambition, le désir de donner la loi à ses voisins, le mépris du droit des gens et des traités. » On aurait aimé dire que, depuis, le Kremlin s’est illustré par sa modération, son respect de la souveraineté de ses voisins, des droits de l’Homme et des traités. Il s’en faut hélas de beaucoup. Vladimir Poutine, ancien officier supérieur du KGB (la Gestapo soviétique), n’a-t-il pas publiquement qualifié la chute de l’empire totalitaire soviétique de « plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle » ? Louable sincérité, pour une fois.
Poutine conservera probablement le Donbass. La Russie y perdra beaucoup. La russification culturelle et démographique forcée, un Grand Remplacement assumé si l’on préfère, a historiquement empêché l’Ukraine de s’affranchir de son trop puissant voisin. Pour s’affirmer en tant que nation souveraine, elle devait mettre fin d’une manière ou d’une autre à une trop grande porosité avec la Russie. Resserrée sur des bases ethniques et culturelles homogènes, trempée dans le combat fondateur mené depuis 2022, qui deviendra la pierre angulaire de sa mémoire collective, l’Ukraine serait finalement plus libre et plus forte. Elle se tournerait résolument vers l’ouest tout en montant une garde vigilante à l’Est.
Une conquête qui isole
La conquête du Donbass isolerait paradoxalement la Russie. Elle gagnerait quelques arpents de steppes, mais perdrait le gigantesque espace de manœuvre aux portes de l’Europe qu’était jadis l’Ukraine pour elle. Moscou ne pèserait plus grand-chose face à des nations européennes réarmées militairement et moralement, enfin guéries des illusions post-historiques du progressisme. La Russie serait rejetée en périphérie des trois pôles de puissance et de prospérité nord-américain, européen et chinois. Son cauchemar géopolitique, la marginalisation, se réaliserait.
Rien n’est éternel, pas même le pire. La Russie n’est pas condamnée à demeurer toujours la perturbatrice de l’Europe.
Bien sûr, il faudrait qu’elle accepte enfin les contraintes de la géographie. Elle pourrait prendre exemple sur les Allemands, qui ont fini par comprendre que mieux valait vivre sous la pluie, mais en paix du mauvais côté du Rhin que de recevoir des coups de fusil au soleil en France. Tout le monde s’en porte beaucoup mieux d’ailleurs, eux les premiers.
Mais le changement ne pourrait venir que d’un bouleversement des rapports sociaux. L’émergence d’une classe moyenne éduquée irait de pair avec des aspirations au bien-être et à la liberté. Il ne serait alors plus question d’aller mourir en Ukraine pour la gloire d’un vieux despote. Une Russie prospère serait une Russie apaisée. Seulement, le régime des oligarques ne survivrait pas aux aspirations démocratiques d’une véritable société civile. Il fera tout pour l’empêcher. La guerre est un malheur pour les babouchkas de Novgorod qui perdent leur fils unique et pour les orphelins ukrainiens qui fleurissent la tombe de leur père. Mais elle pérennise le pouvoir des élites russes qui l’ont déclenchée.
Il n’y a pas de place pour un fauve dans le jardin européen. La porte de l’Ukraine doit être refermée et verrouillée. En espérant l’ouvrir un jour au peuple russe enfin libéré du joug.











