<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> A quoi servent vraiment les aires marines protégées ?

8 septembre 2021

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : Golfe de Gascogne. Les ONG protègent-elles les paysages ? Copyright : Pixabay (C)
Abonnement Conflits
Abonnement Conflits

A quoi servent vraiment les aires marines protégées ?

par

The Nature Conservancy, Conservation International, Sea Shepherd… Plusieurs organisations non gouvernementales de protection de l’environnement anglo-saxonnes se sont positionnées ces dix dernières comme cogestionnaires de vastes aires marines, sans que leurs liens avec les intérêts économiques et stratégiques de Washington soient toujours explicités.

C’est un des nombreux télégrammes diplomatiques révélés par les Wikileaks. Daté de mai 2009, il résume des discussions entre des officiels britanniques et leurs homologues américains, à propos de leur base militaire commune de Diego Garcia, sur l’archipel des Chagos, dans l’océan Indien[1]. Pour la construire, en 1971, le gouvernement britannique a exproprié les Chagossiens. Soutenus par l’État mauricien, où ils ont trouvé refuge, ces derniers ont inlassablement demandé à récupérer leur atoll. Afin de les contrer, en 2009, les Britanniques proposent aux Américains de créer une aire marine protégée. Ils font valoir que l’argument de la protection de l’environnement rendra moins audibles les revendications des pêcheurs chagossiens. Puissante OGN américaine, le Pew Charitable Trust est d’accord pour « financer une campagne de relations publiques supportant cette idée », écrit Londres. Un officiel britannique souligne que « le lobby environnemental au Royaume-Uni est beaucoup plus influent que les avocats des Chagossiens[2] ». Et de citer en exemple la réussite des sanctuaires marins de Papahanaumokuakea et des îles Marianne, qui limitent les activités civiles autour des bases US d’Hawaii et de Guam.

L’environnement, un argument systématique

« Les nations qui portent des revendications dans le domaine des frontières maritimes utilisent systématiquement l’argument de la protection de la nature », admettait en 2015 le député Paul Giacobbi, président de l’Agence des aires marines protégées, devant l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques. Il citait la création d’un parc national aux îles Malouines par le Royaume-Uni, « certainement pas motivée uniquement par des enjeux de protection de la nature ».

La franchise de Paul Giacobbi tranche avec l’angélisme affiché des grandes organisations non gouvernementales de défense de l’environnement : Pew Charitable Trust, Conservation International (CI), The Nature Conservancy (TNC), Sea Shepherd, Greenpeace, l’UICN, etc., mettent invariablement en avant leur indifférence vis-à-vis de la géopolitique. Seuls compteraient les écosystèmes. Un discours de moins en moins crédible au fil des années, la collusion entre ces ONG et les cercles du pouvoir politique et économique ne cessant d’augmenter. TNC, dans ce registre, est un cas d’école. Peu connu en France, ce mastodonte associatif a déclaré plus d’un milliard de dollars de ressources en 2019. Son conseil d’administration comprend, entre autres, l’ancienne secrétaire d’État US à l’intérieur Sally Jewell, l’ancien chef des Républicains au Sénat Bill Frist et plusieurs représentants de fonds d’investissement et de banques d’affaires, dont Douglas Petno, l’un des quatre principaux dirigeants de la banque Morgan Chase. TNC a d’ailleurs une filiale commune avec Morgan Chase, NatureVest. C’est à travers cette filiale que TNC a noué en 2015 un curieux partenariat avec les Seychelles. Les négociations avaient démarré en 2009, alors que le petit État insulaire se trouvait en difficulté financière et militaire. La crise des subprimes avait gravement touché le tourisme mondial, juste au moment où les pirates somaliens perturbaient gravement la pêche au thon, ce qui mettait à mal les deux principales sources de revenus des Seychelles. TNC a proposé de racheter et de rééchelonner une part modeste de la dette souveraine (22 $Mds sur 400 $Mds). En contrepartie, les Seychelles (100 000 habitants) ont délégué à TNC l’administration d’un tiers de son immense domaine maritime. La surface concédée, 410 000 km2, couvre cinq fois la Manche. Malgré sa richesse, TNC n’est pas en mesure de surveiller cette immensité parsemée d’îles inhabitées, sillonnées par des pêcheurs, des braconniers et des porte-conteneurs géants. L’armée américaine, en revanche, possède des moyens à la hauteur de la tâche. En 2009, alors que les discussions entre TNC et l’État des Seychelles démarraient, les États-Unis ont installé sur l’île principale des Seychelles, Victoria, une base de drones MQ9 Reaper, couvrant l’océan Indien jusqu’à la Somalie.

L’articulation entre l’agenda militaire et l’agenda environnemental est délicate à interpréter (voir encadré sur Astola). Aux Seychelles, s’agissait-il de créer une diversion médiatique au moment où les États-Unis se renforçaient militairement dans le secteur ? S’agissait-il de tenir une puissance rivale potentielle à l’écart ? Dans le cas des Seychelles, ce pourrait être l’Inde. New Dehli a depuis des années un projet de base militaire sur l’île de l’Assomption, qui se trouve précisément dans le secteur sanctuarisé confié à TNC ! La création de l’aire protégée n’arrange probablement pas les affaires de New Dehli[3].

A lire également : Les îles Éparses, un enjeu stratégique pour la France

Ni totalement instrumentalisé, ni totalement indépendant

Dans ce dossier, réduire l’ONG à un pantin manipulé par le gouvernement américain serait exagéré. Plus probablement, TNC a ses priorités, qui coïncident parfois avec des intérêts d’État. Il n’est pas interdit de se parler, entre résidents d’Arlington[4]. Les intérêts peuvent d’ailleurs aussi être chinois ! Dirigeant du puissant fonds d’investissement China Capital Group, Wu Ying siège au conseil d’administration de TNC, qui a d’ailleurs créé en 2016 un China Global Conservation Fund, avec le milliardaire Jack Ma, fondateur d’Alibaba.

Les échanges entre les OGN et les industriels des mines, de l’énergie ou de la high-tech sont tout aussi probables. Ces industriels sont nombreux à financer ouvertement les grands noms de la protection de l’environnement. CI bénéficie entre autres du soutien du géant australien des mines BHP Billiton. TNC reçoit des dons réguliers de Cargill, Dow Chemicals, Amazon et Caterpillar. The Pew Charitable Trust regroupe des organismes de charité créés par la famille Pew, propriétaire de la compagnie pétrolière Sun Oil. En entretenant des relations cordiales avec les ONG, ces industriels s’achètent une image environnementale. Ils sanctuarisent peut-être aussi les gisements offshore profonds d’hydrocarbures ou de terres rares que recèlent les AMP. Leur exploitation n’est pas encore rentable. Si elle le devient un jour, ce sera dans le respect de l’environnement. Telle est du moins la promesse du WWF, de CI, Greenpeace et TNC. Tous ont pris à la fin des 1990 un virage dont l’importance n’a peut-être pas été assez soulignée : ils ne sont plus seulement sur une posture environnementale défensive. Ils entendent devenir des gestionnaires des océans, capables de concilier le développement économique et la protection de la nature. Partant du constat – pas complètement infondé – que les États souverains ont failli en matière de protection de la nature et de lutte contre la surpêche, ces poids lourds associatifs se positionnent ostensiblement comme des délégataires de missions de service public. Ils ciblent pour le moment les petits États insulaires. Deux ans avant que TNC n’officialise sa prise en main des aires marines protégées aux Seychelles, l’autre OGN américaine, CI, avait passé un accord identique avec le Kiribati. Ce pays du Pacifique a la population de Perpignan (120 000 personnes) mais un domaine maritime de la taille de l’UE (3,5 millions de km2). Il a confié à CI en 2013 une vaste zone nommée la Phoenix Island Protected Area. The Pew Charitable Trust, de son côté, a conduit un projet parallèle dans l’État voisin de Palau.

Un nouveau mode de gouvernance public-privé pour les océans

Les Nations unies approuvent ce nouveau mode de gouvernance public-privé. En décembre 2018, l’assemblée générale de l’ONU a voté une résolution[5] appelant à créer « un instrument international juridiquement contraignant » portant sur la conservation des zones marines « ne relevant pas de la juridiction nationale », avec une « large participation du public », des « grands groupes » et « autres parties prenantes », ce qui recouvre les ONG. La résolution des Nations unies cite le « partenariat multinational constitué à l’appui de l’aire protégée des îles Phoenix » en exemple. En terme de gouvernance innovante, c’en est un. En terme d’efficacité environnementale, le bilan reste à dresser. Systématiquement, la création des AMP entraîne des restrictions à la pêche, susceptibles de déstabiliser les économies fragiles de ces États insulaires. Les conséquences sociales et environnementales à long terme restent à évaluer. Par ailleurs, dans les pays qui manquent de garde-côtes, la meilleure protection contre la surpêche illégale est souvent la présence de pêcheurs travaillant dans les règles. Fermer entièrement une zone aux pêcheurs déclarés revient parfois à l’ouvrir au braconnage, en privant au passage les scientifiques de données, puisque les relevés de captures sont des informations très importantes pour qui étudie la santé des océans.

En cas d’échec de leurs programmes de sauvegarde des fonds marins, les grandes ONG environnementales ne rendront pas forcément de compte à la société civile internationale qu’elles sont censées incarner, dans la mesure où leur conseil d’administration et leur direction sont systématiquement verrouillés statutairement. Tout se déroule par cooptation. Le WWF revendique 4,7 millions de membres à travers le monde et TNC un million, mais jamais ces sympathisants ne sont appelés à choisir les dirigeants en assemblée générale. Vu d’Europe, le tableau d’ensemble est saisissant : des OGN essentiellement américaines, prêtant une oreille attentive aux vœux de l’industrie américaine, ouverte aux desiderata du gouvernement américain, voire du gouvernement chinois, ont conquis en moins de dix ans un droit de regard sur des centaines de milliers de km2 d’aires marines protégées, et les Nations unies y voient un modèle d’avenir pour les eaux internationales.

La France résiste, pour le moment. En Polynésie, c’est une aire marine gérée sous contrôle étatique qui a vu le jour en 2018. L’influence des ONG y est réduite, ce qui vaut à la France les critiques régulières du Pew Charitable Trust et de Greenpeace, selon qui l’AMG manque d’ambition. Avec 11 millions de km2 de zones économiques exclusives, notre pays possède le deuxième plus grand domaine maritime mondial, derrière les États-Unis. Sa position sur ce sujet n’est donc pas anecdotique. Tout porte à croire que la France sera souvent mise sous pression par les ONG environnementales actives dans le domaine maritime, dans les années qui viennent. À cet égard, les actions menées par Sea Shepherd depuis 2018 dans le golfe de Gascogne sont un cas très intéressant. Chez le grand public, Sea Shepherd a l’image d’une organisation intransigeante, idéaliste, prête à prendre des risques pour des espèces menacées, en l’occurrence les dauphins. La réalité est très différente. Dans une note publiée en février 2021, un analyste de l’US Naval War College, Claude Berube, parle de la transformation récente de Sea Shepherd, d’une ONG « écovigilante » en un « acteur naval non étatique ». Il relève que la flotte de Sea Sheperd (4 334 tonneaux en 2019) dépasse largement les flottes militaires du Qatar (3 500 tonneaux) ou de la Mauritanie (2 840) et représente le quadruple de celle de Madagascar (1 000). Ses navires sont seulement armés de canons à eau, mais plusieurs sont très rapides et performants. Depuis deux ans maintenant, l’ONG se positionne sur le créneau de la privatisation de la surveillance des zones de pêche. Elle a contractualisé avec la Tanzanie en 2018 (opération Jodari) puis avec des pays de la zone caraïbe (Costa Rica) et du golfe de Guinée (Gabon, Sénégal, Bénin). Dans ces zones, les captures accidentelles de dauphins, probablement très nombreuses, ne la préoccupent pas du tout. L’ONG veille seulement à ce que les navires ayant acheté des licences de pêche ne soient pas concurrencés par des braconniers. Remises en perspective avec ces prestations de gardiennage maritimes, les actions de Sea Shepherd dans le golfe de Gascogne sont difficiles à comprendre. Aucun spécialiste ne parle d’un risque de disparition des dauphins dans ce secteur, où la ressource n’avait pas été en aussi bonne santé depuis longtemps. Selon l’Ifremer, en 2019, « 49 % des volumes de poissons pêchés en France sont issus de populations exploitées durablement, contre 15 % il y a vingt ans ». À moins que le but ne soit d’amener la France à plus de souplesse envers les ONG environnementales internationales en général, dans la perspective d’une nouvelle gouvernance maritime mondiale, accordant aux parties prenantes toute la place qu’elles entendent occuper.

A lire également : Etats-Unis / Chine : dominer les océans

[1] Télégramme 09LONDON1156_a.

[2] Oui et non : la Cour internationale de justice a donné raison aux Chagossiens en février 2019.

[3] À noter toutefois que les États-Unis et l’Inde ne sont pas adversaires dans la zone : les deux pays ont des accords de coopération maritime militaire, avec accès réciproque aux facilités logistiques de leurs bases respectives.

[4] Ce faubourg huppé de Washington abrite le Pentagone, mais aussi le siège social de The Nature Conservancy et celui de Conservation International.

[5] A/Res/73/124 : « Les océans et le droit de la mer ».

Mots-clefs : ,

À propos de l’auteur
Erwan Seznec

Erwan Seznec

La Lettre Conflits
3 fois par semaine

La newsletter de Conflits

Voir aussi

Pin It on Pinterest