<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Les îles Éparses, un enjeu stratégique pour la France

6 juillet 2021

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Les îles Éparses, un enjeu stratégique pour la France

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Parmi les « confettis d’empire » français, qui connaît le chapelet d’îles dites « Éparses » ? Situés pour quatre d’entre elles du nord au sud du canal du Mozambique, entre Madagascar et le continent africain, et au milieu de l’océan Indien pour la cinquième, ces territoires revêtent pourtant une importance stratégique primordiale dans une zone souvent négligée, au cœur de nombreux enjeux, dans laquelle les intérêts français sont multiples et très anciens.

Glorieuses, Juan de Nova, Europa, Bassas da India, Tromelin… cinq récifs coraliens dont les noms exotiques fleurent bon les destinations touristiques paradisiaques avec leurs plages de sable à la blancheur immaculée, bordant le grand bleu d’azur de l’océan. Derrière le décor de carte postale se cache pourtant la réalité d’un milieu ouvert, qui peut vite se révéler hostile et dont les rares ressources sont limitées et aléatoires en fonction des variations environnementales. C’est ainsi que, différentes les unes des autres de par leur flore, leur faune et leur constitution géologique, ces îles ont en commun une faible superficie (entre 1 km² pour la plus petite, Tromelin, et 28 km² pour la plus vaste, Europa) et le fait qu’elles sont dépourvues de toute population autochtone, l’atoll de Bassas da India présentant seul la particularité d’être à jamais inviolable, car totalement recouverte à marée haute. Privées pour certaines d’eau douce, habitées pour d’autres par des nuées de moustiques particulièrement virulents, elles sont toutes très difficiles d’accès par voie maritime. Cependant, leur isolement protecteur en fait des paradis préservés, des sanctuaires de biodiversité abritant un milieu naturel particulièrement riche. Outre les tortues marines, elles sont le refuge de nombreuses espèces d’oiseaux – frégates, sternes, fous de Bassan, pailles-en-queue – et même de sous-espèces endémiques. Il est difficile, au premier abord, de saisir le caractère unique de ces terres en apparence insignifiantes qui ont paradoxalement pour caractéristiques d’être définies par une épithète à la rigueur toute administrative – « éparses » – devenu un toponyme – « Éparses » – qui a trait à leur dispersion pour mieux évoquer leur identité. Or, ne nous y trompons pas, la terminologie renvoie ici à des appellations anciennes propres à la navigation.

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L’affirmation de la souveraineté française

C’est ainsi que depuis les premiers « routiers » du xvie siècle, le terme « îles Éparses » se retrouve dans à peu près toutes les instructions nautiques à l’usage des navigateurs. Il sert à désigner les rocs, îlots, récifs et autres bancs sableux éparpillés et souvent d’une taille négligeable. Leur emplacement sur les cartes marines est d’autant plus nécessaire qu’ils constituent généralement des dangers – souvent mortels – pour les navires de commerce qui empruntent la route maritime entre l’Europe et les Indes orientales – la fameuse « route des épices », ouverte par Vasco de Gama en 1497-1498. Quoique de tailles négligeables, les écueils du canal de Mozambique servent pendant des siècles de refuges, d’abord aux naufragés puis aux pirates et flibustiers, qui s’installent durablement dans la zone à partir de la fin du xviie siècle. Ils constituent aussi occasionnellement des points de relâche pour les boutres arabes se livrant à divers trafics, parmi lesquels des activités de traite. Le cas du récif de Tromelin est à part, quoique les activités qui s’y déroulent soient du même ordre. Découvert en août 1722 et baptisé initialement « île de sable », ce lopin de terre perdu au milieu de l’océan est le théâtre en juillet 1761 du naufrage de l’Utile, un navire de la Compagnie des Indes orientales transportant illégalement des esclaves provenant de Madagascar et destinés à l’île Maurice. L’équipage parvient à s’échapper à bord d’un bateau de fortune laissant sur place quelque 88 esclaves rescapés. Ce n’est que quinze ans plus tard, en novembre 1776, que les derniers survivants, sept femmes et un enfant de huit mois, sont récupérés par le chevalier de Tromelin qui donnera son nom définitif à l’île qui tombe par la suite dans l’oubli.

L’histoire de ces îlots bascule après le traité de Paris du 30 mai 1814 concrétisant la prééminence britannique sur l’océan Indien. Soucieuse de compenser la perte de l’île de France (actuelle île Maurice), la politique française dans la zone se concentre désormais sur la partie occidentale du quart sud-est du bassin océanique, avec l’acquisition de l’île de Nosy-Bé (1841), l’achat de Mayotte (1843), l’occupation de Diégo-Suarez (1885) suivis de la mise en place du protectorat sur les Comores (1886). Ainsi s’esquisse une véritable stratégie globale dans la région centrée sur Madagascar, avec la perspective de renforcer les positions françaises autour d’un axe essentiel – le canal de Mozambique –, dans un contexte où l’Angleterre s’efforce d’éradiquer la présence de la France sur la côte de l’Afrique de l’Est. La loi du 6 août 1896 déclarant colonie française « Madagascar et ses dépendances » constitue ainsi l’aboutissement de ce processus que complète la prise de possession par la marine française du chapelet d’îlots entourant la Grande Île : dès août 1892 pour l’archipel des Glorieuses, à mi-route des Comores et de Diégo-Suarez, puis entre février et août 1897 pour les trois autres – Juan de Nova, Europa et Bassas da India.

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Des postes météorologiques

Les autorités françaises ont très tôt conscience du fait que l’intérêt économique des îlots du canal de Mozambique demeure extrêmement limité tandis que leur importance ne tient ni à leur taille ni à leur population, mais à leur position géographique. Toutefois, à l’exception de Bassas da India, chacune des îles fait l’objet, à partir des dernières années du xixe siècle, de plus ou moins brèves phases d’occupation temporaire ou de longue durée. Par son environnement relativement préservé et ses rares réserves en eau douce, Juan de Nova est incontestablement l’île la plus marquée par l’occupation humaine en raison de la présence de quantités notables de guano phosphaté – un engrais particulièrement recherché – qui fait l’objet d’une exploitation relativement importante entre 1911 et 1941, puis de nouveau au cours des années 1950-1960. Elle s’impose également comme la seule à connaître une véritable activité aéronautique, sa position à mi-chemin des côtes africaines et malgaches en faisant un site idéal pour l’aménagement d’un terrain de secours emprunté par les avions de l’Aéropostale reliant Paris à Tananarive jusqu’en 1939.

C’est après-guerre que les îles du canal de Mozambique, opportunément placées sur la route des cyclones tropicaux fréquents dans la région, acquièrent une place particulière en accueillant des stations d’observation météorologique qui jouent un rôle crucial dans l’établissement des prévisions atmosphériques nécessaires pour assurer la sécurité de la navigation maritime et aérienne dans la zone sud de l’océan Indien. La mise en place d’un premier poste météo sur Europa d’abord, dès 1950, puis sur Tromelin – providentiellement redécouverte pour la circonstance – quatre ans plus tard, qu’accompagne l’aménagement d’aérodromes succincts sur chacune d’elles, constitue un signe particulièrement fort des intentions de la France à l’égard de ces îlots. Il ne fait alors guère de doute qu’au-delà de leur importance météorologique, ces stations (1) ont, dès cette époque, avant tout pour objet de signifier de manière claire, par une présence permanente, la souveraineté française sur ces îles.

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Le contentieux franco-malgache

Quelques mois seulement avant que Madagascar n’accède à l’indépendance, le 26 juin 1960, les îles Éparses sont fort à propos détachées administrativement de la Grande Île afin de rester sous souveraineté française par la volonté du gouvernement du général de Gaulle. Celui-ci décide de procéder par la voie du décret simple adopté par le président de la République le 1er avril 1960 et stipulant le placement de ces îles sous l’autorité directe du ministre responsable des départements et territoires d’outre-mer sans que soit précisé pour autant leur statut. Une décision prise quelques mois plus tard confie à titre provisoire leur administration au préfet de La Réunion en tant que délégué du gouvernement. Leur isolement et l’absence de population permanente jouent à cet égard un rôle essentiel dans cet acte unilatéral qui marque le début d’un conflit territorial entre la France et son ancienne colonie dont les jeunes autorités contestent ce qu’elles considèrent comme un dessaisissement. D’abord feutrée, la contestation éclate au grand jour au début des années 1970 alors que la présence française dans la Grande Île fait l’objet d’une contestation de plus en plus vive. Les nouvelles autorités malgaches issues des événements révolutionnaires de mai 1972 mettent fin, dès l’année suivante, aux accords de coopération avec Paris tout en revendiquant le rattachement des îlots à leur territoire. L’intérêt stratégique et géopolitique de ces derniers apparaît rapidement comme primordial, alors que la fermeture du canal de Suez en juin 1967, à la suite de la guerre des Six Jours, redonne toute son importance à l’ancienne route du Cap par laquelle transite désormais l’essentiel du trafic pétrolier venant du Golfe persique et se dirigeant tant vers l’Atlantique Nord que vers l’Europe et l’Extrême-Orient.

La tension monte brutalement dans la nuit du 23 au 24 novembre 1973, en plein choc pétrolier, alors qu’une rumeur sur l’imminence d’un coup de main malgache sur les îles Glorieuses est prise très au sérieux par l’état-major des armées. La décision est aussitôt prise par le gouvernement français de déclencher une opération interarmées, baptisée « Tortue », de faible envergure, mais néanmoins spectaculaire, consistant à implanter un échelon de légionnaires, accompagnés d’un gendarme – à titre de prévôt – appartenant au groupement de gendarmerie de La Réunion, dans l’île de la Grande Glorieuse afin de parer à toute éventualité. Des détachements militaires de même envergure sont rapidement mis en place sur Juan de Nova et Europa et pérennisés à compter de 1974, armés pour l’un (îles Glorieuses) par 14 légionnaires du détachement de Légion étrangère de Mayotte (DLEM) et pour les autres par 14 marsouins du 2e régiment de parachutistes d’infanterie de marine (RPIMa) basé à La Réunion. Vivant dans des conditions rustiques et en totale autonomie sur des îlots déserts et sans infrastructure, ces garnisons réduites sont acheminées sur place par avion et relevées tous les quarante-cinq jours en moyenne, le ravitaillement se faisant par voie maritime. Elles participent à la surveillance générale des 636 000 km2 de Zone économique exclusive (ZEE) instituée par la France en 1978 autour de chacun des îlots et ont pour rôle d’assurer la protection des îles, classées en réserves naturelles à compter de novembre 1975, parfois par le biais d’exercices interarmées d’ampleur limitée. Afin d’être en mesure de faire face à un très hypothétique débarquement d’éléments armés malgaches visant à créer un fait accompli, un système de caches creusées dans le sable est mis en place en 1978-1979, sur le modèle de celles du 13e régiment de dragons parachutistes (RDP).

Sur la scène internationale, le litige territorial est porté à la tribune des Nations unies à partir de la fin des années 1970 par le président malgache Didier Ratsiraka. C’est ainsi que deux résolutions de l’ONU non contraignantes, adoptées les 12 décembre 1979 et 11 décembre 1980, invitent « le gouvernement français à entamer sans plus tarder des négociations avec le gouvernement malgache en vue de la réintégration des îles précitées qui ont été séparées arbitrairement de Madagascar », sans pour autant donner lieu à la moindre avancée diplomatique. Il se complexifie enfin au cours de cette même période, à la suite des revendications mauriciennes sur Tromelin à partir de 1976 et comoriennes sur les îles Glorieuses en 1980, contribuant ainsi à l’émergence d’un redoutable imbroglio juridico-politique.

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Nouveaux enjeux, nouvelles menaces

C’est incontestablement au cours de la décennie 1979-1989 que le différend franco-malgache sur les îles Éparses connaît son apogée, d’autant que l’exemple de la crise des Malouines au printemps 1982 incite naturellement à la vigilance. La fin de la guerre froide et la reprise des relations militaires franco-malgaches au début des années 1990 permettent ainsi aux forces armées des deux pays d’entamer une période de coopération fructueuse qui se concrétise rapidement par l’organisation d’exercices bilatéraux et un très actif programme d’assistance militaire. Des projets de cogestion sur les îles sont même initiés dès 1999 par le président Chirac, mais ne débouchent que dix ans plus tard par un accord de gouvernement avec Maurice sur les ressources halieutiques de la seule île Tromelin, accord qui à ce jour n’a toujours pas été ratifié par l’Assemblée nationale. Une page de l’histoire des îles Éparses se tourne avec l’automatisation progressive des stations de la météorologie nationale, entre avril 1999 et septembre 2001. Seule Tromelin continue à bénéficier d’une présence humaine jusqu’en novembre 2014, date à partir de laquelle l’occupation permanente de l’île est assurée par trois ouvriers des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) dans lesquelles les îles Éparses sont pleinement intégrées en tant que 5e district en février 2007, leur conférant un statut définitif. En dépit de la volonté gouvernementale de sanctuariser ces îles pour les dédier à la recherche scientifique ainsi qu’à la préservation de l’environnement et de la biodiversité, la présence militaire reste à l’ordre du jour. Elle s’avère indispensable non seulement pour affirmer la souveraineté française sur les îlots, mais également dans la lutte contre les activités de pêche illicite (2) qui constituent désormais l’un des principaux fléaux menaçant la sécurité des îles Éparses. En dehors des cas récurrents de violation de l’espace maritime français, une trentaine d’intrusions sur les îlots et leurs abords sont détectées chaque année. En certains cas, des équipages et pêcheurs parviennent brièvement à prendre pied à terre, avant que les détachements militaires, récemment dotés de Zodiac, parviennent à les en déloger.

Depuis le milieu des années 2000, les îles Éparses sont, en outre, au cœur d’enjeux économiques considérables, les sous-sols du canal de Mozambique renfermant d’importants gisements pétroliers et gaziers, supérieurs peut-être à ceux de la mer du Nord (3). Couvrant par sa ZEE près d’un tiers de la superficie totale du canal, la France apparaît alors comme l’un des principaux bénéficiaires de ces stocks. En décembre 2008, des licences d’exploration offshore au large de Juan de Nova sont même accordées à des entreprises pétrolières tandis que deux autres demandes de permis de recherches de mines d’hydrocarbures liquides ou gazeux sont déposées pour la ZEE d’Europa. Les premières campagnes de forages exploratoires sont lancées entre décembre 2012 et mars 2013, les licences étant prolongées en décembre 2015 puis en 2018. Toutefois, en février 2020, le programme dans lequel subsistent de nombreuses incertitudes (existence, profondeur des gisements) est en cours d’abandon dans le cadre de la mise en application de la loi du 30 décembre 2017, mettant « fin à la recherche ainsi qu’à l’exploitation des hydrocarbures ». La France a-t-elle cependant définitivement tiré un trait sur un réel potentiel économique dont elle pourrait disposer sur le long terme ?

Il n’en reste pas moins que la découverte de ces richesses énergétiques potentielles – mais aussi minérales (amas sulfurés qui contiendraient des métaux rares) – a eu pour effet d’aiguiser les appétits des différents acteurs de la région et de réactiver les tensions avec Madagascar qui, depuis 2009, conteste de nouveau au grand jour la légitimité de la souveraineté française. La médiatisation du dossier des îles Éparses auprès de l’opinion malgache conduit même tous les cinq ans les candidats à l’élection présidentielle sur la Grande Île à prendre position sur ce sujet devenu une question de principe autant que de politique intérieure. Les quelques initiatives diplomatiques engagées en 2016 par François Hollande puis trois ans plus tard par son successeur en vue d’aboutir à une coopération bilatérale dans les domaines de la pêche, de la sécurité maritime et de la préservation de l’environnement n’ont pour l’heure abouti à aucun résultat concret.

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Plus préoccupant encore : l’insurrection djihadiste en cours au cœur du Mozambique voisin, concomitant des ambitieux programmes d’exploitation des gigantesques ressources gazières au nord des eaux territoriales du pays, pourrait à terme faire craindre pour la souveraineté de la France sur les îles Éparses. Celle-ci impose incontestablement des devoirs aux autorités françaises dans la lutte contre l’État islamique, d’autant que le groupe Total est partie prenante du projet gazier. L’hypothèse d’une prochaine intervention des forces armées dans la zone sud de l’océan Indien (FAZSOI) sur ce théâtre d’opérations pourrait se poser, Paris pouvant se limiter, dans un premier temps, à déployer au coup par coup ses forces spéciales. Déjà en 2011, le développement de la piraterie autour de la Corne de l’Afrique avait suscité l’inquiétude des autorités françaises qui avaient même un temps envisagé une présence militaire permanente sur Tromelin. Désormais, c’est le spectre d’une possible déstabilisation de la région qui se profile avec son lot d’incertitudes et de menaces pour ces possessions françaises parfois qualifiées de « joyaux de la République ».

(1) : Sur l’archipel des Glorieuses comme à Juan de Nova, des établissements météorologiques de moindre ampleur sont également mis sur pied entre 1953 et 1955.
(2) : Un arrêté du 15 février 1994 interdit totalement la pêche dans les eaux territoriales de chacune des îles, soit dans la bande des 12 milles marins.
(3) : Selon les estimations, les sous-sols du canal du Mozambique abriteraient entre 6 et 12 milliards de barils de pétrole et entre 3 à 5 milliards de mètres cubes de gaz.

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À propos de l’auteur
Paul Villatoux

Paul Villatoux

Paul Villatoux est docteur en histoire des relations internationales et prépare une habilitation à diriger des recherches. Il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages et de plusieurs centaines d’études, d’articles et de communications sur l’histoire militaire et le monde contemporain. Il est par ailleurs rédacteur en chef du magazine Gazette des Armes.
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