Ancien directeur général du ministère des Finances du Liban et artisan de la lutte contre la corruption, Alain Bifani a été au cœur de la vie politique libanaise jusqu’à son retrait des affaires en 2020. Il dresse aujourd’hui, pour la revue Conflits, un diagnostic clinique de la situation économique, politique et diplomatique du pays du Cèdre.
Revue Conflits —Vous avez occupé l’un des postes les plus stratégiques au sein du pouvoir libanais, en tant que directeur général du ministère des Finances du Liban. Vous avez été à l’origine d’un plan de sauvetage du pays, négocié avec le FMI, qui n’a malheureusement pas abouti et vous a conduit à démissionner en 2020. Quel est, aujourd’hui, votre regard sur les défis et potentialités du pays, dans une période charnière de son histoire ?
Alain Bifani —Je voudrais d’abord insister sur le fait que la Constitution de 1989 — de la manière dont elle est appliquée — a privé les directeurs généraux de leurs prérogatives en éliminant leur champ d’action, absorbé dans sa totalité par celui des ministres. De plus, ces derniers ont été placés au-dessus de la Loi, n’étant redevables de rien vis-à-vis de la Justice ou des organismes de contrôle. Malgré cela, et étant donné l’amplitude inégalée de la crise, j’ai refusé de me ranger à l’attentisme ambiant qui arrangeait une certaine élite politico-financière et j’ai proposé, comme vous le dites, un plan de sauvetage.
Ce plan couvrait la restructuration du secteur bancaire et de la banque centrale, les réformes structurelles et des finances publiques, la situation monétaire et les filets sociaux, en plus de la restructuration de la dette. Ce qui intéresse le public est qu’il permettait de recouvrer entièrement tous les dépôts à hauteur de 500 000 dollars américains, et une bonne partie des montants dépassant ce seuil, la différence étant transformée en actions permettant de recapitaliser le secteur bancaire. À l’époque, ça voulait dire que 96 % du nombre de dépôts étaient entièrement préservés. De plus, la livre libanaise était stabilisée à 5000 LL pour un dollar américain. Pour le citoyen, c’était du pain béni. Quant aux partenaires bilatéraux et multilatéraux du Liban, ils étaient ravis que le pays produise enfin un plan de sauvetage crédible. Ils ont montré tellement d’enthousiasme que d’une part, le Conseil des ministres a approuvé ce plan à l’unanimité, et que d’autre part, les élites corrompues ont pris peur, d’autant que nous voulions récupérer les milliards indûment distribués par le gouverneur de la banque centrale à ses obligés — banquiers et autres — et que nous voulions un audit juriscomptable, en plus de respecter la hiérarchie des pertes (que l’actionnaire supporte la perte avant le client !).
Or, grâce aux milliards en question, mais aussi en faisant sortir l’argent de certaines personnes influentes alors qu’un contrôle de capitaux de facto était imposé aux citoyens normaux, les élites en question ont acheté le soutien de média véreux et de députés pour torpiller le processus de sauvetage, et ont réussi à faire reculer le gouvernement sur toute la ligne. C’est à ce moment que j’ai décidé de démissionner. Depuis, au Liban, quand on veut faire entendre la voix de la raison, on est soumis à un acharnement médiatique via des personnages crapuleux ne reculant devant rien pour se faire payer leur calomnie.
Au Liban, quand on veut faire entendre la voix de la raison, on est soumis à un acharnement médiatique via des personnages crapuleux ne reculant devant rien pour se faire payer leur calomnie.
Aujourd’hui, soit cinq ans plus tard, il y a eu à la fois beaucoup de changements et très peu. Sur la restructuration du secteur bancaire, la récupération de l’argent des déposants, ou encore des réformes en souffrance, il ne s’est tout simplement rien passé de substantiel. La même élite politico-financière continue de faire main basse sur le pays et ses ressources. Par contre, sur le dossier sécuritaire et régional, le Liban a connu une nouvelle guerre israélienne dévastatrice qui a fait des milliers de morts et des régions entières ont été dévastées. Le Hezbollah a été considérablement affaibli, et cela devrait ôter de l’argumentaire des élites en question le fait que le Hezbollah est seul responsable du blocage des réformes. Cet argument au moins ne tient plus.
On a oublié la valeur « temps » au Liban. Les défis s’accumulent et ne sont pas traités. Le pays a besoin de maintenir et de renforcer la paix civile et la cohésion nationale. Cela est essentiel pour toute stabilité génératrice de croissance. Notre gouvernement a pour tâche de réintégrer la composante chiite de la population dans une société ou tous se sentent équitablement traités. Il doit reconstruire les régions détruites, et pas que celles qui l’ont été récemment. Le Liban officiel doit réexister et obtenir la fin des agressions israéliennes quasi quotidiennes et pacifier la frontière avec la Syrie. Cela suppose aussi d’en finir avec la stratégie défensive du pays qui déterminera le sort de l’arsenal du Hezbollah. Nous avons besoin de trouver des solutions fermes et définitives aux autres groupes armés, notamment dans les camps palestiniens qu’il faut pacifier et réorganiser. Il va sans dire que l’affaire des réfugiés syriens doit enfin être gérée de manière responsable, et que des arrangements de retour doivent être trouvés. Ensuite se posent les affaires structurelles essentielles : comment doter le pays d’infrastructures efficientes ? Comment mettre en place des filets sociaux pérennes au vu de la pauvreté et de la précarité qui s’installent ?
Il va de soi que la Justice attend toujours une réforme en profondeur, que l’administration publique a besoin d’être reconstruite, que les Forces Armées Libanaises doivent être renforcées et armées de manière moderne et adéquate au vu des défis auxquelles elles font face. Toujours dans les défis importants, nous devons rétablir la légitimité laïque de l’État, gérer les conséquences économiques et sociales de la crise syrienne, nous doter d’un programme de redressement « made in Lebanon » pour négocier avec le FMI et/ou avec les bailleurs de fonds bilatéraux et multilatéraux, nous doter d’un nouveau secteur bancaire transparent et digne de confiance, rendre justice aux déposants et aux citoyens, arrêter la catastrophe écologique, et sauver le système éducatif.
Le travail est colossal, mais cela est tout à fait faisable avec des gens qui allient la bonne volonté et le courage de s’opposer aux forces de la corruption
Ça paraît colossal, mais cela est tout à fait faisable avec des gens qui allient la bonne volonté et le courage de s’opposer aux forces de la corruption. Le Liban est après tout un petit pays avec des potentialités très importantes. Qui de mieux que le Liban pour être une place touristique de choix, un centre de niches productives, notamment grâce à une exceptionnelle diaspora qui serait capable de rapatrier certains pans de ses activités si les conditions s’améliorent. Pourquoi ne pas refaire du littoral, de la montagne et de la plaine des lieux exceptionnels ? Le potentiel du tourisme religieux et culturel est extraordinaire et pourquoi ne pas faire du pays un centre de dialogues religieux et civilisationnels ? La vie artistique ne demande qu’à reprendre ses droits, et contrairement à ce qui se dit, le Liban a su être un pays très productif dans le passé et ne demande qu’à le redevenir. Déjà, produire pour les nécessités du marché local en ces temps de barrières tarifaires ferait beaucoup de sens, vu le niveau de consommation. Qui, mieux que les Libanais, pourrait arabiser la technologie ? Et l’argent est là, qu’il soit public ou privé, si tant est que l’environnement du travail et de l’entreprise soit adéquat. Au lieu de nous poser en mendiants, nous avons largement de quoi commencer avant de recevoir du soutien. La crise a été terrible, violente, inhumaine, mais derrière chaque crise, il y a des opportunités, et c’est le moment de le faire.
Revue Conflits —Le Liban reste scruté par les institutions internationales qui, à bien des égards, sont pleinement partenaires de sa renaissance économique. Quel doit être, selon vous, leur place dans l’accompagnement du pays ?
Alain Bifani —Les institutions internationales ont malheureusement longtemps été d’une complaisance néfaste vis-à-vis du Liban, en raison de connivence politique entre ses dirigeants et ceux desdites institutions, parfois par l’intermédiaire de dirigeants de pays amis. Je leur ai toujours demandé moins de complaisance dans le passé, paradoxalement. Mais partons de l’hypothèse que ces temps-là sont révolus depuis 2019, et qu’aujourd’hui, avec la possibilité d’un programme avec le FMI, ce dernier est tenu à être strict. Depuis quelques années déjà, toute la communauté internationale a conditionné toute aide substantielle au Liban à un programme avec le FMI, lassé des promesses de réformes non tenues de nos politiciens. Le seul plan de redressement que le FMI a immédiatement accepté comme base à la négociation était celui que j’ai présenté au gouvernement en 2020.
Seuls les Libanais peuvent mesurer ce qui est possible et supportable
Et aujourd’hui, je continue à être convaincu de la nécessité d’avoir un plan exhaustif préparé par les Libanais — car eux seuls peuvent mesurer ce qui est possible et supportable — qui soit acceptable par la communauté internationale. L’attentisme qui voudrait qu’on nous impose des solutions et que nous soyons passifs est une mauvaise chose. Notre engagement actif faciliterait la vie aux institutions internationales. De plus, il faudrait que les Libanais se convainquent du fait que le plus important, c’est de faire les réformes, et non de recevoir l’argent. Dès que le système sera assaini et qu’une vision claire se déploiera, l’argent viendra. Nous ne devons plus être dans la position de celui qui quémande, mais de celui qui sait ce qu’il fait et qui a le courage de le faire, et nous devons remplir notre part du contrat. La place des institutions internationales est donc de faciliter et d’encourager les programmes de réforme et d’aider à ce qu’ils soient bien conçus par nous, et puis de faire le monitoring, l’argent suivant la bonne mise en place des mesures.
Revue Conflits — Aujourd’hui, un Libanais sur trois vit sous le seuil de pauvreté. Quelles sont, selon vous, les réformes les plus urgentes à mettre en œuvre pour sortir « l’homme de la rue » de la grande précarité ?
Alain Bifani —Il y a toute une panoplie de réformes à faire, notamment la restructuration et le renforcement des filets sociaux. Mais il y a aussi et avant tout la restructuration bancaire qui doit être réalisée de la manière la plus équitable possible. Déjà, cela permettra à certains de sortir de la précarité, et en plus, ça permettra enfin à l’économie de recommencer à croître de manière soutenable et de créer des emplois de qualité sans lesquels il est impossible aux plus démunis d’accéder au statut de classe moyenne. J’avais déjà insisté en 2020 sur l’importance d’en finir avec la restructuration bancaire pour permettre à l’économie de reprendre son essor. Par ailleurs, toutes les mesures de relance et toutes les réformes structurelles qui seront adoptées permettront une croissance qui solutionnera une partie du problème et financera les filets sociaux comme solution à l’autre partie. L’orientation de la fonction publique vers un emploi de qualité plutôt que des embauches clientélistes fera aussi un grand bien.
Revue Conflits —Votre pays est aujourd’hui au cœur d’une région traversée par des mouvements contradictoires, au sein desquels l’incertitude demeure : la guerre entre Israël et le Hamas se poursuit, le sud du Liban reste sous pression des bombardements de Tsahal, le renversement de Bachar al-Assad en Syrie ouvre une période troublée, malgré les engagements du nouveau pouvoir en place… Quelles sont, pour vous, les solutions pour aboutir à une stabilisation de la région ?
Alain Bifani —La situation levantine est tout simplement catastrophique. La dernière guerre a déjà provoqué une soixantaine de milliers de victimes, la plupart innocentes, principalement à Gaza, mais aussi au Liban, en Syrie, en Cisjordanie et en Israël. Tous les extrêmes s’entretiennent de part et d’autre. Et pourtant, il n’y aura pas de solution par la violence sans fin. Les Palestiniens doivent avoir un État, et les bombardements de la population civile ne doivent plus jamais être tolérés. Il faut recréer une vraie dynamique de paix entre les belligérants de ce conflit qui s’éternise, et pour cela, il faut un « honest broker », comme disent les Anglo-saxons, quelqu’un qui soit vraiment impartial afin qu’il puisse faire aboutir une solution équitable, donc soutenable. Seule une bonne solution avec un vrai État palestinien stabilisera la situation et la Jordanie au passage.
Quant à la situation en Syrie, elle appelle à beaucoup de doigté. Les influences concurrentes des Turcs et des pays du Golfe, l’occupation israélienne du sud, et les conflits intercommunautaires ou interethniques qui en découlent, sont un cocktail explosif qui appelle à une structure du pouvoir qui soit crédible, légitime et ouverte au dialogue avec toutes les parties. N’oublions pas qu’il y a encore des troupes russes et américaines en Syrie, et l’Iran y conserve quelques cartes. La solution passe nécessairement par un ancrage de la Syrie dans la sphère arabe et par une structure de pouvoir rassurante pour les uns et pour les autres. Cela demande des efforts concertés et un soutien fort, financier et militaire, à un gouvernement légitime. La destruction de l’armée syrienne a été une très mauvaise chose, et chacun doit comprendre que le fait d’éloigner le danger de ses frontières n’apporte pas des solutions à long terme. Israël devrait comprendre, après l’expérience catastrophique de la zone occupée au Liban Sud, que l’occupation du sud de la Syrie est une très mauvaise idée. La Turquie devrait savoir que la question kurde ne peut se résoudre par la force, et le nouveau pouvoir a intérêt à trouver des soutiens auprès de toutes les composantes de la nation s’il veut durer. Pour mettre tout cela en musique, il faut une alliance d’« honest brokers », et il faut faire l’effort de la mettre en place le plus vite possible. Il faut profiter du surplus de réalisme ambiant pour avancer.
Il faut profiter du surplus de réalisme ambiant pour avancer.
Revue Conflits —Dans ce contexte tendu, quelle est selon vous la politique étrangère que devrait imaginer le Liban pour être un acteur incontournable à l’échelle régionale ?
Alain Bifani —Si la diplomatie du Liban des dernières décennies a été contrainte par les ingérences diverses, c’est le moment de reprendre l’initiative. Ce qui s’impose de manière évidente à notre politique étrangère, ce sont les dossiers qui nous concernent directement, comme le conflit palestino-israélien et la situation en Syrie, avec leurs conséquences sur la scène locale. Nous avons aujourd’hui la possibilité de lancer une diplomatie décomplexée et pragmatique, et qui doit surtout être apaisée par rapport des facteurs internes qui nous divisent, loin de toute exacerbation des conflits intralibanais. Le Liban a la possibilité d’être actif vis-à-vis de l’évolution de la situation palestinienne, de contribuer à plus de cohésion arabe, et de favoriser des apaisements régionaux – même jusque dans la région du golfe arabo-persique – via des relais internes ayant des relations privilégiées avec les uns et les autres, si tant est que sa diplomatie s’impose par sa portée nationale et non factieuse.
Notre politique étrangère ne peut être qu’une politique d’apaisement, ce qui contribuerait à nous libérer de notre statut de caisse de résonance (la formule est de Georges Corm) de la région, et à apaiser nos tensions internes. Quand nous étions encore pratiquement au ban des nations et que le partenariat de Deauville avait été lancé dans la foulée des révolutions arabes, j’avais présenté la candidature du Liban à la BERD pour briser l’étau et nous faire admettre dans le cercle, et ça avait parfaitement marché alors que notre diplomatie était malade, ce qui prouve qu’en prenant l’initiative sur des sujets précis, on peut faire avancer sa cause. Aujourd’hui, nous sommes en situation bien plus favorable et il serait temps pour nous de nous remettre à exister sur la scène régionale et internationale, avec pour relai une diaspora exceptionnelle aux quatre coins du monde.