<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Ambitions égyptiennes et israéliennes en Méditerranée orientale

22 février 2021

Temps de lecture : 9 minutes

Photo : Rencontre entre Emmanuel Macron et le président égyptien Abdel Fattah Al Sissi, le 7 décembre 2020 à Paris. (c) Sipa 00994426_000002

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Ambitions égyptiennes et israéliennes en Méditerranée orientale

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En un peu plus de huit ans, l’Égypte est parvenue à passer du statut d’importateur de gaz à celui d’exportateur. Elle produit aujourd’hui un volume record de 6,6 milliards de mètres cubes de gaz par jour – en hausse de plus de 30 % depuis 2016 –, ce qui la place comme l’un des plus gros producteurs d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Si la découverte de ces nouveaux gisements devrait permettre au pays de devenir un véritable hub énergétique régional, elle s’inscrit également dans un contexte politique interne en pleine évolution et la nouvelle donne géopolitique qui se dessine au Proche-Orient. De fait, cette future indépendance énergétique de l’Égypte accentuera inévitablement son poids et son influence diplomatique dans la zone. Or, une question essentielle se pose : quelles seront, à terme, les conséquences sur les relations et la coopération entre l’Égypte et ses voisins, notamment avec l’État hébreu, qui lui aussi est en passe de devenir une puissance énergétique gazière grâce à la découverte de gisements en Méditerranée orientale ?

 

Après 2011 et le printemps du Nil, l’Égypte avait connu jusqu’à l’été 2013 des années de troubles internes qui ont contraint le pays à un certain retrait sur le plan international et surtout entraîné un véritable écroulement de l’économie du pays. Dès son coup d’État en juillet 2013 et surtout après son élection à la présidence en mai 2014, une des priorités d’Abdel Fattah al-Sissi fut de redonner à l’Égypte sa place sur l’échiquier régional, mais surtout remettre sur pied une économie exsangue du fait de la révolution (notamment à cause de la chute catastrophique du tourisme, une des principales ressources du pays) et de la gestion calamiteuse de Mohamed Morsi et des Frères musulmans, au pouvoir de 2012 à 2013. Or, aussi critiquable soit-il sur les questions des libertés et des droits de l’homme, il serait malhonnête de ne pas reconnaître au nouveau raïs égyptien un certain dynamisme et un volontarisme notoire dans le redressement socio-économique et la lutte – sans précédent historique – contre la corruption en Égypte. Le président Sissi a très bien perçu que ce sont moins des revendications démocratiques (pour une minorité) qu’un violent rejet de l’affairisme, du népotisme et de la corruption (pour la majorité) qui avait jeté la jeunesse égyptienne sur la place Tahrir.

 

Le président Sissi et sa guerre économique

 

Et l’ancien maréchal a bien retenu la fameuse phrase de Napoléon : « Le peuple est le même partout. Quand on dore ses fers, il ne hait pas la servitude. » Quoi qu’il en soit, depuis 2013, Sissi a engagé une série d’importantes et profondes réformes structurelles dans les domaines socio-économiques. Certes, ces mesures d’austérité sont très mal vécues par la population. Douloureuses, elles s’avéraient pourtant nécessaires. Or, même si les performances économiques égyptiennes sont toujours saluées par les institutions internationales comme notamment le Fonds monétaire international (FMI), il n’en reste pas moins que l’Égypte est toujours confrontée à une pauvreté endémique. C’est la raison pour laquelle les découvertes égyptiennes de gisements de gaz, depuis une décennie, sont considérées comme un véritable « don du ciel ».

 

Une nouvelle manne énergétique et économique

 

La manne énergétique de l’Égypte n’est pas près de s’épuiser. Ainsi, le pays possède déjà les sixièmes plus grandes réserves de pétrole d’Afrique et se situe dans le top 20 mondial des plus grandes réserves de gaz naturel. De plus, depuis une dizaine d’années, les découvertes de gisements de gaz se sont multipliées dans la partie est de la Méditerranée, particulièrement au large des côtes israéliennes. C’est en août 2015 que Le Caire fait sa plus importante découverte dans un contexte énergétique délicat pour le pays. En effet, les Égyptiens peinent depuis plusieurs années à satisfaire leur demande locale en dépit des réserves très importantes (2 200 milliards de mètres cubes en janvier 2015). Les raisons en étaient une forte consommation (le gaz compte pour 53 % de la consommation d’énergie primaire) et une politique d’exportation vers les pays voisins trop ambitieuse. Découvert par la compagnie pétrolière italienne ENI, le méga-gisement de gaz en eaux profondes de Zohr – avec 850 milliards de mètres cubes de gaz récupérable – est le plus grand gisement trouvé dans l’est méditerranéen. Il se situe en mer, à environ 170 km des côtes égyptiennes. L’étendue des champs gaziers est telle que sa superficie est de 100 km².

ENI en assure l’exploitation et détient la majorité des actions (60 %). Elle a vendu le reste à Rosneft (30 %), une compagnie russe, et à BP (10 %). Les intérêts de la compagnie ENI sont nombreux en Égypte. Depuis 2010, plusieurs accords ont été signés entre ENI et la société d’État EGPC (Egyptian General Petroleum Corporation) concernant des projets dans le golfe de Suez, le désert, le delta du Nil et l’offshore méditerranéen, en échange d’une implication du groupe EGPC dans ses permis en Irak et au Gabon. Le 31 janvier 2018, le président al-Sissi a inauguré le champ gazier de Zohr. Cependant, la production a commencé au ralenti – 350 millions de pieds cubes –, bien en dessous des quantités annoncées en 2015 – une production d’un milliard de pieds cubes par jour. Or, au printemps 2019, la compagnie ENI a annoncé la découverte d’un nouveau gisement de gaz naturel au large du pays, dans le puits Noor-1 de la zone d’exploration Noor. Des sources proches de la société estiment que le potentiel en présence pourrait être comparé au Zohr.

Ces découvertes sont bien évidemment une aubaine pour l’Égypte puisque Le Caire pourra produire plus de gaz afin de satisfaire sa demande locale et exporter davantage, ce qui permettra de générer des profits supplémentaires, alors qu’en 2015 le gouvernement égyptien s’était résigné à importer du gaz naturel auprès de la Russie, de l’Algérie et d’Israël pour faire face aux pénuries de production. Aujourd’hui, en attendant une pleine exploitation de ses propres gisements gaziers, l’Égypte est en train de revoir ces accords comme celui passé avec Jérusalem. Ainsi, à plus ou moins long terme, les Israéliens et les Égyptiens devraient prévoir de modifier l’accord historique d’exportation de gaz naturel israélien signé le 19 février 2018 et effectif depuis janvier 2020.

Sur le plan intérieur, Sissi entend exploiter intelligemment ce « don du ciel ». Dans les années 2000, le président Hosni Moubarak avait dilapidé en subventions les recettes d’un précédent boom gazier tout en octroyant des contrats lucratifs à ses amis et proches. Une erreur que l’actuel président ne semble pas vouloir reproduire. Afin que ce nouvel afflux d’« or bleu » profite directement au plus grand nombre, le gouvernement veut tirer avantage de cette opportunité pour renflouer les caisses, répondre totalement à la demande domestique, développer une industrie locale, mais également assurer une transition énergétique tout en souplesse. Il incite notamment financièrement les automobilistes à abandonner l’essence et le diesel au profit du gaz. À ce jour, 250 000 voitures sur les 10 millions de véhicules du pays auraient déjà effectué cette transition, selon le New York Times.

Pour l’heure, l’Égypte connaît actuellement une hausse de 110 % de ses réserves gazières et est en train de se positionner comme une plaque tournante du commerce de gaz de la région méditerranéenne. En outre, au-delà de la compagnie italienne ENI déjà très présente, cette nouvelle donne attire également dans le pays d’autres grandes entreprises pétrolières internationales telles que Shell, BP, Petronas, Total ou les sociétés russes comme Gazprom et surtout Rosneft.

 

A lire aussi : Sortir du chaos, les crises en Méditerranée et au Moyen-Orient, de Gilles Kepel

 

Quelles conséquences régionales et internationales ?

 

Depuis son arrivée au pouvoir en juillet 2013, avec le redressement économique de son pays, l’autre priorité d’al-Sissi fut de redonner à l’Égypte sa place sur l’échiquier régional. Ainsi, le raïs égyptien a su préserver son partenariat avec les Américains. Il a pris part aussi, du moins sur le papier, à la coalition qui fait la guerre au Yémen et emmenée par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis (qui sont les principaux soutiens financiers du Caire). Les rapports avec les Israéliens notamment au Sinaï sont sans précédent[1]. Par ailleurs, il a conclu des accords militaires et commerciaux conséquents et historiques avec les Russes, il s’est rapproché de la Chine et discute également avec Damas et Téhéran. Alors que certains observateurs évoquent pourtant un effacement de l’Égypte dans les relations internationales, dans les faits il n’en est rien. Le président Sissi semble au contraire avoir permis à son pays de reprendre son rôle d’acteur central sur la scène régionale. D’ailleurs, même si son rôle est peu connu pour les non-initiés et qu’il est éclipsé par la forte visibilité internationale de Mohammed Ben Salmane et Mohammed Ben Zayed, force est de reconnaître que Sissi est très impliqué dans tous les dossiers sensibles de la région comme le conflit israélo-palestinien, le conflit libyen et même dans les négociations en Syrie[2].

En outre, dans la lutte féroce pour le leadership politique du monde sunnite que se livrent actuellement le bloc Turquie / Qatar (derniers sponsors de l’islam politique des Frères musulmans) et l’axe composé de l’Égypte, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis (EAU), rejoints par Israël (accords d’Abraham entre Israël, Bahreïn, les EAU et le Soudan)[3] et soutenu discrètement par la Russie, on ne saurait négliger le rôle politique et incontournable du président égyptien. En effet, Sissi fut à l’initiative d’une répression sans précédent contre les Frères musulmans dont l’Égypte fut la base historique de la confrérie.

Dans cette optique, l’Égypte se retrouve en première ligne face à la politique agressive néo-ottomane et panislamiste d’Erdogan à Gaza (Hamas), en Libye (qui soutient le gouvernement de Tripoli alors que Le Caire appuie le maréchal Haftar) et également en Méditerranée orientale.

C’est la raison pour laquelle nous avons pu assister ces derniers mois au soutien indéfectible et affiché de Dubaï et surtout du Caire à la Grèce, à Chypre et même à la France face aux provocations et aux velléités turques. D’autant plus que dans la stratégie d’Erdogan s’imbriquent « grandeur nationale », reprise en main intérieure et nouveaux débouchés commerciaux et économiques. Et donc aussi énergétiques, notamment avec les convoitises d’Ankara sur les zones gazières libyennes, grecques et chypriotes. La Turquie entend bien obtenir sa part du gâteau et cherche à concurrencer l’Égypte dans sa posture de leader énergétique de la zone.

Dès lors, un rapprochement politico-énergétique entre l’Égypte, la Grèce et Chypre devenait inévitable. Déjà en 2014, Athènes et Le Caire ont signé un mémorandum de coopération de défense, visant à renforcer leurs liens militaires et prévoyant de réaliser des formations et des exercices militaires conjoints. Puis, en août 2020, la Grèce a ratifié un accord avec l’Égypte sur le partage des zones maritimes, riposte à l’accord turco-libyen signé fin 2019 autorisant la Turquie à accéder à un large espace maritime en Méditerranée orientale.

La coopération militaire trilatérale entre la Grèce, Israël et Chypre, initiée en novembre 2017, s’est intensifiée depuis quelques mois. De même, en novembre 2020, le cheikh Mohammed Ben Zayed, prince héritier d’Abou Dhabi et commandant suprême adjoint des forces armées des EAU, a reçu Kyriákos Mitsotákis, le Premier ministre grec, pour discuter des relations entre les Émirats et la Grèce et des moyens de renforcer les liens mutuels et développer les intérêts communs des deux nations comme les investissements, le commerce, la politique, la culture et surtout la défense. Ce véritable accord de défense est sans ambiguïté orienté pour contenir l’expansionnisme turc en Méditerranée orientale et au Moyen-Orient.

En septembre 2020, Le Caire et Athènes ont enfin signé un traité officiel faisant du Forum du gaz de la Méditerranée orientale une organisation internationale dont le siège se trouve dans la capitale égyptienne. Outre l’Égypte et la Grèce, le Forum compte cinq autres membres fondateurs : l’Italie, Chypre, la Jordanie, Israël et la Palestine. L’objectif : créer un marché régional du gaz qui serve les intérêts des pays membres. Concrètement, il s’agit de moderniser les infrastructures, de coordonner les réglementations sur les pipelines et le commerce, tout en visant à améliorer la compétitivité prix et par-dessus tout, sauvegarder leurs droits en gaz naturel.

 

Israël / Égypte : la géopolitique avant le commerce ?

 

Les premières découvertes israéliennes de gaz offshore débutent en janvier 2009 avec le gisement Tamar (260 milliards de mètres cubes). Depuis, les annonces se sont multipliées : Dalit, Léviathan (650 milliards), Dolphine (2,3 milliards), Sara et Mira (180 milliards), Tanin (31 milliards), Karish (51 milliards), Royee (91 milliards) ou encore Shimshon (15 milliards). Aujourd’hui, les réserves totales israéliennes, prouvées ou potentielles, avoisineraient les 1 500 milliards de mètres cubes de gaz naturel.

En décembre 2019, pilotée par un consortium israélo-américain, la production du méga-gisement de Léviathan a débuté après des années de travaux et des milliards investis. Ce projet devrait à la fois être capable de suffire aux besoins israéliens, d’obtenir l’indépendance énergétique de l’État hébreu et de permettre à ce dernier d’exporter du gaz naturel vers ses voisins, voire de se positionner comme le principal pays exportateur de gaz de la région vers le Moyen-Orient et l’Europe, notamment grâce au projet de pipeline Est-Méditerranéen via Chypre et la Grèce. Chypre qui devrait également s’imposer comme un acteur majeur après la découverte du gisement Aphrodite au large de ses côtes en 2011. À première vue, nous aurions pu penser que le nouveau positionnement énergétique du Caire serait susceptible d’entraîner un chamboulement géopolitique dans la région et réveiller les vieilles rivalités. Or, au contraire, il semblerait que Sissi, le président de la troisième puissance économique africaine, souhaite plutôt, grâce à cette nouvelle donne énergétique, intensifier sa politique de développement, de stabilisation et de coopération dans la région. C’est particulièrement le cas avec Israël. Face à la menace turque et à la normalisation des relations entre les États du Golfe (alliés de l’Égypte) et l’État hébreu, il est inconcevable pour le premier pays arabe à avoir signé un accord de paix avec Jérusalem de revoir à la baisse ses très bons rapports avec Israël. Les partenariats dans tous les domaines n’ont jamais été aussi forts entre les deux pays. Ils ont autant besoin l’un de l’autre notamment sur les plans diplomatique et sécuritaire. Les intérêts géopolitiques communs devraient assurément prendre le pas sur les éventuelles concurrences commerciales.

 

Conclusion

 

Le président Sissi ambitionne l’instauration d’une véritable « diplomatie du gaz ». Celle-ci permettrait dès lors à l’Égypte de renforcer son influence, autant économique que stratégique, sa politique d’apaisement et de coopération économique avec ses voisins.

L’Égypte a toujours été incontournable. Elle est le pays le plus puissant militairement et le plus peuplé du monde arabe (avec près de 100 millions d’habitants). Or, pour assurer la stabilité du pays des pharaons et lui redonner son rôle de phare du sunnisme sur la scène régionale et internationale, le président égyptien, qui se veut être un nouveau « dictateur éclairé », sait pertinemment qu’il doit avant tout relever avec succès le défi majeur du redressement de l’économie égyptienne. Pour cela, il se doit en aucun cas de gâcher, d’une manière ou d’une autre, ce « don du ciel » qui fait d’ores et déjà de l’Égypte un acteur énergétique primordial de la Méditerranée orientale.

 

A lire aussi : Al-Sissi, nouveau raïs d’Egypte

 

[1] Roland Lombardi, « Israël et la nouvelle donne géopolitique au Moyen-Orient : Quelles nouvelles menaces et quelles perspectives ? », Études internationales, volume 47, numéro 2-3, juin-septembre 2016, p. 107–131.

[2] Roland Lombardi, « L’Égypte de Sissi : recul ou reconquête régionale ? », Revue Défense Nationale, 2019/7 (numéro 822), p. 158-163.

[3] À terme, certains officiers israéliens verraient déjà dans la Turquie une menace plus grande que celle représentée actuellement par l’Iran (entretiens avec l’auteur).

 

 

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Photo : Rencontre entre Emmanuel Macron et le président égyptien Abdel Fattah Al Sissi, le 7 décembre 2020 à Paris. (c) Sipa 00994426_000002

À propos de l’auteur
Roland Lombardi

Roland Lombardi

Géopolitologue, docteur en histoire, spécialiste du Moyen-Orient et auteur de : Les trente honteuses, ou la fin de l'influence française dans le monde arabe et musulman (VA Editions, 2019) et Poutine d'Arabie, comment la Russie est devenue incontournable en Méditerranée et au Moyen-Orient (VA Editions, 2020).
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