Arménie – Azerbaïdjan : un accord et des questions

8 août 2025

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : Corridor du Zanguezour (c) AFP

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Arménie – Azerbaïdjan : un accord et des questions

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Accord en vue entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan au sujet du corridor du Zanguezour. Sous l’égide de Donald Trump, le Caucase du Sud se voit régulé par la pax americana et le futur Trump Road for International Peace and Prosperity (TRIPP). Analyse de Tigrane Yegavian

En géopolitique, il n’y a pas d’amis, que des intérêts, la rencontre prévue à Washington entre les dirigeants arménien et azerbaïdjanais le 8 août est censée aboutir à la signature d’un traité de paix qui officialise la montée en force des États-Unis dans le Caucase du Sud, noyau de communication géostratégique, au détriment des deux traditionnelles puissances que sont la Russie et l’Iran. Les États-Unis seront-ils en mesure d’assurer la paix et la prospérité dans le Caucase du Sud ? Qui sort gagnant de cette nouvelle partie du grand jeu que se livrent les Occidentaux contre les Russes et les Iraniens ?

Le jeudi 7 août, le Premier ministre arménien Nikol Pachinian s’est envolé pour Washington, où il doit rencontrer le lendemain le président azerbaïdjanais Ilham Aliev dans le cadre d’un sommet arbitré par le président américain Donald Trump à la Maison-Blanche. En Arménie, les spéculations vont bon train sur l’ampleur des concessions que pourrait être amené à faire le dirigeant arménien.

Les leaders arménien et azerbaïdjanais devraient aussi signer à la Maison-Blanche des « documents relatifs à la dissolution du Groupe de Minsk » coprésidé par les États-Unis, la France et la Russie et en état de mort cérébrale depuis novembre 2020. Pour Erevan, cette dissolution s’ajoute à une longue liste de concessions unilatérales lâchées à Bakou.

Corridor du Zanguezour (c) AFP

Car, en dehors du cercle rapproché de Pachinian, chacun sait que le rapport de force, largement favorable à Aliyev depuis sa victoire militaire au Karabakh en novembre 2020, ne laisse guère espérer un quelconque soutien de la part de Washington. Le Premier ministre devrait donc, une fois encore, céder du terrain — cette fois sur un dossier stratégique : le « corridor du Zanguezour ».

Cet axe géostratégique majeur, que Bakou réclame avec insistance depuis quatre ans, doit relier l’Azerbaïdjan à son exclave du Nakhitchevan, et au-delà à la Turquie, en traversant la province arménienne méridionale du Syunik. Erevan s’y oppose fermement, refusant toute atteinte à sa souveraineté sur cette future double voie, ferroviaire et routière, qui longe la frontière avec l’Iran. Téhéran, inquiet de voir cette frontière de facto effacée, a de nouveau mis en garde contre un projet porté par Bakou et son allié turc.

Un cheval de Troie américain ? 

Si le terme corridor de Zanguézour a été remplacé par une appellation plus narcissique Trump Road for International Peace and Prosperity (TRIPP), le sujet dépasse de très loin la seule grille de lecture arméno-azerbaïdjanaise.

Ce corridor de 43 kilomètres qui passerait sur le territoire arménien sera placé sous gestion étrangère par traité officiel, en l’occurrence par un consortium américain pour une durée de cent ans. Une première dans l’histoire de l’espace post-soviétique. Du reste, même si ce consortium s’engageait à respecter la loi arménienne, cette délégation de souveraineté constitue un coup sévère à l’existence même de la République d’Arménie et sa viabilité en tant qu’État.

Mis à part le prix Nobel de la paix que lorgne inlassablement Donald Trump, que pourrait apporter à Washington le contrôle du « corridor de Zanguezour » rebaptisé TRIPP ? Un cache-sexe qui vu de Téhéran et Moscou est perçu comme un emballage diplomatique pour satisfaire une demande de Bakou sans la moindre contrepartie ? En effet, à ce jour l’Azerbaïdjan n’a pas proposé que l’Arménie puisse emprunter son exclave du Nakhitchevan pour faciliter le transit des biens et marchandises entre Erevan et la lointaine localité de Meghri dans l’extrême sud du pays. Difficile de parler d’une paix des braves en dépit des gesticulations du locataire de la Maison-Blanche.

Par ailleurs, l’Arménie n’obtient aucune garantie de sécurité, car il n’est pas question de déployer des militaires américains le long de cette route, ceux-ci viendront en remplacement des gardes-frontières russes qui à l’évidence, voient d’un très mauvais œil cette percée occidentale dans leur pré-carré sud-caucasien, les dernières réactions officielles de Moscou traduisent ce profond malaise, face au vassal arménien humilié par une succession d’abandons et de mépris, comme l’attestent le lâchage des Arméniens du Karabagh lors du nettoyage ethnique de septembre 2023, alors que la mission des forces russes d’interposition consistait à les protéger des Azerbaïdjanais. La récente détérioration des relations entre Moscou et Bakou s’inscrit dans un recul durable de l’influence russe dans la région, même si elle conserve encore de nombreux leviers de pression, comme l’atteste la forte dépendance énergétique et agroalimentaire de l’Arménie, l’importante main-d’œuvre immigrée azerbaïdjanaise en Russie et les parts conséquentes des grandes entreprises russes sur les gisements de la Caspienne.

Parler de cheval de Troie n’est pas une vue de l’esprit si, en cas de conflit futur, la route de Trump permettra à des éléments étrangers d’agir en toute liberté le long de la frontière iranienne, on pense ici à Israël et aux États-Unis, dans une moindre mesure, la Turquie.

La méthode de l’anaconda

La mise en place du « corridor de Zanguezour » s’inscrit pleinement dans la logique de la célèbre « méthode de l’anaconda » formulée par l’amiral Alfred Mahan. Le concept de « méthode de l’anaconda » n’est pas directement utilisé par Mahan, mais relève d’une interprétation moderne de ses idées : celles du contrôle progressif des points stratégiques maritimes, notamment les checkpoints.

Ce parallèle a notamment été formulé dans un exposé en géopolitique qui associe les méthodes de Mahan à une stratégie d’étranglement longue durée. Appliqué à notre cas, il s’agira d’abord d’étouffer l’Iran. Combiné au « corridor de David » et au « canal Ben Gourion », il pourrait gravement perturber le système de transport iranien :

Le corridor de David frapperait l’Iran par l’ouest en offrant à Israël un accès direct au Kurdistan irakien.

Le canal Ben Gourion, si ce projet pharaonique se concrétise, réduirait la dépendance des pays du Golfe vis-à-vis du détroit d’Ormuz, actuellement sous contrôle de fait de l’Iran.

Le corridor de Zanguezour freinerait la liaison Russie–Iran–Inde dans le cadre du corridor international nord-sud, diminuant ainsi le rôle stratégique de l’Iran dans les grandes chaînes de transit mondiales.

La maîtrise du corridor de Zanguezour permettrait à Washington de s’implanter dans le « corridor central », axe majeur de l’initiative chinoise Belt and Road.
Cela procurerait au complexe politico-stratégique américain un double avantage :
a) freiner l’expansion de l’influence chinoise en Asie centrale et au Moyen-Orient ;
b) s’assurer une position clé dans les liaisons Europe–Caucase–Asie, limitant ainsi l’autonomie géo-économique de l’Union européenne.

Ce second objectif prend une importance particulière dans le contexte actuel, alors que l’UE cherche à diversifier ses approvisionnements énergétiques. Les États-Unis visent à se positionner comme fournisseur majeur d’hydrocarbures sur le marché européen, afin de compenser une éventuelle perte d’influence liée à l’indépendance énergétique de l’Europe.

Étouffer l’Iran, contenir la Chine et enfin évincer la Russie. Le contrôle du corridor s’inscrit aussi dans une stratégie de formation d’un axe antirusse visant à :

  • rompre le lien stratégique entre Moscou et Téhéran,
  • exclure la Russie des infrastructures critiques régionales,
  • réorienter politiquement et économiquement l’Arménie.

Dans ce cadre, on observe, la mise sous pression des entreprises opérant en Arménie avec des capitaux russes, à l’instar de la compagnie nationale d’électricité confisquée à son propriétaire arméno-russe Samvel Karapetian, actuellement derrière les barreaux ; l’introduction d’un projet pilote de réacteur nucléaire modulaire américain, et enfin la réécriture de l’histoire des relations arméno-russes dans le discours public, en désignant la Russie non plus comme un protecteur séculaire, mais une menace, eut égard aux abandons successifs ces dernières années.

Aussi pertinente soit cette analogie avec la « méthode de l’anaconda » de Mahan, comme grille de lecture, pour l’heure nous en sommes encore au stade de l’interprétation stratégique plutôt que du fait établi.  De même que les projets israéliens de corridor de David et de Ben Gourion existent dans les tiroirs, mais demeurent encore des scénarios prospectifs encore loin d’être réalisés. En revanche, le containment de la Chine et l’éviction de la Russie conservent toute leur pertinence obéissant aux lois d’airain de l’école anglo-saxonne de géopolitique telle qu’enseignées par Mackinder et Spykman.

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À propos de l’auteur
Tigrane Yégavian

Tigrane Yégavian

Doctorant en histoire, professeur à la Schiller University, Tigrane Yegavian est membre du comité de rédaction de Conflits. Après avoir étudié la question turkmène en Irak et la question des minorités en Syrie et au Liban, il s’est tourné vers le journalisme spécialisé. Il a notamment publié "Arménie à l’ombre de la montagne sacrée", Névicata, 2015, "Mission", (coécrit avec Bernard Kinvi), éd. du Cerf, 2019, "Minorités d'Orient les oubliés de l'Histoire", (Le Rocher, 2019) et "Géopolitique de l'Arménie" (Bibliomonde, 2019).

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