<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Babylone : la puissance du mythe, l’empire des rêves

9 septembre 2024

Temps de lecture : 9 minutes
Photo : L'empire Babylonien vers 550
Abonnement Conflits
Abonnement Conflits

Babylone : la puissance du mythe, l’empire des rêves

par

À 100 kilomètres au sud de Bagdad, la vallée de l’Euphrate cache encore quelques mystérieuses murailles de terre et des fondations éparses de palais raffinés. Les empreintes d’une ville merveilleuses aux dimensions immenses semblent échapper à la violence du temps. Émerveillements pour les uns, décadence la plus complète ou souvenir du martyre pour les autres, Babylone fascine. Pourtant, ses heures glorieuses ont été fugaces. L’empire que la cité mythique a exercé sur la Mésopotamie n’a pas duré un siècle.

On calque souvent sur l’Empire babylonien l’image habituelle d’une puissance impériale exerçant sa domination sur sa région durant de longs siècles. Certains le confondent même avec l’Empire perse parce qu’Alexandre le Grand a rêvé de prendre Babylone à Darius, joyau de son royaume, parce qu’il y est parvenu au terme d’une campagne triomphale, et parce qu’il y est mort. En réalité, l’Empire babylonien a duré à peine plus de soixante-dix ans (610-539 avant J.-C.) et son histoire est liée à deux rois qui ont laissé de sombres souvenirs aux peuples qu’ils ont soumis, Nabopolassar et Nabuchodonosor. Les documents historiques disponibles semblent en effet tous converger vers cette mauvaise réputation. En témoignent les écrits bibliques, et notamment ce que rapportent les Judéens vaincus et déportés dans la cité. « Il m’a mangé, il m’a exterminé, / Nabuchodonosor, le roi de Babel, / il a fait de moi un vase vide, / il m’a englouti tel le Dragon », se complaint le prophète Jérémie. Hérodote (484-425 av J.-C.). S’il décrit avec émerveillement la cité bien après la chute de l’empire et relate son faste et son immensité, il dénonce avec mépris les mœurs décadentes qui y ont cours. Quant aux chroniques perses qui ont traversé le temps, elles se veulent férocement anti-babyloniennes.

En dehors de ces témoignages péjoratifs, il reste plusieurs stèles de l’époque impériale et d’avant qui sont les seules à faire parler directement les rois. Les textes ajoutés aux résultats des fouilles archéologiques intensives menées aux XIXe et XXe siècles permettent de retrouver la véritable histoire de l’Empire babylonien. Babylone, devenue un empire à l’étendue immense est, pourrait-on dire, une anomalie. Rien ne l’y prédestinait.

La Mésopotamie

Le terme Mésopotamie vient du grec Mésopotamia, mésos, « entre, au milieu de », et potamós, « fleuves », littéralement « entre les fleuves ». On retrouve pour la première fois ce mot chez Polybe (IIe siècle av. J.-C) puis chez Strabon au siècle suivant, mais il est employé par Arrien (IIe siècle) pour parler d’une province d’Alexandre. Le terme date peut-être de cette époque. La Mésopotamie est donc structurée entre l’Euphrate, à l’ouest, et le Tigre, à l’est, qui naissent tous deux dans les hauts plateaux de l’est anatolien.

Le premier fleuve débouche des monts Taurus pour parcourir les espaces arides syro-mésopotamiens, tandis que le second suit un tracé plus direct vers le Golfe où il est rejoint par plusieurs affluents. La Haute-Mésopotamie est une région de plateaux où les deux fleuves coulent dans des vallées encaissées. Au nord-est, le long du Tigre, là où se dresse Ninive, capitale du royaume assyrien, on retrouve une délicate verdure, alors que le sud-ouest est plutôt aride.

Au sud, la Basse-Mésopotamie est formée par le rapprochement du Tigre et de l’Euphrate. La plaine, formée par l’accumulation des alluvions charriés par les deux fleuves, est parcourue de nombreux bras de fleuves qui s’étendent souvent en espaces marécageux. Terrains propices à l’agriculture, ils sont aussi le refuge naturel à tous les séditieux. Aujourd’hui, les deux fleuves se rejoignent pour former le Chatt-el-Arab, mais durant l’Antiquité le littoral était situé plus au nord. La dispersion des principales villes suivait le cours des fleuves : Eshnuna, Sippar, Babylone, Ururk et, plus au sud, Ur. Suse, grande cité du royaume d’Élam, était située à l’est du Tigre. La Basse-Mésopotamie forme ce qu’on devait appeler plus tard la Babylonie, aussi désignée comme « pays de Sumer et Akkad ». Aux époques archaïques, Sumer correspondait à la partie méridionale et Akkad à la partie nord. Il est très probable que deux principaux groupes ethniques habitaient cette région, car on a retrouvé les traces de deux langues majeures : le sumérien, sans parenté connue, et l’akkadien, aux racines sémitiques.

De la ville au royaume

Les premiers signes de vie humaine sur le site de Babylone (situé à 90 km de Bagdad) sont très anciens et les premières traces écrites remontent au XXIe siècle avant le Christ. Le roi d’Akkad avait décidé à cette époque d’y fonder deux temples. L’explosion du royaume d’Akkad donna l’occasion aux importantes villes qui le composaient d’accoucher de leurs propres dynasties. Durant deux règnes, Babylone agrandit son territoire en dévorant les villes voisines. En 1792 av. J.-C., un roi qui devait poser la première fondation mythique de Babylone monta sur le trône. C’était Hammurabi, roi bâtisseur et législateur. Un flou juridique paralysait à cette époque le royaume de Babylone, aussi le nouveau souverain entreprit-il de lui donner un code fondé sur l’ordre ancien. On le connaît comme le premier grand texte juridique au monde. Après lui, plusieurs rois se succédèrent puis Babylone connut un premier déclin. Confronté à une immigration massive et à une inflation législative et bureaucratique, l’appareil politique se grippait sans oser entreprendre les réformes nécessaires. Dans le même temps, l’entretien de l’irrigation ne fut sans doute plus aussi sérieux qu’autrefois, car les terres cultivables reculèrent. Des rébellions éclatèrent et furent appuyées par des invasions menées par les Cassites venus de plateaux arméniens, les Hourrites et les Hittites (vraisemblablement originaires d’Anatolie).

D’une dynastie à l’autre

Au début du XVIe siècle av J.-C. les Cassites s’emparèrent de Babylone et y installèrent leur première dynastie.

La crise du XIIe siècle fut un désastre. La période de l’invasion des « Peuples de la mer » qui précipita la chute du royaume mycénien et de ceux de Syrie entraîna de profonds remous en Mésopotamie et l’arrivée massive d’Araméens. Une autre dynastie, celle d’Isin, ville située au sud de Babylone, prit le contrôle de Babylone durant plus d’un siècle. Le quatrième roi fut célèbre par les armes et par sa politique intérieure. Nabuchodonosor Ier vainquit les peuples ennemis, notamment les Élamites, et ramena à Babylone la statue de Marduk, dieu protecteur de la cité, prisonnière à Suse. Les sources rapportent que son règne fut particulièrement bénéfique à Babylone. Nabuchodonosor mena une politique intégrative vis-à-vis des nombreux peuples installés dans son royaume et les tranquillisa.

De nouvelles invasions araméennes plongèrent Babylone dans une période de chaos que les Assyriens exploitèrent pour envahir plusieurs territoires et le roi de Ninive s’empara même de la ville. Puisque Babylone n’échappait pas aux variations incessantes du pouvoir si dépendantes du hasard des armes et de l’audace de quelques chefs, elle tomba rapidement dans d’autres mains.

L’insoumise Babylone

Les élites assyriennes qui éprouvaient une vraie fascination pour la culture babylonienne, désiraient sérieusement s’y assimiler, mais en soumettant la Babylonie.

À la fin du VIIIe siècle, le roi assyrien Sargon reprit le royaume et l’intégra comme une province de l’Assyrie dotée d’un gouverneur. Ce manque de révérence aurait pu déclencher des rébellions s’il n’avait pas été si attaché à la culture babylonienne. À tel point qu’il est mort sans sépulture, selon les rites babyloniens, qui sont par ailleurs condamnés par les croyances assyriennes.

Son fils, Sennachérib, détestait Babylone. Pressentant une nouvelle révolte, il plaça son fils à la tête de Babylone, mais ce dernier fut capturé par les Babyloniens qui le livrèrent à la cité d’Élam où il fut mis à mort. Fou de rage, Sennachérib ravagea Élam et reprit Babylone. Mais, dès son départ elle se rebella à nouveau. Après une expédition militaire sanglante, Sennachérib soumit Babylone à un siège effroyable avant de massacrer tous ses habitants et de raser la ville, en 689.

Après la mort de Sennachérib, le nouveau roi d’Assyrie décida de reconstruire Babylone. Pour dédouaner son père, il prétendit que Marduk avait voulu punir la cité pour ses impiétés. Après la reconstruction, il divisa son royaume entre ses deux fils, l’Assyrie pour Assurbanipal, Babylone pour Shamash-shum-ukîn. À sa mort, Assurbanipal prit le contrôle de son frère et l’exaspéra si bien que ce dernier se souleva à la tête de l’insoumise Babylone. L’esprit de la ville était relevé en même temps que ses murs. Assurbanipal prit les armes contre son frère, et après un siège terrible, il reprit la ville… qui changea de mains plusieurs fois avant de tomber dans celles de Nabopolassar.

On ne peut pas comprendre l’ascension fulgurante de Nabopolassar sans connaître la facilité avec laquelle les royaumes sont faits et défaits sans cesse en Mésopotamie. C’est encore plus vrai pour Babylone qui attire irrésistiblement les ambitions conquérantes.

Nabopolassar, fondateur de l’empire

Le plus extraordinaire est sans doute l’origine inconnue de Nabopolassar, qui pût devenir roi après avoir maté une rébellion pour le compte du roi assyrien, ou peut-être fut-il un membre de l’élite dirigeante à Uruk, ou même le gouverneur d’Uruk. Il se prétendait d’ailleurs « fils de personne » lorsqu’il accéda au trône de Babylone en 626 dans des conditions mal connues.

En 616, il décida d’attaquer l’Assyrie avec beaucoup d’intelligence et de stratégie. Son plan était vraisemblablement d’isoler les ressources de la partie occidentale et de détruire le pôle oriental avec les capitales palatiales, pour ensuite détruire le pôle occidental et mettre la main sur les possessions syro-palestiniennes. Les produits et les ressources prises furent immédiatement réinvestis dans l’économie babylonienne. Nabopolassar avait compris qu’une guerre d’usure était d’abord une guerre économique, et que les profits devaient donc être économiques avant d’être politiques. Son pragmatisme et son opportunisme récompensèrent ses efforts et Ninive tomba en 612. Se croyant invincibles, les rois assyriens avaient négligé les fortifications de la ville. Elle fut détruite. La prise d’Harran en 610, dernière capitale du royaume assyrien, mettait un terme à ce glorieux empire et proclamait la domination totale de Babylone sur la Mésopotamie. Les Babyloniens prirent le fantastique butin accumulé et la statue du dieu Assur pour les amener dans leur capitale. La saisie de la statue du dieu était le signe de l’assimilation forcée du vaincu au vainqueur.

Quelques expéditions furent ensuite menées pour défaire la menace égyptienne dans les régions syriennes. Après 21 ans de campagne quasi continue, l’Empire assyrien était détruit, la menace égyptienne avait été repoussée, et les Mèdes étaient devenus de fidèles alliés. Mais l’émergence de l’empire de Babylone parut surtout être la succession sanglante de l’empire assyrien. Seule la capitale s’était déplacée. Hérodote écrivit d’ailleurs que le gouvernement en Mésopotamie avait simplement été transféré de Ninive à Babylone.

Nabopolassar était un conquérant de talent qui avait su saisir toutes les opportunités pour asseoir son autorité. Babylone ne savait que trop bien la nécessité existentielle des royaumes à devenir des empires, c’est-à-dire de détruire toute puissance concurrente pour être libre. Les lois qui régulèrent cette fatalité n’arrivèrent que plus tard, elles se fondèrent sur la chrétienté qui avait apporté une aire civilisationnelle (pas très clair). Pour respecter les mêmes lois, deux ennemis doivent partager le même repère civilisationnel. Exercer un empire ou périr, c’était alors l’unique perspective.

Lorsqu’il mourut, Nabopolassar laissait à son fils un empire peu organisé, car il n’était pas un grand administrateur. Nabuchodonosor II en fut un. Son règne de quarante-trois ans, plus long encore que celui d’Hammurabi, est aussi le plus marquant pour Babylone. Ce roi bâtisseur et conquérant, d’une piété irréprochable, a entrepris les plus merveilleuses rénovations de Babylone et l’a ornée d’un faste inégalé. Sa légende noire a été écrite par les Judéens après la prise de Jérusalem et la déportation de ses habitants à Babylone.

Nabuchodonosor II, le bâtisseur

D’après les inscriptions retrouvées, Nabuchodonosor II fit peu état de ses conquêtes. Il parvint pourtant à expulser les Égyptiens du Proche-Orient, il s’empara de la Syrie et de la Philistie jusqu’à Ashkelon où, par pragmatisme politique, il maintint un roi. Amoureux des cèdres libanais, il en fit exploiter et importer à Babylone en grande quantité pour ses palais. D’abord, il continua l’édification de la ziggurat[1] entreprise par son père, la fameuse « tour de Babel ». Son ambition architecturale était surtout religieuse : il restaura de nombreux temples, dont celui de Marduk qu’il couvrit d’or vermeil. Nabuchodonosor perça, goudronna et embellit des routes, – notamment la Voie sacrée que devait traverser plus tard Alexandre le Grand –, fit creuser des canaux, ceintura la ville d’une troisième muraille qui s’ajoutait aux deux autres érigées par son père, construisit un pont pour enjamber l’Euphrate et relier les deux parties de la ville séparées par le fleuve. C’est aussi lui qui aurait fait bâtir les fantastiques jardins suspendus pour son épouse mède qui se languissait de son vert pays natal. Étalés sur plusieurs niveaux soutenus par des piliers et des voûtes, ils étaient irrigués par une « vis d’Archimède », système inventé sous le règne du roi assyrien Sennachérib. On y cultivait des arbres fruitiers, des légumes, des plantes odoriférantes destinées à la fabrication des parfums et des plantes médicinales pour la confection de médicaments.

Les richesses arrivaient de toutes les provinces de l’empire et nourrissaient les somptueux projets de la ville. Babylone centralisait tout, et le roi en était le cœur battant. Babylone reposait sur un homme. L’empire était aussi fragile que lui.

La chute

Nabuchodonosor, préoccupé par sa santé, mourut âgé. La couronne connut trois successions chaotiques qui ne portèrent pas atteinte à sa prospérité, mais abîmèrent indéniablement les lignes politiques. La lumière de l’empire babylonien déclinait déjà. Les querelles aboutirent au couronnement de Nabonide, dernier roi de l’empire. Il était de la génération des bâtisseurs et son âge avancé augurait une transition stabilisatrice. L’empire se révéla incapable de se renouveler. Il régna pourtant dix-sept ans, se montra plus autoritaire que ses partisans l’avaient espéré. Il entreprit les réformes économiques, poursuivit la construction et l’embellissement des villes, organisa des fouilles archéologiques pour retrouver les anciens temples. Il poussa les conquêtes jusqu’en Arabie et s’y retrancha mystérieusement dix années. Enigmatique Nabonide qui provoqua surtout la colère des Babyloniens en essayant d’écarter le dieu historique Marduk pour le remplacer par le dieu Assyrien Sîn. Mais sa plus grande erreur a été de ne pas voir le danger que représentait l’avancée du roi des Perses, Cyrus, et de n’avoir pas agi lorsqu’il s’est emparé de l’Anatolie. Cet empire naissant, venu des plateaux iraniens, ne manquait pourtant ni d’ambition ni d’audace. Cyrus, que Diodore décrit comme surpassant « tous les hommes de son temps par sa bravoure, sa sagacité et ses autres vertus », opéra les premiers mouvements de troupes en 540 avant de fondre avec beaucoup de lucidité sur Babylone un an plus tard et de s’en emparer par surprise. La ville aux trois murailles était prise, le somptueux empire était tombé aux mains d’un autre naissant. Nabonide disparut après une vaine résistance.

L’empire babylonien a suivi le parcours malheureux de tous les empires. Une éruption rapide commencée et aboutie dans des lacs de sang. Les royaumes ont des stratégies, les rois travaillent pour leur dynastie. Les empires bâtis par des tacticiens de génie ne tiennent pas l’épreuve du temps. Mais ils se construisent sur un rêve qui survit bien après la chute, car l’idée universelle est toujours plus porteuse que le pragmatisme des familles.

Le plus fascinant est l’attraction qu’exerçait Babylone en Mésopotamie bien avant de remplacer concrètement la suprématie assyrienne. Elle était déjà un empire, un empire sur le rêve.

[1] Très haute tour de brique à plusieurs étages construite à des fins religieuses

À propos de l’auteur
Guy-Alexandre Le Roux

Guy-Alexandre Le Roux

Journaliste
La Lettre Conflits
3 fois par semaine

La newsletter de Conflits

Voir aussi

Pin It on Pinterest