<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Californie : le rêve est devenu un cauchemar

17 novembre 2023

Temps de lecture : 9 minutes
Photo : San Francisco : le rêve des lumières de la nuit. (c) pixabay
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Californie : le rêve est devenu un cauchemar

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Longtemps perçue comme le modèle de réussite américaine, la Californie voit son mythe faner. Ses habitants, excédés par le coût de la vie, le poids des taxes et l’insécurité des grandes villes, partent en nombre vers d’autres États. La fin du rêve dans le Golden State ?

Article paru dans le numéro 48 de novembre 2023 – Espagne. Fractures politiques, guerre des mémoires, renouveau de la puissance.

Au plus fort de l’épidémie de Covid, à l’été 2020, en pleine campagne présidentielle, nombreux étaient les Californiens qui, à la frontière nord avec l’Oregon et à l’est avec celle du Nevada, avaient planté, devant leurs villas cossues, des panneaux à l’attention des automobilistes venus des États voisins. « Non-locals, go home ! » En pleine pandémie, le Golden State jouait sur sa singularité, quitte à user de vexations, aussi condescendantes qu’elles étaient cruelles. Car ici, on ne rigolait pas avec la maladie et les règles. Plus qu’ailleurs, on croyait aux vertus sanitaires du confinement, on attendait avec impatience un vaccin ou un traitement miracle, on fermait commerces et restaurants, on multipliait les règlements ; les hôtels n’ouvraient qu’aux seules professions jugées essentielles et, souvent, sous le contrôle du shérif du coin chargé de dire qui était autorisé ou pas à dormir dans tel ou tel comté. En la matière, la Californie n’avait rien à envier aux pays européens les plus restrictifs et regardait avec méfiance et condescendance le reste des États-Unis aux prises avec le même mal, mais ayant choisi des solutions différentes, souvent moins radicales et surtout plus souples.

La fin de la tolérance ?

L’image accueillante, pour ne pas dire amicale, envers les étrangers de cette terre, dont le boom migratoire avait été fondé au milieu du XIXe siècle en pleine ruée vers l’or, sur l’idéal de conquête, en avait pris un coup. La Californie, à l’ordinaire à l’avant-garde de la tolérance, se refermait brutalement, mettant entre parenthèses ce vieux rêve de croissance infinie.

Tant pis, car tout en a pris un coup en Californie depuis une vingtaine d’années. Au point que cet État, le plus riche et le plus peuplé de l’union, celui que tout le monde a toujours envié pour son climat comme pour ses starlettes d’Hollywood, est devenu, peut-être un peu caricaturalement parfois, le symbole des défaillances d’une Amérique liberal[1], avec ses déviances, ses loupés et son entêtement idéologique. D’ailleurs, tout fout le camp : surtout les locaux.

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Voilà qu’on parle de la cinquième plus grosse économie mondiale ! Dix ans de stagnation démographique et, depuis 2020, trois années consécutives de dépeuplement, comme s’il s’agissait d’un vulgaire bout de Rust Belt, et d’usines abandonnées. Selon le Public Policy Institute of California (le PPIC, soit l’Institut d’études publiques de la Californie), le Golden State a ainsi perdu depuis 2020 quelque 600 000 habitants. Une première ! De 1850 à 2010, la Californie voyait en effet sa population augmenter de 10 % tous les dix ans. En vingt ans, la perte nette (c’est-à-dire sans la compensation naturelle des naissances et de l’immigration) est de plus de 2,5 millions. Certes, il demeure, de loin, l’État le plus peuplé, mais il peine à franchir la barre des 39 millions d’habitants. Il y a trente ans pourtant, on imaginait une Californie aussi peuplée que la France à l’horizon 2030 ; il n’en sera rien. Signe de cette crise : il y a deux ans, pour la première fois dans son histoire, la Californie a perdu un siège de représentant au Congrès, portant son nombre de 53 à 52, soit un député de moins pour la région de Los Angeles, la plus grande agglomération de Californie et la deuxième du pays après New York. En cause, note le PPIC, le nombre de morts attribués au Covid, une baisse de l’émigration internationale, mais surtout le départ de ses résidents vers d’autres États où le coût de la vie (et notamment de l’immobilier) est moins élevé tout comme les impôts. Sans surprise, l’immense majorité des 34 comtés sur 58 en déclin démographique sont des territoires très urbains près des côtes, où l’on vote massivement démocrate, tant aux scrutins locaux que nationaux : Los Angeles, la région de San Francisco et même San Diego, la grande ville du sud, jusqu’alors davantage épargnée par ces hordes de drogués qui ont sérieusement affecté l’image de ces villes auprès des touristes et qui donnent des cauchemars aux commerçants.

La désertion fiscale

Un sondage récent, effectué en juin 2023 par le California Community Poll, le Los Angeles Times et Strategies 360, montre que 40 % des Californiens envisagent même de partir. Cette étude, la plus récente réalisée sur le sujet, pointe du doigt le coût de la vie : 81 % des habitants le trouvent trop élevé, même parmi les revenus moyens (de 50 000 à 100 000 dollars par an et par ménage, alors que le revenu médian en Californie est de l’ordre de 80 000 dollars par an), et seules 28 % des personnes interrogées estiment pouvoir vivre confortablement avec leurs salaires. La désertion (et c’est le terme qu’emploient les médias de la côte ouest) est d’abord un exode fiscal. La presse décrit d’ailleurs ces ex-Californiens à la recherche d’une taxation moindre en territoire républicain (l’Idaho ou le Texas, par exemple), comme « des réfugiés fiscaux ». L’impôt sur le revenu y est le plus élevé de tous les États, avec un taux de 13,3 % pour sa tranche supérieure (insistons sur le fait qu’il ne s’agit pas de l’IRS et qu’il vient s’ajouter à ce dernier) et c’est sans compter d’autres taxes locales, comme celle sur les ventes (à une moyenne de 8,8 %) ou sur les carburants. Résultat : les classes moyennes supérieures migrent vers des contrées voisines comme le Nevada qui n’a pas d’impôt sur le revenu ou encore l’Arizona dont la tranche maximum est à 2,5 %. L’Idaho est préféré pour sa qualité de vie : pour le prix d’un petit appartement à San Francisco, on peut s’offrir à Boise, la capitale, une belle maison.

Ginger Rogers et Fred Astaire, quand la Californie faisait encore rêver. Rko Radio Pictures and/or the Photographer assigned by the Film or Production Company

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Pire encore, en termes d’image et de revenus pour l’État, des fleurons de l’économie californienne ont récemment déménagé leurs sièges sociaux sous des cieux plus cléments pour leurs investissements. Et pas n’importe quelles entreprises : Apple est ainsi parti de Santa Clara pour Austin, au Texas ; Oracle a également fait ses bagages vers la capitale texane, tout comme Hewlett-Packard et Tesla qui ont fui la Silicon Valley… De 2018 à 2021, selon l’Institut Hoover de l’université de Stanford, 265 sièges sociaux ont préféré faire leurs cartons, choisissant massivement le Texas, jugé plus business friendly, moins taxé, avec des salaires bruts moins élevés et ne croulant également pas sous une réglementation excessive, autre spécialité du Golden State.

« C’est devenu de plus en plus dur de réaliser des choses, expliquait ainsi Elon Musk en 2021 au site satirique Babylon Bee. La Californie était une terre d’opportunités. Elle devient, de plus en plus, la terre de l’hyperéglementation, de l’hyperjudiciarisation, de l’hypertaxation et du mépris. » Le PDG de SpaceX, directeur général de Tesla et propriétaire d’X (ex-Twitter) n’a pas tort. Il n’existe pas moins de 395 000 pages de règlements divers en matière de droit d’entreprise, contrôlées scrupuleusement par 518 différentes agences d’État, de commissions et de comités divers… Dans l’imaginaire américain, l’administration californienne s’apparente à du bureaucratisme soviétique ! En 2013, Andy Puzder, PDG de Carl’s JR., une chaîne de fast-foods très populaire aux États-Unis, avait eu, dans le Wall Street Journal, cette comparaison très parlante : « Je peux ouvrir plus rapidement un restaurant à Novossibirsk sur l’avenue Karl-Marx qu’à Los Angeles… » Il avait d’ailleurs fait le calcul : il lui fallait 125 jours en Russie contre 285 en Californie ! Conditions de travail des employés, droit de la construction, de l’environnement, législation sur la discrimination, utilisation de l’eau… Tout y passe et tout a un coût. L’énergie, par exemple. Dans cet endroit d’Amérique qui fut au début du XXe siècle pionnière en matière d’extraction du pétrole et qui, aujourd’hui encore, sous la pression des lobbys environnementaux, refuse la fracture hydraulique (et les immenses revenus qu’elle pourrait générer), l’État interdira en 2035 la vente des voitures purement thermiques ! Et c’est vrai : les Californiens sont passés à l’automobile électrique très rapidement et quand ils pouvaient se l’offrir. Mais l’électricité y est également la plus chère du pays et le réseau de production, ancien et parfois vite saturé, notamment en période de forte chaleur (après tout calidus fornax, soit le « four chaud », serait l’une des possibles étymologies de Californie), au point qu’il n’est plus rare d’interdire de recharger sa voiture à certaines heures de la journée, comme ce fut le cas l’été dernier. L’État se passe, en plus, du nucléaire et dépend à 30 % d’énergies renouvelables (gigantesque parc de panneaux solaires et forêt d’éoliennes dans le désert), qui sont non stockables, imprévisibles dans la production et qui ne suivent pas la demande.

Même ceux qui soutenaient le rêve californien le fuient.

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Le laboratoire du progressisme

Mais voilà… La Californie est un laboratoire. Que s’est-il passé pour que cet État qui, longtemps, fut de droite devienne une telle officine d’expérimentation progressiste ? Richard Nixon en avait été député puis sénateur et Ronald Reagan en fut l’emblématique gouverneur républicain anti-hippies et anti-impôts des années 1960, sans pitié à l’égard des manifestants contre la guerre du Vietnam envahissant les universités californiennes. Cela ne fait qu’une trentaine d’années que l’État penche à gauche, sous l’effet des migrations de minorités latinos, plus pauvres et plus sensibles aux promesses sociales des démocrates, mais également de migrations intérieures de populations privilégiées venues du nord-est des États-Unis et acquises aux idées progressistes depuis longtemps. Ces dernières ont changé de climat, mais ont gardé leurs idées. Même la dernière figure du Parti républicain aux commandes, Arnold Schwarzenegger (alias le « governator ») était plutôt un centriste (ou indépendant, dirait-on aux États-Unis) acquis aux idées environnementalistes et devenu, depuis qu’il a quitté son bureau de Sacramento en 2011, une figure de l’antitrumpisme.

Aujourd’hui, sur une ligne allant de San Francisco à San Diego (la mégapole SanSan), startupers fortunés se déplaçant en trottinettes connectées, acteurs de la puissante guilde d’Hollywood ou retraités venus de la côte est, paient le prix de leur vision du monde, celle d’un monde sans frontière, sans port d’arme, multiculturel, où l’accès aux soins est gratuit pour les sans-papiers et où le vol à l’étalage n’est plus poursuivi en justice. C’est particulièrement vrai des zones densément peuplées, le long du Pacifique, loin, très loin, d’autres zones urbaines américaines, souvent à plus d’une heure d’avion, où la mentalité est différente. San Francisco a toujours représenté une sorte de havre national pour les beatniks, les homosexuels, les mouvements pacifistes… Visiter Haight-Ashbury et Castro, c’était rendre hommage à la contre-culture américaine. Aujourd’hui, le centre-ville, y compris dans ses endroits les plus touristiques, ceux au pied de la baie, d’Union Square jusqu’au très chic quartier de Russian Hill, c’est déambuler entre des hordes de SDF – il y en aurait jusqu’à 8 000 dans le centre-ville, plus de 15 000 si on prend en compte la ville d’Oakland, juste en face – qui y ont planté leurs tentes, y fument des pipes chargées de fentanyl, un opiacé de synthèse, 50 fois plus mortel que l’héroïne, y meurent parfois d’overdose et y commettent des larcins pour lesquels la police a ordre de ne plus se déplacer. Le San Francisco pittoresque se meurt. Les salariés des grandes compagnies du downtown préfèrent télétravailler depuis les banlieues cossues – et le plus souvent sécurisées – de l’est de la baie. Les grandes enseignes commerciales de Market Street y ferment les unes après les autres, victimes collatérales du confinement et des vols. Los Angeles, à 600 km de là, souffre également. Le centre-ville a vu ces dix dernières années émerger des campements de fortune pour SDF, avec également ses cohortes de zombies shootés aux antidouleurs, dans un décor ravagé par une crise de la gestion des déchets. Les salariés, effrayés par les embouteillages monstres, restent chez eux : le centre d’affaires est une ville fantôme. Dans ce décor cauchemardesque, des démocrates tentent (sans doute un peu tard) de rétropédaler. En 2022, après les émeutes ayant suivi le meurtre de George Floyd, le maire de Los Angeles avait baissé le budget de la police de 150 millions de dollars et la municipalité de San Francisco avait promis que les forces de l’ordre ne répondrait plus aux appels « non urgents » dans la ville de l’inspecteur Harry ! London Breed, la maire très à gauche de San Francisco, est revenue sur ces mesures extravagantes, promettant notamment d’augmenter le budget des forces de l’ordre ainsi que le salaire des policiers, démotivés.

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Depuis trente ans, la Californie était vue comme un gigantesque think tank d’idées progressistes à propager dans le reste du pays, et comme une terre où émergeaient les carrières nationales du Parti démocrate. Longtemps vu comme un prétendant sérieux à la Maison-Blanche, le gouverneur Gavin Newsom tente lui aussi de changer cette image qui a tant terni le Golden State et le dessert à l’échelle du pays, n’hésitant pas à critiquer vertement les politiques publiques des grandes villes. À 83 ans, Nancy Pelosi, ancienne speaker à la Chambre, est à nouveau candidate, en 2024, au poste de représentante du 11e district de Californie, qui couvre la majeure partie de San Francisco. Et ses ambitions commencent à fatiguer y compris les démocrates locaux, conscients de la faillite des idées de cette génération de politiques, conscients surtout que cette image d’une Californie en fin de course, où les villes sont devenues des sanctuaires pour délinquants, constitue désormais un argument récurrent des républicains qui, tous, utilisent cette image pour illustrer la mauvaise gestion de la gauche américaine. Est-ce à dire que la Californie reviendra à ses premières amours républicaines ? L’État est un solide bastion de la gauche. Les plus radicaux prêchent parfois (dans le désert), non sans provocation, pour son indépendance mettant en avant sa richesse et sa différence culturelle. En plein Californian Nightmare, ce rêve d’indépendance pourrait finalement profiter au reste de l’Amérique.

[1] Équivalent de « progressiste » en français. NDLR.

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À propos de l’auteur
Alexandre Mendel

Alexandre Mendel

Journaliste, auteur de Chez Trump (L’Artilleur, 2020).
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