Canal du Mozambique : un enjeu de premier ordre pour l’Afrique, l’Europe et l’Asie

1 décembre 2023

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Photo : Credit:ARNAUD ANDRIEU/SIPA/1602031814

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Canal du Mozambique : un enjeu de premier ordre pour l’Afrique, l’Europe et l’Asie

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La France et l’Union européenne ne regardent pas qu’en direction de l’Ukraine. Bordant l’Afrique de l’Est, le canal du Mozambique concentre des intérêts commerciaux et politiques de premier ordre pour les pays européens. Tout comme de certains acteurs asiatiques. Explications.

Il suffit de jeter un coup d’œil à la carte de la région pour comprendre l’importance du canal du Mozambique. Long bras de mer de plus de 1 500 km, avec le Mozambique à l’ouest, Madagascar à l’est, l’archipel des Comores et Mayotte au nord, il est au carrefour de toutes les attentions. L’Union européenne – avec la France en tête de pont – l’a inscrit dans son logiciel : ce canal est stratégique, à plus d’un titre. Cela explique entre autres l’implication renouvelée de l’armée française au sein de l’EUTM Mozambique, la mission d’entraînement mise en place par l’UE en faveur de l’armée mozambicaine. Les instructeurs européens travaillent dans trois camps (Dongo, Katembe et Mavalane) au Mozambique : en août dernier, le 2e RPIMa a déployé une nouvelle fois son équipe de formation mobile pour mener des sessions d’instruction sur le contre-terrorisme et la protection des civils, mais aussi sur l’utilisation de drones de surveillance, sur le désamorçage des dispositifs explosifs, ou encore sur les premiers secours en zones de combat. La stabilité est l’objectif nº1 des États impliqués dans la région. Et les raisons de cet investissement sont nombreuses.

Une position stratégique nº1 pour le commerce mondial

La localisation géographique du canal du Mozambique est éloquente : le trafic maritime quotidien sur le canal est en effet essentiel au commerce mondial, situé entre le cap de Bonne-Espérance en Afrique du Sud et le canal de Suez, bien plus au nord. « Le canal constitue un axe de transport maritime de premier plan qui voit transiter 30% du commerce pétrolier international, soulignent Tristan Coloma et Quentin Ygorra, chercheurs à l’IFRI (Institut français des relations internationales). Depuis 2013, une ‘autoroute maritime’ relie Kenya, Tanzanie, Mozambique, Afrique du Sud à l’ensemble des cinq États insulaires membres de la Commission de l’océan Indien (COI) dont l’Union des Comores, Madagascar, les Seychelles, l’île Maurice et la Réunion font partie. Un centre de coordination régionale d’observation maritime basé au Cap en Afrique du Sud a été financé par la Banque mondiale et l’Union européenne (19 millions d’euros) pour réguler le flux des 5000 bateaux empruntant le canal du Mozambique chaque année – majoritairement des tankers dont le chargement est estimé à 700 millions de tonnes de brut par an. » Si le détroit d’Ormuz par lequel transitent les tankers de pétrole venant du Golfe persique est plus connu du grand public, le canal du Mozambique s’impose lui aussi comme une plaque tournante majeure.

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La sécurisation – et la stabilité – du trafic maritime est donc cruciale. Car la zone attire toutes sortes d’activités illégales : piraterie bien évidemment, mais aussi trafics, contrebande et pêche illicite. Si la pêche est aujourd’hui mieux contrôlée depuis les opérations des années 2014-2015, trafics et contrebandes continuent malgré les nombreuses missions de surveillance menées par plusieurs acteurs internationaux comme le Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (CROSS) basé à la Réunion, le Centre régional de fusion d’information maritime (CRFIM) à Madagascar ou le Centre régional de coordination des opérations (CRCO) aux Seychelles. Depuis 2013, l’Union européenne finance entre autres le programme régional de sécurité maritime MASE. « Les résultats sont allés bien au-delà de ceux initialement attendus, reconnaît le général Richard Rakotonirina, ministre de la Défense de Madagascar. Son interruption serait désastreuse. » Les investissements en matière de surveillance ont porté leurs fruits, mais les autorités des pays engagés le savent : ils ne peuvent pas baisser la garde. En témoigne l’épineux dossier de l’immigration illégale via Mayotte, considérée par un récent rapport sénatorial comme « un facteur de déséquilibre ». Selon l’INSEE en effet, 48% des habitants de Mayotte étaient en 2017 de nationalité étrangère – principalement comorienne – contre 7,7% en métropole.

Sécurité en mer, sécurité sur terre

Si la sécurisation des eaux territoriales du Mozambique, de Madagascar, des Comores et des différentes îles administrées par la France est l’objet de toutes les attentions, la stabilité des pays de la région figure également en tête des préoccupations des États impliqués. À l’est du canal, Madagascar semble avoir retrouvé une certaine stabilité politique depuis l’élection d’Andry Rajoelina à la présidence en 2019. En mars dernier, la représentante spéciale du président de la commission de l’Union africaine, Hawa Ahmed Youssouf, soulignait d’ailleurs cette tendance, lors d’une visite officielle : « Depuis les quatre dernières années, une stabilité politique est établie à Madagascar. Je pense que Madagascar n’a plus de raison de revenir en arrière. Madagascar peut aller de l’avant avec une stabilité politique et nous demandons à tous d’y contribuer, car c’est le garant du développement durable du pays. »

À l’ouest du canal, la situation est différente : le pouvoir central du Mozambique a toutes les peines du monde à rétablir la pleine stabilité de certaines de ses provinces. Selon les deux analystes de l’IFRI, MM. Coloma et Ygorra, « le canal du Mozambique est devenu l’un des nouveaux foyers de préoccupation internationale en raison de la menace croissante que représente le développement d’une filiale de l’État islamique (EI) dans la province du Cabo Delgado (nord du Mozambique), qui s’est développée sur fond de crise sociale et de défiance vis-à-vis d’un État corrompu ». C’est pour cette raison que le président Felipe Nyusi a appelé à la rescousse des acteurs aussi différents que la SADC (South African Development Community), l’Union européenne ou encore le Rwanda tout proche. Tandis que ce dernier assume la charge opérationnelle la plus délicate, directement dans la zone des combats, l’UE a la charge de la formation des forces mozambicaines, comme les unités d’élite de la Quick Reaction Force (QRF).

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Au printemps 2021, la région septentrionale du Cabo Delgado était presque entièrement passée sous la férule de rebelles jihadistes affiliés à l’État islamique. L’appel à la rescousse de l’exécutif mozambicain a rapidement trouvé des réponses, motivées par l’intérêt géostratégique bien compris. Les Européens, de concert avec des partenaires asiatiques et américains, ont par exemple largement investi dans deux projets de production de gaz, Mozambique LNG et Coral South. L’exploitation des gisements de Rovuma est susceptible de contribuer considérablement à sortir l’Europe de sa dépendance au gaz russe, et des incertitudes qui pèsent sur la pérennité de certaines offres, comme celle du Qatar, compte tenu de la crise majeure qui embrase de nouveau le Moyen-Orient. À lui seul, Mozambique LNG – qui a mobilisé 17 milliards d’euros d’investissement – prévoit la production de 13 millions de tonnes par an de gaz liquéfié (3 millions pour Coral South), réparti entre le pays producteur et ses clients africains, asiatiques et européens. Vue de Bruxelles, au-delà des investissements financiers consentis pour le développement de ces projets, la stabilité du Mozambique est donc stratégique pour l’indépendance énergétique du vieux continent.

Et les Européens ne sont pas les seuls concernés. L’Afrique du Sud voisine, à la recherche d’une alternative au charbon, et soucieuse de consolider sa place de leader des BRICS en Afrique, est elle aussi sur les rangs pour consolider le secteur énergétique mozambicain. Plusieurs pays asiatiques s’impliquent également dans le dossier des futures fournitures de gaz, comme l’attestent les déclarations du Premier ministre japonais Fumio Kishida espérant la reprise rapide des projets gaziers ou la visite du ministre indien des Affaires étrangères Subrahmanyam Jaishankar à Maputo au printemps dernier, pour renforcer son partenariat militaire, alors que ces deux pays sont représentés dans le consortium Mozambique LNG.

Éloigné des zones de crise les plus médiatisées, le canal du Mozambique revêt donc une importance stratégique incontestable, la stabilisation de la région allant de pair avec la bonne marche du trafic commercial maritime et celle des projets énergétiques en cours. Devant une commission de l’Assemblée nationale en avril dernier, le ministre des Armées Sébastien Lecornu rappelait d’ailleurs la nécessité impérative pour la France de maintenir son investissement géopolitique dans la région : « Certaines menaces sont propres à nos territoires d’outre-mer, que l’on ne peut pas détacher de leur environnement régional : dans le cas de Mayotte, il y a la crise migratoire, mais aussi l’enjeu de la lutte antiterroriste dans le golfe du Mozambique. » Une chose est sûre, la France n’est pas la seule à saisir ces enjeux.

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Pierre d'Herbès

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