« Le drame des Français aussi bien que des ouvriers, ce sont les grands souvenirs » diagnostiquait Marx. Les débuts de la campagne présidentielle semblent lui donner raison. Le thème de la grandeur de la France s’est imposé au premier plan, de façon imprévue. La percée inattendue d’Éric Zemmour démontre qu’une part importante de la population française ne renonce pas à l’idée de grandeur et ressent à l’inverse un déclin du pays.
Les Français ont quelques raisons de croire leur pays « grand ». La France est la nation la plus vaste d’Europe à l’exception de la Russie. Elle dispose même du second domaine maritime mondial. Au-delà de ces problèmes de taille, la France a dominé le continent européen en trois moments décisifs.
À l’apogée du Moyen Âge, ses moines et ses seigneurs prennent l’initiative des croisades, des dynasties d’origine française règnent en Italie du Sud, dans les États latins d’Orient, au Portugal, en Castille et même en Angleterre. Dans la plupart de ces cours, on parle français. Le style gothique, parti d’Île-de-France, se répand sur toute l’Europe du centre et du nord.
Le xviie siècle constitue une seconde période de grandeur française sous Louis XIII et Louis XIV, le « grand roi » avec les fastes de Versailles, les victoires militaires, Descartes comme Corneille prônant la « générosité » (que l’on peut assimiler à la grandeur d’âme), le rayonnement culturel et artistique.
Puis la France révolutionnaire se proclame la « Grande nation » qui prétend apporter à l’Europe ses « grandes idées » et en profite au passage pour étendre son territoire. Napoléon bâtit la France des 130 départements. Son rayonnement se traduit par l’adoption du Code civil par beaucoup de pays voisins – avant de s’étendre à une bonne partie de la planète. Comme celui de Louis XIV, le règne de l’empereur est placé sous le signe du soleil, le premier se désignant comme le Roi-Soleil et le second étant béni par le soleil qui se lève aux premières heures de la bataille d’Austerlitz, la plus lumineuse de ses victoires.
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Le soleil surplombe, il est au premier rang de tous les astres qui nous entoure. Or l’idée de rang a obsédé les dirigeants français. La première page des Mémoires de guerre de de Gaulle est emblématique : « Le côté positif de mon esprit me convainc que la France n’est réellement elle-même qu’au premier rang… À mon sens, la France ne peut être la France sans la grandeur. » Les dirigeants français se sont voulus de grands bâtisseurs, de Louis XIV avec Versailles jusqu’à Mitterrand avec ses grands travaux. Et des promoteurs de la langue française que l’État soutient aujourd’hui par le biais de la francophonie.
Enfin le soleil éclaire. La France brille des feux de la Révolution, de la Déclaration des droits de l’homme, de la devise « liberté, égalité, fraternité ». La France est l’un des rares pays à avoir édifié un modèle qui se veut universel : voilà pourquoi nous en voulons tant aux Américains qui ont fait de même, avec plus de succès aujourd’hui…
Telle est la légende dorée de la grandeur française. Les historiens ont bâti un roman national qui établit une continuité depuis Hugues Capet quand ce n’est pas Clovis ou… Vercingétorix. Les dynasties et les régimes ont changé, mais ils sont tous au service de la France, c’est ce que les écoliers apprenaient dans leurs livres d’histoire d’il y a cinquante ans autour d’épisodes glorieux comme Bayard au pont de Garigliano, Turenne en Alsace et, bien sûr, Napoléon Bonaparte à Arcole.
De Gaulle a continué sur la même voie. En réaction à ce que les Français ont vécu comme un déclin, voire une décadence, dans l’entre-deux-guerres, il a voulu redonner au pays sa fierté en lui fixant comme objectif la grandeur. Cette tentative paraît bien lointaine, presque anachronique, mais les cérémonies qui ont accompagné le 50e anniversaire de sa mort démontrent que ces souvenirs ne sont pas totalement enfouis dans les sables du passé.
Rester grand quand les forces manquent
Les Français entretiennent donc une relation obsessionnelle avec la grandeur ; que le lecteur se rassure pourtant, ils se soignent. Ils sont bien obligés de le faire depuis 1815. Car depuis cette date, la France ne peut plus prétendre être le premier pays d’Europe, même après la victoire de 1918. Il lui faut reporter ailleurs ses rêves de grandeur.
Elle l’a fait d’abord en bâtissant son second empire colonial, qu’elle appelait d’ailleurs « la plus grande France ». Mais Paris a finalement peu investi dans celui-ci ; elle en a tiré une satisfaction psychologique plus que des profits matériels. L’empire a alimenté l’idée de grandeur nationale, il a peu contribué à la réalité de la grandeur.
C’est pourquoi de Gaulle se résout à la décolonisation. Au déploiement dans l’espace, il préfère le développement interne du pays. Avec lui la grandeur repose sur la modernisation de l’économie, sur la souveraineté nationale, sur l’arme atomique et sur l’indépendance technologique. Tel est le sens de ce que l’on a appelé les « grands projets » : tous concernent des secteurs dominés par les États-Unis dont de Gaulle veut s’affranchir, tous entretiennent des rapports avec les forces armées : informatique, aéronautique, nucléaire…
Après lui, l’Europe devient un autre substitut à la grandeur. Marcel Gauchet l’explique : « Une des forces du mitterrandisme a été de récupérer subtilement la politique de grandeur gaulliste en la reportant sur l’Europe. La construction européenne a été la grande ambition française[1]. » Les dirigeants français ont poussé à l’affirmation de l’Europe, à la constitution d’une Europe de la défense, au renforcement des liens avec l’Afrique, en un mot à l’Europe-puissance. Avec tristesse, l’ancien ministre Hubert Védrine constate que nos partenaires n’en veulent pas. Par ailleurs, le couple franco-allemand est de plus en plus déséquilibré et Paris ne peut rallier son partenaire à l’idée de grandeur avec laquelle la RFA a rompu après 1945 – elle lui rappelle trop de mauvais souvenirs.
Dernier substitut à la grandeur tout court, la grandeur morale. La France se rabat sur les droits de l’homme, donne des leçons à qui veut les recevoir et juge avec hauteur les autres pays. « Il y a un pacte vingt fois séculaire entre la grandeur de la France et la liberté dans le monde » résumait le général de Gaulle en une formule pour le moins optimiste.
Telle est l’aporie où se trouve la France. L’élection de Macron doit sans doute beaucoup à la nostalgie de la grandeur. Après Jacques Chirac qui voulait être un « président modeste » et François Hollande qui s’était qualifié de « président normal », Emmanuel Macron redonne à la fonction présidentielle sa dignité et sa hauteur. Il multiplie les interventions solennelles dans de grands lieux comme le Louvre ou Versailles.
Le style de Macron en découle : le corps droit comme pour se grandir, le menton relevé, la fermeté face à ceux qui le contestent, le refus de se déjuger (ou d’avouer qu’il s’est déjugé), la prétention à incarner l’ensemble de la nation : tel est le sens de sa formule préférée, « en même temps », qui le place au-dessus des positions contradictoires comme de Gaulle se plaçait au-dessus des partis. Comment ne pas voir en Macron un héritier assumé du général de Gaulle et, par-delà, du culte de la grandeur qui caractérise notre passé et qui l’autorise à donner des leçons au reste du monde ? Il joue avec tous les substituts à la grandeur que la France s’est acharnée à faire émerger depuis 1815 : l’Afrique, l’Europe, les grandes idées qu’elle est censée incarner. Ne parlait-il pas le 29 août 2017 d’une « France qui reprend son rang parmi les Nations en Europe » ?
Dans notre prochain article, nous verrons si cette prétention a été suivie d’effet et si la nostalgie de la grandeur qui a caractérisé les débuts de la campagne présidentielle n’est qu’un retour de flammes superficiel.
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[1] Marcel Gauchet, interview dans L’Expansion, mars 2004.