<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Émeutes au Kazakhstan : une crise de transitions

28 mai 2022

Temps de lecture : 8 minutes
Photo : Almaty. Un poste de contrôle est photographié à la sortie d'une ville. Valery Sharifulin/TASS/Sipa USA/36893143/MB/2201082207
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Émeutes au Kazakhstan : une crise de transitions

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Le calme est revenu au Kazakhstan après les émeutes explosives de janvier 2022. Cette révolte complexe, d’abord spontanée et pacifique puis rapidement submergée par des éléments factieux et criminels, est symptomatique d’une superposition de transitions qui s’opèrent dans le pays depuis l’indépendance. Transition politique puisqu’elle a permis au président Kassym-Jomart Tokayev de se libérer définitivement du système intermédiaire instauré en 2019 qui laissait certains pouvoirs à l’ancien président Noursoultan Nazerbaïev et à ses proches. Transition sociale et économique qui résulte de l’amertume d’une population réclamant sa part de richesses dans un système encore trop oligarchique. Devant les attentes pressantes de la population, la sortie de crise est l’opportunité pour Tokayev de poursuivre ses réformes libérales et démocratiques.

 

Rien n’augurait l’irruption d’une crise politique violente en ce début d’année alors que la République du Kazakhstan venait de fêter les trente ans de son indépendance. Mais soudain, dans la nuit du 1er janvier 2022, le prix du litre de gaz de pétrole liquéfié (GPL) passe brusquement de 60 à 120 tengué (soit de 0,12 à 0,24 €)[1]. Le doublement du prix de ce carburant quotidiennement utilisé pour les véhicules des particuliers et des entreprises engendre dès le lendemain matin un mouvement de protestations à Janaozen dans l’oblys de Manguistaou, région de production d’hydrocarbures dans la partie occidentale du pays bordant la mer Caspienne. Les manifestations s’étendent rapidement à Aktau, hub régional, puis dans les grandes villes méridionales comme Chymkent et surtout Almaty, capitale économique et culturelle du pays. Jusqu’au 5 janvier, le soulèvement populaire garde un caractère pacifique et se fonde essentiellement sur une dénonciation des inégalités économiques et de la corruption de l’administration publique. La foule réclame également des élections locales et brocarde l’ex-président Nazerbaïev aux cris de « Le vieillard dehors ».

Une crise subite et complexe

Les autorités réagissent dès les premiers jours aux manifestations et décident le 4 janvier d’un plafonnement du prix du GPL à son niveau initial pour une durée de six mois. Alors que le président Tokayev appelle au calme et promet des réformes structurelles, les rassemblements dégénèrent et tournent à l’émeute insurrectionnelle. À partir du 5 janvier, les manifestants pacifiques sont débordés par des rebelles violents et des criminels qui s’attaquent aux postes de police, aux bâtiments administratifs, aux centres de détention et aux chaînes de télévision. Pour s’équiper, ils pillent 10 armureries dans lesquelles ils s’emparent de plus de 3 000 armes dont 200 fusils d’assaut et 18 lance-grenades. Les affrontements entre insurgés et forces de l’ordre s’intensifient tandis que, simultanément, une vague de maraudeurs venant des périphéries urbaines s’attaque aux magasins, aux grandes surfaces et aux maisons des particuliers pour tirer profit de la situation. La révolte s’est surtout concentrée à Almaty où les incendies de la mairie et de l’ancienne résidence présidentielle ainsi que la prise de l’aéroport international (pendant quelques heures) ont justifié la déclaration de l’état d’urgence, la coupure temporaire des réseaux internet et la sollicitation d’une intervention de l’OTSC par le gouvernement kazakhstanais.

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Les premières unités de la mission de l’OTSC arrivent le 6 janvier et sont exclusivement chargées d’assurer la sécurité des sites stratégiques (aéroports, centrales électriques, relais de communication) pendant que les forces de police et du KNB[2] sont chargées de reprendre le contrôle de la rue et que les forces armées kazakhstanaises prennent position dans les périphéries et sur les grands axes de transport. La mise en place d’un couvre-feu et l’interdiction des rassemblements de masse isolent dans la rue les bandes armées qui participent aux émeutes mettant en évidence que ces dernières n’ont plus rien à voir avec les premiers manifestants. Le 7 janvier, les forces de l’ordre sont autorisées à ouvrir le feu sans sommation. Le 13, le président Tokayev annonce qu’il a repris la situation en main et met un terme à la mission de l’OTSC. Le bilan humain, selon les derniers chiffres du ministère de l’Intérieur, s’élève à 238 morts, dont 19 policiers et militaires ainsi que 4 353 blessés[3]. Plus de 700 voitures ont été brûlées ou dégradées dont 46 ambulances. Quant aux unités étrangères, majoritairement russes, elles n’ont finalement pas tiré un seul coup de feu et terminent leur désengagement le 18 janvier.

 Une crise sur fond d’inégalités socio-économiques

 Les événements de « tragic January » sont d’abord nés des inégalités socio-économiques issues de la structure oligarchique de l’économie mise en place pendant depuis l’indépendance. Le passage à l’économie de marché et le processus accéléré de privatisations à partir de 1991 ne se sont pas accompagnés d’une répartition équitable des actifs publics. Au contraire, de grands conglomérats familiaux appartenant pour la plupart à la clientèle de Noursoultan Nazerbaïev se sont progressivement imposés tandis que le secteur public représente encore aujourd’hui plus de 50 % de l’économie. Cette étape du développement était probablement nécessaire comme dans un certain nombre d’États postsoviétiques où l’existence légale de la propriété privée n’est reconnue que depuis trente ans. Depuis le début de son mandat, le président Tokayev a endossé le rôle social de celui qui brisera les inégalités – 162 personnes détiennent la moitié du PIB national tandis que 50 % de la population vit avec une moyenne d’environ 1 300 dollars par an dénonce-t-il. Dès mars 2019, il engage des réformes de libéralisation économique pour créer les conditions d’apparition de PME et d’une nouvelle classe d’entrepreneurs.

À ce développement économique inégalitaire s’est superposée une urbanisation très rapide, notamment dans les grandes agglomérations comme Almaty qui regroupent près de 3 millions d’habitants, dont 700 000 jeunes[4]. Ces nouveaux citadins sont plus touchés par le chômage que les autres couches de la population et manquent des qualifications techniques nécessaires à l’industrie kazakhstanaise. C’est cette population suburbaine de laissés-pour-compte qui a fourni les effectifs de la vague des maraudeurs de grandes surfaces pendant les émeutes de janvier. Or, étant donnée la croissance démographique du pays (majoritairement portée par le groupe ethnique kazakh), ce sentiment de marginalisation sociogéographique au sein d’une population citadine consciente des richesses du pays risque d’aller en s’accentuant dans les années à venir. Aidos Sarym, historien et député au Mazhilis, la chambre basse du Parlement kazakhstanais, explique que « dans un pays de 19 millions d’habitants où il y a eu 450 000 nouveau-nés en 2021 et sûrement 500 000 en 2022, le problème de la justice sociale et des insuffisances du système éducatif est une bombe à retardement s’il n’est pas traité. À ce rythme, on pourrait avoir un déficit d’un million de places dans le système scolaire en 2025[5] ».

Une crise politique dont Tokayev sort vainqueur

Les insurgés qui se sont greffés aux manifestations pour les transformer en lutte armée semblent avoir fait preuve d’un niveau d’organisation et de coordination suffisant pour que l’on puisse parler sans trop s’aventurer d’une tentative de coup d’État. Leurs attaques avaient deux objectifs : les magasins de chasse, les bâtiments administratifs et les postes de police pour accéder facilement aux armes ; les aéroports, les chaînes de télévision et les centres de détention pour ébranler l’État. En outre, l’utilisation de civils comme boucliers humains, leur habileté à se servir d’une arme, l’usage d’écouteurs talkie-walkie ou le fait qu’ils récupèrent les corps de leurs morts sont autant d’éléments qui crédibilisent l’hypothèse d’un groupe organisé ayant des objectifs internes.

Ce groupe aurait ainsi tiré parti d’une révolte sociale réelle pour y introduire ses propres hommes de main, parfois issus de réseaux criminels. Dans cette logique, l’arrestation pour haute trahison de Karim Massimov – chef du KNB et Premier ministre à deux reprises sous la présidence de Nazerbaïev – et de ses principaux adjoints (l’un d’entre eux est un neveu de Nazerbaïev), va dans le sens de cette hypothèse de tentative de renversement du pouvoir par des forces internes. Les locaux d’Almaty du KNB auraient été volontairement abandonnés aux émeutiers pour leur laisser un libre accès aux stocks d’armes. Lors de son discours du 16 mars, le président Tokayev a reconnu l’implication d’ennemis « internes et externes » à l’État, c’est-à-dire la conspiration conjuguée de hauts fonctionnaires et d’oligarques en exil pour renverser le pouvoir. « Ces dernières années, le Kazakhstan s’est engagé sur la voie d’une modernisation et d’une transformation radicales. […] Certains influenceurs ne l’ont pas aimé. Ils s’attendaient à pérenniser leurs activités illégales. De plus, ils étaient impatients d’accéder au pouvoir », déclare-t-il. Il devient clair que cette crise est une réaction d’une partie du clan Nazerbaïev contre la démonopolisation économique et politique du pays orchestrée par l’administration Tokayev depuis 2019.

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En définitive, Kassym-Jomart Tokayev semble s’imposer comme le grand vainqueur de ces événements tragiques. Si ses premières mesures d’abaissement du prix du GPL et d’appel à la négociation n’ont eu que peu d’effet au début des manifestations, son autorité à partir du 5 janvier a définitivement conforté sa position à la tête du pouvoir kazakhstanais. En dehors de l’instauration de l’état d’urgence et du remaniement de son gouvernement, deux décisions fortes lui ont permis de rétablir l’ordre en sa faveur. La première est une véritable révolution de palais avec la prise de contrôle du Conseil de sécurité au détriment du « chef de la nation ». Cumulée à l’éviction de ce dernier du parti majoritaire Nour Otan le 28 janvier, elle entérine la fin définitive du pouvoir personnel de Nazerbaïev au Kazakhstan. Prudemment, Tokayev s’est toutefois gardé d’humilier la mémoire du président « visionnaire » qui a fondé et développé le Kazakhstan : il lui a conservé ses titres honorifiques et son immunité. La deuxième décision est l’appel à l’OTSC pour une mission de rétablissement de la paix qui a revêtu un caractère symbolique et stratégique déterminant pour résoudre la crise. Cette demande de Tokayev n’avait rien d’une évidence puisqu’une intervention militaire répondant aux troubles intérieurs d’un État membre n’est pas prévue dans les statuts de l’organisation.

 La sortie de crise

Si le président Tokayev bénéficie aujourd’hui d’un solide soutien populaire, la tâche qui l’attend est digne des « travaux d’Hercule[6] ». Il devra répondre aux attentes exigeantes d’une population jeune – 31 ans en moyenne – dont une part grandissante n’a pas connu l’époque soviétique (52 % aujourd’hui). De surcroît, les réformes constitutionnelles annoncées le 16 mars 2022 qui marquent le passage d’un « régime super-présidentiel » à une république présidentielle dotée d’un Parlement fort devront se satisfaire d’un contexte économique déprimé. L’économie kazakhe a été éprouvée par le ralentissement de la croissance depuis 2013[7], trois dévaluations depuis 2008 et les effets de la crise sanitaire. La lutte contre la corruption et les inégalités, la gestion de l’urbanisation et de l’inflation, la restructuration du système éducatif, la poursuite de la libéralisation économique et de la démocratisation, la diversification de l’économie pour échapper à la dépendance aux cours volatiles des hydrocarbures, la conciliation des anciennes et des nouvelles élites pour maintenir l’unité nationale, sans parler des répercussions de la guerre en Ukraine sur le transport de marchandises kazakhstanaises, sont autant de défis à relever pour l’administration Tokayev.

Dans une perspective plus large, cette crise au Kazakhstan est révélatrice de l’étape historique intermédiaire que traversent les ex-républiques d’URSS. Les structures traditionnelles et claniques d’une part et les anciens dirigeants formés à l’époque soviétique d’autre part sont confrontés à une jeune population urbaine de familles nucléaires réclamant une amélioration de leur niveau de vie et l’accès aux droits démocratiques. Il est possible que les prochaines années soient le théâtre récurrent du frottement de ces deux plaques tectoniques malgré les réformes engagées et les efforts manifestés par le président Tokaiev pour une démocratisation de la vie politique. Enfin, il n’est pas certain que la Russie et la Chine acceptent volontiers le développement d’une société démocratique et libérale à leurs frontières.

[1] La hausse du prix du GPL résulte d’une réforme libérale engagée en 2019 et achevée le 1er janvier 2022 pour mettre progressivement fin au subventionnement des prix pour les consommateurs de carburant domestique. Les prix pour les consommateurs nationaux étaient auparavant fixés à un taux inférieur au coût de production (Eurasianet, 4 janvier 2022).

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[2] Le KNB est le Comité de sécurité nationale qui réunit les services de renseignement et les forces antiterroristes kazakhstanais.

[3] 3 393 blessés sont des agents des forces de l’ordre, soit 78 % du total selon le ministère de l’Intérieur.

[4] Chiffres donnés par le nouveau maire d’Almaty, Erbolat Dosaev. Propos recueillis par Louis du Breil le 24 février à Almaty.

[5] Propos recueillis par Louis du Breil le 23 février à Almaty.

[6] Comme le souligne Aidan Karibjanov, le Chairman du conseil d’affaires franco-kazakhstanais. Propos recueillis par Louis du Breil le 25 février 2022 à Almaty.

[7] Le PIB/hab. est passé d’environ 14 000 $ en 2013 à 9 000 $ en 2020.

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Louis du Breil

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Louis du Breil est journaliste.
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