Pourquoi sont-ils si bons ?

12 novembre 2020

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : Coca-cola, le géant du soft-power américain, à New-York. Photo : Richard B. Levine/Newscom/SIPA SIPAUSA31532913_000001
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Pourquoi sont-ils si bons ?

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Si l’on en croit l’indice de la puissance élaboré par notre rédaction qui paraîtra dans notre numéro 17, les États-Unis arrivent loin en tête pour le soft power avec un score double du second. Ce n’est pas un hasard s’ils ont inventé la notion. Ils ont poussé plus que tous les autres leur avantage dans ce domaine. Quelles sont les racines de cette domination, douce en apparence ?

51 sur 100 des premières marques mondiales[1]. 16 des 20 premières universités[2]. 30 % du chiffre d’affaires du cinéma de la planète. 17,4 % des droits de vote au FMI. Un quart des brevets déposés dans le monde. 8 des 10 premiers sites les plus visités sur Internet[3]. Un tiers des prix Nobel, et les trois quarts dans la discipline des sciences économiques. Les principales sociétés d’Internet – le GAFAM et, derrière lui, le NATU[4]

Quelque aspect du soft power que l’on privilégie, la domination des États-Unis paraît écrasante, presque éhontée. Nous verrons plus loin ses limites, car il en existe (voir la troisième partie de ce numéro hors-série). Essayons d’abord de comprendre les racines de la « puissance douce » américaine et adoptons pour cela le point de vue américain, quitte à faire grincer quelques dents.

Le sens de la mission

Les États-Unis se voient comme une nation exceptionnelle dotée d’une mission : construire un monde à leur image. Il n’est pas de véritable soft power sans visée universelle – tel a été le cas de la France révolutionnaire et de l’URSS communiste – et le manque d’une telle vision handicape sans doute le soft power chinois. Donc les Américains œuvrent pour notre bien, ils en sont persuadés et ils réussissent à nous en persuader. Quel autre peuple a assumé un tel effort depuis 1945 pour la liberté de tous, en Corée, au Vietnam, en Afghanistan, en Irak ? Quel autre a autant dépensé, en dollars, en vies humaines, en corps mutilés, en deuils ?

Bien sûr, ne soyons pas naïfs. Derrière les grands principes, les petits intérêts. Et Washington a souvent préféré les seconds aux premiers. Leur comportement est loin d’être exemplaire. Il n’empêche pas que les États-Unis apparaissent à beaucoup comme les champions de la liberté et de la démocratie. Quand Churchill parle du plan Marshall comme de « l’acte le moins égoïste » de l’histoire mondiale, il a tout dit. Il ne nie pas que derrière le plan Marshall qui entend redresser l’Europe occidentale après 1945 se profilent les intérêts économiques et géopolitiques américains : faire du vieux continent un partenaire profitable et un allié utile face à l’URSS. Les 13 milliards de dollars que Washington accorde lui permettent cependant de se redresser rapidement.

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Un microcosme à l’image de la planète

Les Américains aiment le monde entier. N’importe quel touriste entré dans un bar new-yorkais et salué d’un joyeux « hey » par la serveuse en est persuadé – on ne se demandera pas en quoi la perspective du pourboire explique son sourire carnivore. Les États-Unis ne sont-ils pas un pays d’immigrants venus de toute la planète, un monde en réduction peuplé de « réprouvés », selon la formule inscrite sur le piédestal de la statue de la Liberté ? Par leur simple venue, ils prouvent la supériorité des États-Unis et démontrent tout le bien que l’Amérique peut apporter au monde entier.

Grâce à eux, les États-Unis parlent toutes les langues, comprennent tous les peuples, intègrent toutes les cultures. « L’Amérique reste la seule civilisation globale et universelle dans l’histoire de l’humanité… C’est le seul pays assez grand, assez multiethnique et assez dévoué à la cause de la liberté pour être le leader… L’Amérique a des communautés de toutes les origines ethniques et raciales, ce qui nous donne deux atouts : la capacité à interagir avec les autres civilisations, et la capacité d’être un modèle pour une société multiethnique. » L’auteur de ces lignes, le leader républicain Newt Gingrich, en tire une conclusion simple : « Seule l’Amérique peut diriger le monde. » Son caractère multiethnique lui donne la légitimité pour ce faire, il lui permet aussi de s’adresser à tous.

Les critiques pourront ironiser sur les propos d’un Gingrich qui ne passe pas pour le plus souple et le plus tolérant des dirigeants américains. Ils rappelleront que l’attitude de la majorité à l’égard des minorités n’a pas toujours fait preuve d’empathie – Indiens, Noirs, catholiques, juifs. Aujourd’hui encore, un réel rejet frappe les hispaniques et surtout les arabo-musulmans. Les États-Unis sont-ils si bien placés pour s’adresser à eux ? Il n’empêche : leur modèle communautariste progresse dans la planète, au moins dans les pays développés.

Un rapport au monde particulier

Les idées et les modes de vie qui font la popularité des États-Unis s’exportent d’autant plus qu’elles viennent en partie du reste du monde ; elles peuvent donc être acceptées partout. Les États-Unis ont inventé, sans doute, mais surtout recyclé au sein d’un système cohérent. Ils naissent en rejetant l’Ancien Monde européen mais ils en importent la Bible et les Lumières. Plus récemment ils ont accueilli avec ferveur les théories françaises de la déconstruction et ils nous les ont rendues sous forme de « politiquement correct ». Dès leur naissance ils ont fait venir d’Europe des innovations techniques, parfois avec des procédés frauduleux qu’ils reprochent aujourd’hui aux Chinois. Ils ont poussé à l’extrême la logique de la révolution industrielle née au Royaume-Uni. En un mot ils font ce que nous avons fait, mais en mieux (ou en pire, selon les goûts), ils poussent à l’extrême les potentialités existant dans le reste du monde et ils les lui restituent plus fortes, plus modernes, plus caricaturales aussi.

Ce mouvement d’aller et retour explique pourquoi l’influence américaine est si forte, particulièrement en Europe. Depuis 1945 nous sommes persuadés que les États-Unis ont un temps d’avance sur nous et que, dans une ou plusieurs dizaines d’années, nous serons comme eux. La voiture pour tous ou presque, l’électro-ménager pour tous, Internet pour tous, mais aussi les primaires en politique, le communautarisme, les Central Business District ou les MBA : les États-Unis sont notre horizon, croyons-nous. Ils sont l’image même de l’efficacité et de la modernité, ils chasseront les miasmes de la « France moisie ». Ils incarnent le bien (par leur projet), le beau (par le design), le bon (par leur mode de vie). Ne sont-ils pas, depuis le départ, le « Nouveau Monde » ?

Inutile de gloser sur le simplisme de cette vision des choses. Les États-Unis sont aussi le pays des Amish et des adversaires du darwinisme, de la peine de mort et de multiples discriminations ; ils sont divers, nous y reviendrons. Après tout, l’URSS n’était guère un modèle d’égalité et de liberté. Pourtant pour les communistes elle représentait l’avenir du monde. Il en va de même pour les États-Unis.

L’argent au service du rêve

On ne comprendrait pas le poids du soft power américain si l’on ne parlait pas des moyens dont il dispose.  Il serait peu de choses s’il ne s’appuyait sur la richesse de la première économie mondiale. Que l’on pense au cinéma, aux médias, à la recherche-développement ou aux universités, les budgets sont sans rapport avec ceux de ses concurrents. Prenons le seul exemple du GAFAM. Additionnés, les chiffres d’affaires de ses membres atteignent 550 milliards de dollars[5], plus que la première entreprise mondiale (Walmart avec 485 milliards), très loin devant les rivaux chinois – Alibaba à 23 milliards ou Tencent à 22 milliards. Mieux, ces cinq firmes réalisent plus de 90 milliards de profit – autant que le chiffre d’affaires de Nestlé, Gazprom ou Carrefour. Et il n’y a pas que le GAFAM : Uber, Tesla, Airnb, Netflix ou, dans le domaine des infrastructures et de l’industrie, Intel, Verizon, ATT… suivent de près.

Ces succès sont d’autant plus remarquables que les entreprises du GAFAM sont récentes – leur âge moyen est de 28 ans. Ils confortent l’image positive des États-Unis : efficacité, modernité, rapidité, capacité pour chacun de se réaliser et, plus globalement, supériorité du système économique et des qualités morales américains. Ils permettent d’acheter d’autres firmes, comme Facebook l’a fait avec Instagram en 2012 ou Google avec You Tube en 2006. Ils autorisent d’énormes dépenses de recherche-développement qui renforcent leur avance sur leurs rivaux. Ils autorisent une véritable industrialisation du soft power américain et lui donne accès à des marchés de masse.

Il en va ainsi de tout le secteur culturel considéré ici comme une « activité presque comme les autres ». Il suffit de comparer la signification toute différente de « culture de masse » en Europe et de « popular culture » aux États-Unis ; le second terme est valorisant, le premier péjoratif. Les entreprises culturelles américaines visent le plus vaste public possible, et elles réussissent à l’atteindre grâce à leurs effets spéciaux, à leur promotion, à leurs récits universels, à leur efficacité. Les séries et les films américains s’embarrassent rarement de nuances, le bon et le méchant sont bien distingués. Simplisme diront les critiques ? Ou sens de la pédagogie, une discipline valorisée ici comme le démontre la clarté de leurs manuels et l’enseignement par la méthode des cas.

Libres

On ne peut oublier aussi leur créativité que l’on retrouve dans leur cinéma comme dans leurs entreprises du Web ou leurs découvertes scientifiques. Un exemple ancien et d’autant plus remarquable est l’invention du Reader’s Digest par Denis Wallace en 1922. Dans un pays déjà submergé par la masse des informations, il s’agissait de fournir aux lecteurs des résumés facilement accessibles de livres et d’articles. Wallace a l’idée d’imprimer la table des matières sur la couverture, de demander aux lecteurs de raconter leurs anecdotes, de faire des éditions par pays. Le service marketing et abonnements est particulièrement efficace. Les Européens peuvent tonner et parler d’une « littérature préalablement digérée » (Jean-Paul Sartre). Le succès n’en est pas moins au rendez-vous jusqu’aux années 1990 (moment où il tire à 18 millions d’exemplaires aux États-Unis et 12 dans le monde), son déclin s’amorçant ensuite. Il est alors tiré en quinze langues et projette l’image d’une Amérique traditionnelle, religieuse et heureuse. N’a-t-il pas conservé son ancienne adresse à Pleasantville ?

Les Américains aiment à croire que leur créativité s’explique par le climat de liberté propre à leur pays. Là encore il y aurait beaucoup à dire dans un pays qui a connu la prohibition et où le puritanisme reste puissant, alors que le « politiquement correct » pourchasse les intellectuels conservateurs dans toutes les grandes universités. Il n’empêche, la liberté d’expression est ici une réalité, comme la liberté de recherche – Oppenheimer ne pensait-il pas que la science est par essence démocratique ? –, comme la liberté d’entreprendre, dans tous les sens du verbe. Ce fait autorise la multiplicité des soft powers que nous évoquions dans l’éditorial. Il se combine avec un individualisme farouche dont témoigne un Clint Eastwood : chacun peut se réaliser comme il le souhaite et comme il le peut. « À chaque homme sa chance », un message qui parle à tous.

On pourra nuancer cet individualisme en rappelant le rôle des communautés, en particulier de voisinage, et le conformisme de l’Amérique profonde qui adhère volontiers au mainstream, le courant dominant. L’important est l’image que le monde retient des États-Unis et celle-ci est sans ambiguïté.

Messianisme. Modernité. Efficacité. Créativité. Souci de s’adresser à tous. Logique industrielle. Force du rêve. Qui pourrait contester le soft power américain.

  1. Selon le classement BrandZ.
  2. Selon le classement de Shanghai.
  3. Google, Youtube, Facebook, Wikipedia, Yahoo, Google.co, Amazon, Google.co.jp. Les chinois Baidu et Tencent s’interposent à la 4e et la 9e place.
  4. Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft ; et Netflix, Airnb, Tesla, Uber.
  5. Les chiffres sont ceux du classement Global 500 de Fortune pour l’année 2016.
À propos de l’auteur
Pascal Gauchon

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