<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Famagouste : mon royaume pour Jérusalem

20 février 2025

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Famagouste : mon royaume pour Jérusalem

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La ville des Lusignan et d’Othello est désormais située dans la partie turque de Chypre. Derrière ses murailles vénitiennes, c’est une synthèse de l’Europe qui s’écrit.

Article paru dans le N55. Géopolitique des montagnes

Dans la chaleur automnale de Chypre, les véhicules s’arrêtent sur un terrain vague, parking improvisé face au mur qui sépare l’île en deux depuis l’invasion turque de 1974. Pour des questions d’assurance, les voitures grecques ne passent pas la frontière de la ligne verte. C’est à pied, le long d’une route aux bas-côtés de terre, que s’opère la traversée d’un monde à l’autre, d’un pays membre de l’Union européenne à une zone occupée que personne, sauf la Turquie, ne reconnaît. Papiers contrôlés par la police chypriote puis, quelques pas plus loin, par la police chypriote turque. Changement de pays, d’ambiance, de situation. Un taxi conduit les piétons à Famagouste en traversant Varosha, un quartier dépeuplé, abandonné du jour au lendemain au moment de la partition. Au loin, les soldats anglais rappellent que l’île fut sous la juridiction de Londres. Des véhicules de l’ONU, des bâtiments blancs siglés de l’inscription UN, remplissent une mission sans fin débutée en 1964. Si la guerre est endormie, si le conflit est gelé, c’est bien une frontière de sang qui fracture l’île en deux. Chypre, c’est l’histoire d’un rêve oriental, d’un songe d’aventure en terre franque.

La terre des Lusignan

Si la légende raconte qu’Aphrodite est née d’une écume de la mer sur une plage chypriote, si les villas romaines, à Paphos, fascinent les passants de leurs mosaïques lumineuses, si l’empreinte de Rome est partout, ce sont les Lusignan qui ont intégré Chypre dans la sphère occidentale. Cadet d’une famille déchue du Poitou, Guy de Lusignan a cherché un destin en Terre sainte libérée par les Francs. Son mariage avec Sybille, sœur du roi Baudouin IV, lui a permis de ceindre la couronne des rois de Jérusalem. Vaincu à la bataille d’Hattin (1187), il dut se résigner à quitter Jérusalem et recevoir l’île de Chypre comme lot de consolation. Elle deviendra, pendant près de trois siècles, un royaume franc en Orient, les Lusignan se succédant sur le trône, pour être couronné roi de Chypre dans la cathédrale de Nicosie et roi de Jérusalem dans celle de Famagouste. Des cathédrales en pur style français, à l’image de celles de Reims ou de Chartres, mais implantées face au Liban et en Méditerranée orientale. Aujourd’hui encore, bien que transformés en mosquée, ces édifices témoignent de la présence des Francs, tout comme les châteaux de l’ordre des Hospitaliers, qui développèrent la culture de la canne à sucre, pour en faire l’une des principales industries de l’île à l’époque médiévale.

En 1489, les Vénitiens détrônèrent les Lusignan et Chypre devint leur base en Méditerranée orientale au service d’une cité du commerce du sucre et des épices ; un relais sur les routes majeures de l’Orient et de l’Occident. Point trop avancé peut-être, Chypre fut sans cesse attaquée par les Ottomans. Privée de soutien, l’île tomba en 1571, la même année que la bataille de Lépante qui mit pourtant un coup d’arrêt à l’expansionnisme ottoman en Méditerranée.

Retranchés à Famagouste, les Vénitiens résistèrent aux bombardements ottomans une année derrière l’épaisseur de leurs murailles.

Ville fortifiée et portuaire, Famagouste est un concentré d’églises et de couvents, une ville d’Europe sous la domination turque. Y subsiste le souvenir d’Othello, gouverneur de Chypre dans la pièce de Shakespeare, dont un buste émerge près des murailles. Aujourd’hui, Famagouste est une enclave touristique dans un pays qui n’existe pas. Les derniers Grecs en furent chassés en 1974, les ruines d’églises sont ouvertes aux vents de la mer, les vieilles Renault figent la vie dans le passé. Hormis les rues touristiques, la ville est calme. On y boit des cafés turcs, on y mange des kebabs et on traverse une ville abandonnée, des grillages qui interdisent l’accès et des champs de mines.

Sur l’île d’Aphrodite plane toujours l’épée de Mars.

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À propos de l’auteur
Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé

Docteur en histoire économique (Sorbonne-Université), professeur de géopolitique et d'économie politique à l'Institut Albert le Grand. Rédacteur en chef de Conflits.

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