<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> France – Allemagne. Une guerre statuaire au XIXe siècle

29 avril 2023

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Photo : Le monument à Napoléon, œuvre d'Armand Le Véel inaugurée en 1858, est un monument commémoratif de la Manche, situé place Napoléon, à Cherbourg-Octeville. Wiki commons
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France – Allemagne. Une guerre statuaire au XIXe siècle

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« Statuomanie », c’est en forgeant ce terme que le polémiste Auguste Barbier ironise, en 1846, sur la multiplication, partout en France, de monuments dérisoires ou d’un goût douteux. Mais lorsque l’historien Maurice Agulhon reprend le terme, dans un article de 1978, c’est pour monter que ce processus est lié à l’émergence des nations au xixe siècle. Un goût pour la statue qui illustre les rivalités entre la France et l’Allemagne. 

Sous l’Ancien Régime, seules les statues du roi ou de quelques allégories de la paix ou de la victoire ont le privilège d’être dressées sur la place publique, comme sur la place des Victoires ou la place Louis le Grand. Mais au xixe siècle, les héros de la nation statufiés, venus de toutes époques, envahissent les places européennes. En particulier celles de France et d’Allemagne. En France, on affirme l’universalité politique des valeurs de la nation française. Face à elle, l’Allemagne, depuis les Discours à la nation allemande de Fichte, publiés en 1807, propose une nation enracinée dans ses identités culturelles. L’une est un État centralisé, l’autre une forme politique en construction qui, au cours du xixe siècle, passe du Saint-Empire à la Confédération germanique puis au IIe Reich à partir de 1871. 

L’identité de la nation

En France comme en Allemagne, l’identité de la nation s’affirme dans la statuaire monumentale. Cet art est consubstantiel du xixe siècle. La monumentalité est à la fois quantitative, avec des monuments de plus en plus colossaux, mais aussi qualitative : la valeur politique et historique de la sculpture en fait un objet militant, mémoriel, mais aussi programmatique. Ces éléments statuaires se nourrissent de la fascination et de l’opposition qu’exercent l’une sur l’autre la France et l’Allemagne pendant ce siècle. Le malentendu commence avec les conquêtes napoléoniennes, porteuses d’espoirs d’unité, mais qui aboutissent à la division et à l’humiliation de l’Allemagne et de ses principaux États. La rancœur française lui succède avec l’occupation de Paris, à laquelle participent la Prusse et l’Autriche, en 1814. Le quadrige de la Porte de Brandebourg, réalisé par Gottfried Schadow en 1793, acquiert alors la valeur d’un monument commémoratif de la Victoire : emporté en France sur ordre de Napoléon en 1806 après Iéna, il revient à Berlin en 1814 et on lui ajoute alors l’insigne portant la croix de fer et l’aigle prussien. Un changement de destination révélateur. 

À mesure que l’idée nationale allemande s’affirme, dès les années 1840, la volonté apparaît, dans le royaume de Prusse, d’évoquer un héros national de l’Antiquité, montrant la capacité de l’Allemagne de résister aux menaces extérieures. La figure d’Arminius s’impose. Dès 1838, l’artiste Ernst Von Bandel souhaite ériger un monument dédié à Arminius sur le site de la bataille de Teutobourg. La statue doit rappeler la fierté germanique devant l’envahisseur romain qui fut arrêté ici en l’an 9. Les fonds sont sollicités auprès du souverain local, le prince de Lippe, mais aussi auprès du roi de Bavière. La statue incarne ainsi l’idée d’une Allemagne plurielle, telle que le rêve la révolution de 1848. Mais après l’échec de ce rêve en 1849, c’est le roi de Prusse qui finance l’essentiel du monument. Comment ne pas faire le parallèle avec l’action qu’engage alors Napoléon III pour ériger une figure similaire incarnant la résistance nationale face à l’envahisseur ? En 1865, il soutient la réalisation d’une statue monumentale de Vercingétorix, à Alésia. Elle est l’œuvre d’Aimé Millet. Le chef gaulois y apparaît comme pacificateur, l’épée vers la terre, défendant le sol de la Gaule, dont la frontière est le Rhin. L’inscription sur le piédestal paraphrase les propos de Vercingétorix, rapportée par César dans La Guerre des Gaules : « La Gaule unie, formant une seule nation, animée d’un même esprit, peut défier l’univers. » Mais le mot nation est un ajout, inexistant dans le texte latin, qui apparaît ainsi comme un manifeste très contemporain. Après la défaite de la France en 1870, le Kaiser Guillaume Ier décide de surpasser le Gaulois et fait voter une loi accordant 10 000 marks à l’achèvement de la statue d’Arminius, qui apparaît épée vers le ciel, tourné en direction du Rhin. Il l’inaugura en personne le 16 août 1875. 

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L’invention du héros

Comment, après la guerre de 1870, continuer à héroïser la France ? Peu de statues manifestent un esprit revanchard. On peut citer le monument funéraire des gardes nationaux Wagner et Voulminot réalisé par Bartholdi en 1872, dans le cimetière de Colmar ; pourtant dans le territoire annexé par le Reich, dont la pierre se fend pour laisser passer l’épée qui rendra à la France son territoire mutilé. Mais il ne s’agit pas de statuaire publique à proprement parler. Alors, on exalte le sacrifice des victimes, comme dans le Gloria Victis de Mercié, installé square Montholon, à Paris, en 1884, on héroïse la Défense de Paris, programme pour lequel Rodin concoure en 1879, proposant une Marianne ailée hurlante de détermination guerrière, en référence à l’allégorie de Rude dans Le Départ des volontaires de 1792 et à la figure féminine de Delacroix, dans La Liberté guidant le peuple. Finalement, on lui préféra la sobre composition de Barrias : une allégorie de la ville de Paris drapée dans un manteau de soldat attendant l’ennemi au côté d’un soldat blessé. 

La France répliqua surtout au triomphalisme prussien par l’affirmation de ses valeurs républicaines, avec le monument pour la place de la République, conçue par les frères Morice en 1883, ou encore avec Le Triomphe de la République conçu par Dalou pour la place de la Nation. Aucune référence à la défaite de 1870, ni aux conquêtes de la France en Allemagne pendant la Révolution, l’Arc de triomphe conservant seul cette charge mémorielle dans la capitale. 

Mais un autre courant se développe en France, celui d’un nationalisme qui cherche à exprimer le désir d’une reconquête nationale passant par une transformation du pays et qui ferait de la France une nation portée non seulement par des valeurs universelles, mais aussi par des valeurs identitaires. Ainsi s’explique la multiplication des statues de Jeanne d’Arc, portées parfois par des initiatives privées, ou parfois publiques. De droite comme de gauche, des athées et des catholiques exaltent de manière assez consensuelle une figure de reconquête et de victoire dont le programme était de « bouter » l’ennemi « hors de France ». Deux de ces statues deviennent le cadre, à la fin du xixe siècle, de manifestations militantes de la droite nationale : celle située devant l’église Saint-Augustin, par Paul Dubois (1895), et celle de la place des Pyramides, de 1874, œuvre de Frémiet, devant laquelle se réunissent dès 1894 des ligues comme l’Union nationale, puis l’Action française dès les premières années du xxe siècle. Ils y affirment leur volonté de transformer la France en abattant la République afin de renforcer le pays et lui rendre sa plénitude, y compris territoriale. À l’inverse, les pouvoirs publics de la IIIe République radicale préfèrent exalter la « plus grande France » du monde colonial, en érigeant dans tout l’empire les allégories de la République et les grandes figures de l’histoire de France depuis la Révolution. La statuomanie s’exporte ainsi d’Alger à Dakar. Les figures de Jeanne d’Arc fleurissent en Algérie comme à Oran et Alger.

Le triomphe de l’Allemagne

En Allemagne, en revanche, la statuaire multiplie les monuments triomphalistes évoquant l’achèvement de la construction du territoire national avec l’annexion du Reichsland. La première de ces réalisations est destinée à exalter le rôle du Rhin dans l’identité nationale. Depuis son inauguration en 1883, le monument du Niederwald domine la vallée du fleuve dans le sud de la Hesse. Au sommet, la statue Germania, réalisée par Johannes Schilling, brandit la couronne impériale. Le relief central du monument est un morceau de bravoure, on peut y voir 133 personnages grandeur nature, dont les souverains allemands groupés autour de la figure équestre de Guillaume Ier, en train d’entonner le Chant du Rhin. Au-dessous, on distingue deux figures, qui sont le message le plus clair envoyé à la France : le Rhin, représenté sous la forme d’un vieillard allongé, et la Moselle, à laquelle il tend le cor du veilleur. Désormais, c’est cette rivière qui est devenue la frontière et le noble Rhin peut enfin trouver le repos. La France a été ramenée à sa frontière du partage de Verdun. D’autres monuments renvoient à une semblable mémoire comme la colossale statue de Guillaume Ier du Deutsches Eck de Coblence. À Leipzig, on trouve un imposant monument commémorant la « bataille de nations » de 1813, victoire des Alliés sur Napoléon. Le sculpteur Christian Behrens y réalise, de 1898 à 1911, un décor fantastique, associant références chrétiennes, avec saint Michel, mythologie germanique et figures médiévales en armures, dans un esprit wagnérien résumant le terreau culturel allemand qui avait vaincu les armées françaises. Et avec elles les idéaux universels transformés en prétexte à pillage et domination. Le Reich, à la différence de la France, héroïsa également ses hommes d’État contemporains dans des statues colossales. En 1906, on érigea à Hambourg une statue de Bismark, par Hugo Lederer, de 34 mètres de haut, les deux mains appuyées sur l’épée de la victoire, pointée vers le sol, montrant la paix revenue après le combat pour l’achèvement de la construction territoriale du Reich. On ne connaît pas d’équivalent en France.

Ainsi, dans les images exposées aux yeux du public, tant en France qu’en Allemagne, deux légitimités sont construites par les statues. Les conflits mondiaux mettent ce patrimoine à l’épreuve. Après la Première Guerre mondiale, en France, de nombreux monuments aux morts montrent un poilu ou une allégorie de la République écrasant l’aigle germanique et le nord et l’est du pays possèdent, sur les sites des principales batailles, des monuments illustrant la résistance face à l’Allemagne. Les autorités d’occupations allemandes de la Seconde Guerre mondiale procédèrent à une épuration systématique. Disparurent des villes alsaciennes les monuments illustrant les hommes illustres français, comme les statues du général Rapp et de l’amiral Bruat à Colmar, œuvres de Bartholdi. L’imposante statue allégorique intitulée Britannia, achevée à Boulogne-sur-Mer en 1938, fut dynamitée deux ans plus tard. À cela répond l’action des troupes françaises occupant Berlin en 1945. Les bas-reliefs représentant la défaite des armées napoléoniennes qui ornent le soubassement de la colonne de la Victoire sont arrachés du soubassement et rapportés à Paris. Les Français auraient souhaité détruire la colonne entière, mais les Britanniques et les Américains s’y opposèrent pour ménager le sentiment national allemand. 

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De la guerre à la réconciliation 

La statuaire monumentale peut également être signe de réconciliation. Dans le contexte du projet européen et face à la nécessité de resserrer les rangs face à la menace communiste, les monuments commémoratifs de la Seconde Guerre mondiale en France illustrent généralement la victoire non pas sur l’Allemagne, mais sur le nazisme. Cette distinction conduit à un langage monumental en rupture avec celui qui avait dominé, dans la sculpture, du milieu du xixe siècle jusqu’au milieu du xxe. Il ne s’agissait plus de personnifier, en la diabolisant, une nation entière, mais une idéologie mortifère et violente. De même, il n’était plus possible de statufier les grands hommes, au risque d’évoquer le culte du chef dans les régimes totalitaires. L’émergence d’une statuaire abstraite ou stylisée changeait également le paradigme artistique. Surtout, la statuaire devient aussi une occasion de réconciliation entre la France et l’Allemagne. Ainsi, pour les 750 ans de la ville de Berlin, François Mitterrand restitue à l’Allemagne les bas-reliefs de la colonne de la Victoire, déposés au Musée de l’armée en 1945. Aujourd’hui, la conservation de plusieurs strates monumentales permet de juger la lutte entre France et Allemagne, entre 1793 et 1945, dont les enjeux étaient à la fois territoriaux et liés à la nature de deux nations construites en regard l’une de l’autre. 

À propos de l’auteur
Mathieu Lours

Mathieu Lours

Professeur en classes préparatoires. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages de géopolitique publiés aux PUF.
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