<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La guerre des arts en ce XXIe siècle

2 septembre 2020

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : Exposition de street art à New-York © Michael Nigro/Sipa USA/SIPA Numéro de reportage : SIPAUSA30172460_000017
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La guerre des arts en ce XXIe siècle

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Après la guerre froide culturelle, l’Amérique a exercé, depuis 1991, une hégémonie culturelle et artistique. La maîtrise du marché de l’art par New York a joué un rôle majeur grâce à la construction d’un réseau international, très interconnecté, d’institutions, de foires, de musées, à même d’engendrer des cotes faramineuses, des discours et de la vie mondaine. Ainsi, ce très haut marché effervescent, onirique et surréel, a donné chair à l’idée utopique d’un art global, qui serait, seul, « contemporain ».

En 2008, le krach financier planétaire a provoqué un choc. Beaucoup de pays entraînés dans la crise ont perçu les effets du système financier international de conception « occidentale ». Ils n’ont pas obligatoirement remis en question mondialisation, échanges ou circulation des hommes, arts et marchandises, mais ils ont contesté l’infaillibilité du modèle culturel hégémonique occidental, source d’un système qui s’estime, seul, économiquement efficace, novateur, vertueux et garant de la paix.

De nouveaux modèles artistiques

La décennie qui suit voit alors apparaître dans ces divers pays, dont les plus importants sont les grandes puissances qui ont récemment abandonné le modèle collectiviste, un retour à leurs fondamentaux civilisationnels. Dans le domaine de l’art, ils ne souhaitent pas un nouvel enfermement et il n’est pas question de rejeter « l’Art contemporain » validé et coté à New York. Ils ont connu l’art unique à l’époque communiste et ne le veulent plus. Mais ils veulent aussi pratiquer et faire connaître l’art issu de leurs racines, sans rupture ni déconstruction.

Un événement significatif et spectaculaire, mais peu médiatisé, montre cette prise de distance culturelle : à partir de 2009, la Chine passe en tête du marché de l’art, devant les États-Unis d’Amérique. Hormis en 2015, la Chine est restée en tête. Beaucoup d’artistes chinois atteignent les plus hautes cotes du marché mondial et parmi eux il y a à la fois des artistes conceptuels adoubés à New York, mais aussi de nombreux peintres appréciés en Chine.

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Ce qui se produit n’est cependant pas de l’ordre de la rivalité entre deux grandes puissances pour dominer culturellement la planète, comme ce fut le cas pendant la guerre froide culturelle entre URSS et USA. C’est l’avènement d’une concurrence et de l’échange entre les arts de différentes civilisations.

Trois modèles concurrents de « soft power » apparaissent, trois camps se forment :

– le camp organisé des « globalistes », encore dominant ;

– le camp informel des pays qui veulent défendre leur art civilisationnel sans rejeter l’art globaliste ;

– le camp refusant radicalement à la fois libre concurrence et globalisme artistique.

Les globalistes et leurs stratégies

Les États-Unis, « empire global », défendent un art fondé non sur l’esthétique, mais sur le concept. Son rôle n’est pas de séduire mais de sidérer, de critiquer, de déconstruire et de déstabiliser son public qui, ne comprenant pas, s’incline. Ce choix a l’avantage de soumettre l’artiste qui dépend de celui qui le coopte en amont du public et du consortium qui assure la « production ». Ce type d’œuvre n’est pas fait pour être aimé, élu par le public. L’acheteur ne s’y attache pas, ce qui rend sa circulation rapide et active sa cotation à la hausse. Il est pouvoir libératoire plus que trésor unique.

 

Cet art dit « contemporain » est conceptuel. C’est le concept qui est acheté lors du contrat de vente. La « production » de l’objet est un détail du contrat qui se règle à part. L’œuvre peut être ou non réalisée, par un praticien ou un autre, ici ou ailleurs. Cette possible immatérialité de l’œuvre permet une fluidité pour ainsi dire « monétaire » non limitée par les frontières.

L’absence de qualité esthétique de l’œuvre présente aussi des avantages sur les plans social et international. Elle donne l’illusion de l’existence d’une société d’égaux, partageant une culture globale. L’art sans valeur intrinsèque apaise l’ego, calme les blessures narcissiques, permet à quiconque d’être artiste, s’il est coopté, ou collectionneur, s’il est fortuné.

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L’œuvre d’Art global est le contraire de l’œuvre inspirée et unique, pour exister elle doit être produite vite et en grand nombre. La sérialité de ces œuvres est une nécessité absolue afin d’être visible partout en nombre et en formats différents, afin de fournir galeries, foires, musées. Elles doivent pouvoir, afin d’être rentables, se décliner en produits dérivés, du tee-shirt au porte-clefs. Ce type de production de masse rend possible la marchandisation de l’art.

L’Art global défendu par une classe sociale

Avant 2016, on aurait pu dire que cet Art global était le fruit d’un fort travail d’influence de l’Amérique. Aujourd’hui, il n’en est plus ainsi. L’arrivée au pouvoir de Donald Trump limite cette identification. La défense de l’Art global repose dès lors sur une classe sociale et un système international d’institutions et de marchés, qui gagnent très bien leur vie sans financement politique important.

Dans le courant des années 2010, le système de l’Art global est arrivé à sa perfection et inclut les cinq continents dans la boucle planétaire, grâce à son réseau de foires, musées, salles des ventes, ports francs, obéissant au label : « international, bancable, contemporain ». Ce « soft power » a l’ambition de faire de l’art commercial une culture universelle. Ce rhizome mondial de l’Art global s’est nourri de spéculation, de défiscalisation et a assis sa légitimité sur le discours vertueux des Droits de l’homme.

Un obstacle est alors apparu : le global est porté par un milieu aussi étroit qu’hyper visible d’intellectuels, de gens de médias et de grandes fortunes. Il souffre d’élitisme, de froideur, d’artificialité alors que l’art esthétique est aimable, enraciné, local et bénéficie d’une adhésion naturelle.

Le fonctionnement du marché global

Les stratèges de l’Art global ont compris que pour conquérir les continents loin de l’Occident, il fallait séduire d’une façon ou d’une autre les publics locaux. Il a dû s’adapter en favorisant un art simple, compréhensible par toute la planète et a promu le « kitsch, flat, flashy ».

Le nouveau mot d’ordre est : « Local is the new cool ». Le mot « glocal » a été inventé pour qualifier l’instrumentation du local par le global. On ne peut faire qu’illusion, car le marché de l’Art global ce sont les œuvres vendues au-dessus du million de dollars ; c’est un marché de l’offre, acheter une œuvre signifie que l’on a été accepté par un réseau de collectionneurs très fermé. À l’opposé, le marché local est un marché plus modeste qui dépend de la demande.

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Autre stratégie d’appropriation du « local » : après 2008, les réseaux d’influence de New York ont souhaité spécialiser chaque place de marché afin de préserver la prédominance et le contrôle de New York. Dans cet esprit, chaque ville importante est censée être la capitale d’une province de l’art. Ainsi Bruxelles, ville globale modèle, est le laboratoire d’un marché entre local-global, à prix moyens. Berlin, modèle de ville multiculturelle en Europe, protectrice des minorités sexuelles, est pour les artistes candidats, le marchepied de New York. Paris est au service de New York et sert d’écrin aux stratégies commerciales du Global Art, elle est le leader du marché international du dessin et des arts premiers. Cologne est capitale du Pop Art, Lausanne de l’Art brut, Montréal de l’Art numérique, Melbourne du Street Art, etc.

Les civilisationnistes et leurs « soft powers » alternatifs

Les pays qui refusent l’hégémonie culturelle et son art unique global, sont divers et dispersés sur les cinq continents. Ils défendent a contrario un art esthétique, ayant une valeur intrinsèque, aux critères partageables et compréhensibles destinés à un large public. Les plus actifs dans la recherche d’indépendance et de résistance sont les anciens pays communistes, Chine et Russie. Ils connaissent bien, pour l’avoir pratiqué, le discours internationaliste, humanitaire et pacifiste. Ils ont fait l’expérience de l’effondrement du collectivisme. Ils ont été sous la pression du FMI, de l’OMC et d’innombrables ONG prêchant l’abolition des frontières, l’unification des réglementations internationales, la soumission à la pensée et aux arts « mainstream ». Il a fallu à leur population au moins une décennie pour avoir, après une période de fascination, une vision plus réaliste du paradis occidental.

 

La volonté de la Chine et de la Russie face au « soft power globaliste » est de garder dans le domaine de l’art une dimension de gratuité, d’esthétique, de civilisation, sans rejeter l’Art global, vu comme un courant parmi d’autres. Ces pays ont connu l’Art unique à l’époque communiste et ne souhaitent pas y revenir. Beaucoup de pays partagent ce point de vue, tels que le Japon, l’Inde et bien des pays d’Europe et d’Amérique latine.

Leur stratégie est la valorisation de la différence, instituant un modèle en rupture avec le « soft power » dominant. À l’inverse du credo global, ils montrent la valeur et le rayonnement de leur culture. Il n’est pas nécessaire de faire table rase pour créer du nouveau. Ils proposent en plus du global la poursuite de leur art civilisationnel. Leur offre est plus large. Ainsi est née tout le long des années 2010 une diagonale des arts de civilisation, impliquant un échange entre identités. Chaque culture s’épanouit dans son bassin culturel et ses diasporas. Grâce à la communication mondiale passant par les réseaux sociaux, se connectent naturellement des courants qui existent dans plusieurs pays à la fois. Ainsi l’Art brut semble être un phénomène anthropologique universel. Cela semble être aussi le cas de l’Art visionnaire, art inspiré, pratiqué par des virtuoses très prisés du Japon ainsi que des pays germaniques et anglo-saxons. Les Arts réalistes ont des amateurs dans le monde entier.

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La stratégie des « soft powers » civilisationnels est pragmatique : elle met le local au centre du global. La révolution technologique d’Internet rend visible ce qui est local dans le monde entier. Big data et algorithmes rapprochent ce qui est proche et ce qui est lointain.

L’exemple le plus spectaculaire aujourd’hui de « soft power » alternatif est celui élaboré par la Chine qui invite les artistes du monde entier à y exposer et à la connaître. Le projet de la « nouvelle route de la soie » est grandiose, l’objectif est de démontrer au monde entier que la Chine est une grande civilisation, différente et néanmoins égale à l’Occident en traditions et en modernité. Le Japon avec son « Cool Japan » fait, sans y mettre les mêmes moyens, la même chose. La Russie, tenue à l’écart par l’Occident depuis le début de la guerre en Ukraine, exerce une politique d’influence plus discrète en prenant pour support les réseaux orthodoxes. Elle associe le culturel et le spirituel. L’affirmation du spirituel est d’ailleurs un point commun de plusieurs nouveaux « soft powers » : le Japon évoque comme fondement de sa culture le Shinto, la Chine met en avant Confucius.

Les isolationnistes de l’Islam

Excepté les pays du Golfe qui jouent « global » pour des raisons d’intérêts financiers et politiques, le « soft power » des pays de l’islam est mené par des associations internationales. Leur position est le refus du globalisme culturel tout comme de la concurrence. Depuis 1969 existe une organisation de coopération économique, sociale, culturelle, entre 57 pays islamiques, l’OCI. Elle est la seule organisation intergouvernementale possédant une délégation permanente aux Nations unies, la seule organisation confessionnelle dont les membres signataires sont des États. L’OCI a créé un organisme consacré à la culture, l’éducation et la science de l’Islam, l’ISESCO. Celle-ci a élaboré une « Stratégie de l’action islamique culturelle à l’extérieur du monde islamique ». Son rôle est d’exercer une influence sur les populations de la diaspora, en particulier en Occident, visant à les protéger de la dilution culturelle et de la perte d’identité. La démarche est défensive, fondée sur la valorisation de l’islam aux yeux des musulmans eux-mêmes. Il n’est pas question dans cette charte d’arts ni de création actuelle.

Le fait majeur de cette décennie qui s’achève est sans doute l’apparition d’une diagonale des arts esthétiques, spirituels, d’émerveillement, face à la diagonale de l’art matérialiste, transgressif et nihiliste. Aujourd’hui, les réalistes pragmatiques du local s’opposent aux utopistes globalistes.

À propos de l’auteur
Aude de Kerros

Aude de Kerros

Aude de Kerros est peintre et graveur. Elle est également critique d'art et étudie l'évolution de l'art contemporain.
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