<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Nous sommes en guerre économique

10 octobre 2020

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Nous sommes en guerre économique

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Semi-échec du « cycle de Doha » qui devait approfondir le libre-échange. Montée du protectionnisme. Affrontements pour les matières premières et la technologie. Lois de « patriotisme économique ». La guerre économique est-elle déclarée ?

La crise économique et financière mondiale de 2008 a débouché sur le premier sommet des dirigeants du G20. Il s’agissait de coordonner l’action des États afin de lutter contre la récession et d’empêcher le retour aux politiques qui avaient suivi la crise des années 1930 et provoqué l’éclatement de l’économie mondiale en blocs.

Le pire a été évité et l’économie mondiale continue à fonctionner comme un tout. Mais l’OMC ne cesse de dénoncer la multiplication des mesures protectionnistes tandis que fleurissent des accords bilatéraux qui échappent à sa juridiction. Le terme de « patriotisme économique » est revenu à la mode, en France grâce à des personnalités aussi différentes que Dominique de Villepin et Arnaud Montebourg. Le « doux commerce » n’était-il donc qu’un paravent cachant la nature antagoniste des relations économiques entre les États ?

Clarifications

Commençons par clarifier le concept. La guerre économique n’est pas l’économie de guerre où l’argent, nerf de la guerre, est mis au service du combat sans en faire partie directement. Les buts économiques de guerre n’intéressent pas plus notre sujet, ni les moyens économiques de la guerre comme les bombardements des usines ennemies, la conquête des puits de pétrole pour alimenter en carburant les armées ou la coupure des lignes d’approvisionnement de l’ennemi. Déjà, au ve siècle avant Jésus-Christ, Sparte réussissait à couper les routes commerciales vers le Pont-Euxin dont dépendait Athènes, la forçant à la reddition.

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La guerre économique n’est pas la guerre, Christian Harbulot le rappelle. Il définit la première comme donne « l’expression extrême des rapports de force non militaires ». Car si leur objectif est identique, l’accroissement de la richesse et de la puissance d’un pays, les méthodes utilisées n’ont rien à voir. Et même le résultat peut diverger puisque la guerre conduit assez souvent au résultat exactement inverse pour le vainqueur, la France de 1918 et le Royaume-Uni de 1945 en témoignent. Paradoxe, la guerre économique se fait en temps de paix ! Quand elle se révèle incapable d’atteindre ses objectifs, et seulement alors, les canons peuvent tonner. Privé de pétrole par l’embargo qu’avait décidé Roosevelt, le Japon n’avait d’autre solution que de se retirer de Chine ou d’aller le chercher les armes à la main.

Aux origines de la guerre économique

Remontons le temps jusqu’au xviie siècle. Les premiers théoriciens de la guerre économique pourraient bien être les mercantilistes, les grands adversaires des premiers libéraux. Selon eux, il existait des ressources indispensables à la puissance et à la richesse des nations, l’importance de l’enjeu nécessitait une mobilisation comparable à celle d’un véritable conflit et, dans cet effort collectif, un rôle essentiel revenait à l’État. Souvent présenté comme la figure tutélaire du « modèle français », Colbert pourrait tout autant revendiquer la paternité de la guerre économique. L’économie était son champ de bataille, les manufactures royales ses régiments et le système douanier qu’il a développé protégeait les intérêts français aussi bien que les forteresses de Vauban.

Ces ressources vitales pour les États étaient constituées par les métaux précieux, or et argent. Leur afflux au xvie siècle avait profité aux souverains, permis l’affirmation des États, la constitution de bureaucraties élaborées et le recrutement massif de mercenaires. Mais au xviie siècle, les flux ralentissent. Il n’y a pas d’Eldorado, les trésors accumulés pendant des siècles par les Incas et les Aztèques se tarissent et l’argent tiré des mines d’Amérique part enrichir les pays d’Asie où les Européens achètent porcelaines et tissus raffinés. La seule façon de se procurer les métaux précieux est de dégager sur ses partenaires un excédent commercial qui sera payé en or et en argent.

Le contexte, on le voit, est essentiel. Les idées mercantilistes reculent au xviiie siècle et plus encore au xixe tandis que le libéralisme s’impose. C’est que les mines d’or du Brésil, puis plus tard d’Australie et d’Afrique du Sud, commencent à produire. C’est surtout que le système monétaire international devient dans les faits un système d’étalon change-or, la livre sterling remplaçant l’or dans les transactions internationales ; on pourrait dire d’elle, comme on le dira plus tard du dollar, qu’elle est as good as gold, et aussi abondante que lui ou presque.

La guerre économique a-t-elle disparu ? Après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis inondent la planète de dollars, les firmes pétrolières tirent du sous-sol des masses d’hydrocarbures bon marché, les innovations de la fin du xixe siècle arrivent à maturité et se répandent à l’instar de l’automobile, de l’avion ou de l’électroménager, le développement de l’éducation fournit des travailleurs qualifiés en nombre croissant. En un mot les Trente Glorieuses se nourrissent de ressources abondantes que tous les pays occidentaux peuvent se fournir aisément, quoiqu’à des degrés divers. Pourquoi se battre ?

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1991 : déclaration de guerre

C’est en 1991 que Bernard Esambert relance le débat en publiant La Guerre économique. « L’économie se globalise : la conquête des marchés et des technologies a pris la place des anciennes conquêtes territoriales et coloniales. Nous vivons désormais en état de guerre économique mondiale, et il ne s’agit pas seulement d’une récupération du vocabulaire militaire. Le conflit est réel, et ses lignes de force orientent l’action des nations et la vie des individus […] C’est en exportant plus de produits, de services, d’“invisibles” que chaque nation essaie de gagner cette guerre d’un genre nouveau dont les entreprises forment les armées et les chômeurs les victimes[1]. »

La vision est sombre, presque surprenante après la décennie 1980 marquée par le retour à une forte croissance dans beaucoup de pays. Pourtant Bernard Esambert visait juste.

En même année 1991, la fin de la guerre froide refermait les portes d’un conflit plus ou moins armé vieux de 44 ans au moins. Le risque de guerre mondiale et totale, qui n’avait jamais totalement disparu pendant cette période, s’évanouissait, la division du monde en deux blocs antagonistes s’effaçait (provisoirement ?). Ce fait radicalement nouveau ouvre véritablement le xxie siècle et a trois conséquences majeures.

D’abord, comme le souligne C. Harbulot, les contradictions au sein du monde occidental qui avaient été contenues, dissimulées voire niées mais qui n’avaient pas disparu, peuvent maintenant apparaître au grand jour. C’est en 1991, toujours, que George Friedman publie La Guerre à venir avec le Japon. La thèse en est simple : maintenant que la victoire sur l’URSS se dessine, les Américains n’ont plus à ménager Tokyo. Après les Soviétiques, les Japonais ! Les Américains ont supporté pendant des années les manœuvres déloyales de ces derniers, ils leur déclarent la guerre et, forts de leur supériorité matérielle, ils leur infligeront une seconde défaite.

La fin de la guerre froide conduit aussi à un déplacement des lieux de conflit. Si l’affrontement direct entre les deux blocs est terminé, l’arme nucléaire n’a pas disparu. Les affrontements militaires entre grandes puissances ne sont pas impossibles, sans doute, mais hautement improbables. Comment dès lors accroître sa puissance ? Le terrain de l’économie s’impose. C’est d’ailleurs presque au même moment (1990) qu’Edward Luttwak [2] forge le terme de « géoéconomie [3] » pour désigner le déplacement des enjeux de pouvoir du politique vers l’économique. Le terme sera popularisé en France par Pascal Lorot qui lance en 1997 la revue éponyme. Selon eux, les conflits de demain seront économiques.

Dernière conséquence de la chute de l’URSS, la mondialisation prend son essor. De nouveaux espaces s’ouvrent au capitalisme non seulement en Europe orientale mais dans les pays en développement qui renoncent à l’isolement économique. Les années 1960 et 1970 avaient déjà vu l’émergence du Japon, puis des « dragons » (Corée du Sud, Hong Kong, Singapour, Taïwan) qui combinaient habilement ouverture – pour exporter – et fermeture – aux importations, mais aussi aux travailleurs et parfois aux capitaux étrangers. Les « tigres » (Indonésie, Malaisie, Philippines, Thaïlande), puis la Chine et enfin l’Inde prennent le relais dans les années 1990 et font montre de la même attitude ambivalente à l’égard du reste du monde. Et ils réussissent ! Ces émergents d’Asie, mais aussi d’Amérique latine, du Proche-Orient et même d’Afrique conquièrent des parts de marché, absorbent des masses de matières premières, acquièrent par différents procédés les technologies dont ils ont besoin. Et menacent les économies déjà installées.

Au cœur de la guerre

La guerre économique moderne se déroule sur fond de mondialisation. C’est dire qu’elle ne concerne plus seulement le commerce, mais l’ensemble des flux. Il ne s’agit plus, comme à l’époque de Colbert, de conquérir des marchés étrangers afin d’accumuler les métaux précieux, mais de contrôler l’ensemble des ressources indispensables au bon fonctionnement de l’économie et donc à l’indépendance et à la puissance de la nation : les matières premières et, en tout premier lieu, le pétrole, les capitaux, la technologie, les cerveaux et, ne les oublions pas, les clients, ce qui permet de mettre notre guerre en relation avec celle des temps passés. Au cœur du conflit, comme le notait avec une certaine prescience le cercle de ces économistes lors de ses rencontres de 2006 à Aix-en-Provence, les « ressources rares ».

Comme à l’époque de Colbert, c’est la pénurie, ou plutôt le risque de pénurie, qui aggrave des conflits qui n’avaient jamais tout à fait disparu. Boulimiques, les pays émergents et en particulier la Chine avalent toutes ces « ressources rares » avec l’appétit d’un Gargantua pour nourrir leur croissance exceptionnelle. Voilà qui explique l’envolée du prix des matières premières dans les années 2000.

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Il ne faut pas s’y tromper : même si l’affirmation des pays émergents peut connaître des hauts et des bas, même si elle se révèle souvent  fragile, même si elle reste dépendante des pays du Nord, la situation du monde a radicalement changé. L’ordre, tout relatif, des années antérieures ne reviendra pas. Il faudra compter longtemps avec les nouvelles puissances économiques qui disputeront aux anciennes puissances les marchés et les ressources rares. Et sous la pression des premières, les secondes seront contraintes de se livrer entre elles des combats économiques de plus en plus acharnés, chacune essayant de sauver ses positions au détriment des autres. C’est tout juste si l’on peut espérer qu’à terme la croissance des émergents se réduise et avec elle leurs besoins et leur esprit de conquête. Demain ? Après-demain ? Plus tard encore ?

Douloureux réveil

La réponse de Jean-Hervé Lorenzi et de Mickaël Berrebi n’est guère rassurante[4]. Ils distinguent six contraintes qui aggraveront, d’après eux, les conflits économiques : le ralentissement de l’innovation qui aggrave la pénurie de matières premières, la stagnation de l’épargne, les délocalisations, le vieillissement et l’explosion des inégalités, l’accélération de la financiarisation des économies. Sans que ces auteurs le disent explicitement, les cinq premières concernent directement les ressources rares – les matières premières, mais aussi les technologies, les capitaux que le vieillissement[5] et la stagnation de l’épargne risquent de réduire, les clients qui seront moins nombreux à cause de l’appauvrissement d’une partie de la population.

Quittons cet exposé un peu technique et revenons à l’essentiel. J.-H. Lorenzi n’est pas un révolutionnaire ni un catastrophiste, il enseigne à Paris Dauphine, il a été membre du Conseil d’administration de BNP Paribas Cardif, du Crédit foncier ou d’Eramet… C’est un libéral progressiste, parfait représentant des élites qui dirigent notre pays et l’ensemble des pays occidentaux, qui sonne le tocsin : « Ces contraintes ont un nom, celui de conflits […] Ce qui est exceptionnel dans ce présent que nous habitons, c’est que nous pressentons les gigantesques difficultés à venir, nous tentons sans grand succès de conceptualiser les menaces, mais nous hésitons à transgresser l’interdit, celui d’évoquer le conflit explicite, dangereux, cruel, celui qu’on appelle la guerre ».

Les élites françaises commenceraient-elles à comprendre ?

Définition                           

Il est temps de définir clairement notre objet. Nous dirons que la « guerre économique » est l’affrontement que se livrent les États-nations pour s’assurer le contrôle des « ressources rares » nécessaires à leur économie. Cette définition ne contredit pas celle que donne Christian Harbulot, la forme extrême des rapports de force non militaires dans le but d’accroître la richesse et la puissance des nations. Elle insiste sur les objectifs à court ou moyen terme tandis que celle de C. Harbulot distingue les objectifs de long terme. Quelques précisions d’imposent.

D’abord la guerre économique est le fait des États-nations. Les entreprises jouent un rôle important, mais subordonné. Certaines refusent d’être embrigadées, certaines même jouent contre leur propre camp : elles délocalisent massivement, transfèrent des technologies à l’étranger, y installent même leur direction. Elles visent le court terme au risque de créer leur propre concurrence et d’affaiblir leur camp, ce qui se retournera contre elles. D’ailleurs la plupart des entreprises comptent sur l’État pour les aider à se protéger de la concurrence déloyale, de l’espionnage économique, du détournement de marque et de toutes les manipulations de leurs concurrentes étrangères. Les théories peuvent enseigner que l’État ne doit pas se mêler de la vie des entreprises, les entreprises font preuve de pragmatisme et se tournent vers l’État pour leur protection.

Une seconde évidence apparaît : la notion de guerre économique suppose que les États-nations conservent toute leur importance. C’est un débat trop long pour l’ouvrir ici. Aux yeux de certains, la mondialisation abaisse les frontières et réduit le fait national. D’un autre côté, elle contraint les États à intervenir fortement pour lutter contre ses effets pervers comme la montée des inégalités ou, justement, pour défendre l’économie nationale qu’elle ouvre à la compétition internationale. Il est possible qu’un jour les nations se diluent dans un « mix » mondial. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Au contraire, la crise de 2008 a marqué le grand retour des États. Ils nationalisent le secteur des matières premières, comme en Amérique latine, ils protègent, ils tentent de reprendre le contrôle des paradis fiscaux et de mettre fin à « l’optimisation fiscale » qui rognent les impôts payés par les grandes entreprises. À long terme, nous serons tous morts, disait Keynes. Les nations aussi. Tel n’est pas encore le cas.

Troisième fait, la guerre économique connaît des hauts et des bas. En période de pénurie de ressources ou de crise qui rend le client rare, elle s’aggrave et les conflits deviennent plus brutaux. Sinon, elle s’apaise. Mais elle ne disparaît jamais puisque son but ultime est l’accroissement de richesse et de puissance.

Quatrième point à préciser : la guerre économique n’est pas une « vraie » guerre. La comparaison peut même paraître choquante. Pour triste que soit le chômage, on ne peut le comparer avec les mutilations, les destructions et les morts que provoquent les guerres. Et pourtant la guerre économique est bien une guerre avec ses camps, ses fronts, ses victimes, ses vainqueurs. On dira que les camps et les fronts sont moins bien dessinés que sur les champs de bataille, le cas des entreprises qui « désertent » le démontre. Sans doute, mais n’en est-il pas de même dans la « petite guerre » dont parlent les experts et que nous appelons couramment « guérilla » ? Ici les opérations restent discrètes, les populations ne ressentent pas toujours les enjeux, les attaques massives sont rares, les armes préférées des deux camps sont la manipulation, le retournement, la démoralisation, l’influence. Tout le climat de la guerre économique.

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Armes et champs de bataille

À chacune des ressources rares que nous avons évoquées correspond un champ de bataille de la guerre économique : matières premières, technologie, capitaux, cerveaux, marchés sont l’objet d’une compétition acharnée. Il s’agit de se les approprier, mais éventuellement d’en priver ses concurrents ou du moins de les placer en situation de dépendance. Nous étudierons toutes ces formes de conflits dans ce numéro spécial.

La panoplie des outils à disposition ressemble à une collection d’armes qu’un passionné aurait amassées, de la hache de pierre jusqu’au turbo-laser des mangas japonaises. On y retrouve les trois grandes formes de relations humaines déjà distinguées par Chamfort et reprises par les géopoliticiens américains : « Trois puissances gouvernent les hommes : le fer, l’or et l’opinion[6].  » Les États n’hésitent pas à utiliser la force armée si nécessaire, le pétrole en fournit suffisamment d’exemples, et alors la guerre économique s’appuie sur la guerre tout court. L’influence permet de fixer les règles du jeu de l’économie mondiale, en particulier dans le domaine monétaire, ce qui peut donner aux entreprises nationales un atout décisif sur les marchés mondiaux. L’argent, bien sûr, attire les travailleurs qualifiés, il permet d’acheter des entreprises et des concessions minières à l’étranger tout comme les technologies et les renseignements dont un pays a besoin.

 

Il en effet un domaine particulier sensible dans la guerre économique, celui du renseignement ou, comme disent les Anglo-Saxons, de l’Intelligence. Souvent négligé, le savoir est un fondement décisif de la puissance. Pas de guerre économique, ou pas de guerre économique efficace, sans intelligence économique. C’est dans ce domaine que le changement est le plus net. Fini le temps où les cadres japonais en visite dans une usine étrangère portaient des chaussures à grosses semelles de caoutchouc pour ramasser les débris de métal ou de produits chimiques qui traînaient afin de les faire analyser plus tard. À cette époque, d’innocents « touristes » photographiaient en rafale les étalages des magasins pour copier les modèles exposés. Place à l’informatique qui a tout bouleversé. Elle est devenue l’une des hantises des entreprises et le meilleur moyen de se renseigner, de détourner des technologies, de lancer des campagnes de dénigrement ou de mener des stratégies d’influence. La guerre économique se mène derrière les ordinateurs, ses forces spéciales sont composées de hackers et d’oreilles gigantesques pointées vers le reste du monde. Les écoutes de la NSA, révélées par Edward Snowden, ont montré combien la puissance américaine combinait la force de frappe à la puissance du renseignement.

L’avis des « pacifistes »

La notion de « guerre économique » n’a pas bonne presse chez les économistes. L’un des plus célèbres d’entre eux, Paul Krugman, est explicitement monté au créneau contre elle : « L’idée selon laquelle l’avenir économique d’un pays dépend en grande partie de sa réussite sur les marchés mondiaux est une hypothèse et non une évidence ; et, dans la pratique, empiriquement, cette hypothèse est simplement fausse [7]. » À ses yeux, l’analogie entre États et entreprises est artificielle. Si des entreprises se livrent à une concurrence dans un même secteur et sur un même marché, la réussite des unes se fait au détriment des autres. En revanche, si l’économie américaine se porte bien, c’est une bonne nouvelle pour l’Europe et le Japon, et inversement, car chacun profitera de la croissance des autres. La mondialisation n’est pas coupable et la richesse d’un pays dépend non pas du solde de son commerce extérieur, mais de sa productivité, c’est-à-dire de l’efficacité de son économie. Lorsque cette productivité s’élève dans ce pays, sa consommation intérieure et ses importations font de même pour le plus grand bien de ses partenaires économiques.

Pour ses détracteurs, l’idée de guerre économique n’est pas seulement trompeuse et sans fondement, elle est également dangereuse, car elle a tout d’une prophétie auto-réalisatrice. Percevoir le commerce international comme un terrain de guerre conduit à prendre des mesures défensives et même offensives qui finiront bien par provoquer la guerre.

La guerre est un fait

La critique de P. Krugman, l’une des plus structurée, date.  Elle a été rédigée en 1996, dans l’euphorie de la « nouvelle économie » et de l’« hyperpuissance américaine », toutes deux étant censées ouvrir un monde nouveau. Depuis il y a eu la percée des émergents, la crise de 2008 et la remontée du protectionnisme. Il est significatif que l’excédent commercial chinois n’explose réellement qu’après 2001, quand la Chine entre à l’OMC et bénéficie de tous les avantages du libre-échange dont, de son côté, elle ne respecte guère les règles. Il est symptomatique également que P. Krugman ait nuancé ses thèses optimistes et appelé à des taxes spéciales sur les produits chinois.

La réponse des tenants de l’idée de guerre économique tient, pour l’essentiel, en deux arguments.

Le premier relève de l’évidence : la guerre a déjà commencé. Reprochant aux libéraux leur irénisme, les « guerriers » se bornent à constater que, partout ou presque depuis le début des années 1990, les relations économiques ont pris la forme d’âpres conflits : la compétition que se livrent les États-Unis et la Chine, la « diplomatie du négoce » menée par les présidents américains depuis les années 1990, les contentieux agricoles opposant l’Union européenne à certains pays émergents…

Selon les libéraux, le commerce serait ce que les statisticiens appellent un « jeu à somme non nulle » – la richesse mondiale augmente et chaque pays peut espérer en capter une part croissante. Pourtant les réserves de certains biens, comme le pétrole, sont limitées, et ce n’est pas un hasard si bien des entorses au libre-échange ont concerné ce produit stratégique. Aujourd’hui c’est le cas de la plupart des ressources rares et ce qui est acquis par les uns l’est au détriment des autres. Le contexte actuel aggrave les risques de pénurie. Les libéraux se tromperaient donc d’époque.

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Second argument des tenants de la guerre économique, la grille de lecture libérale ne rendrait pas compte de la réalité car elle se focaliserait sur l’économie et laisserait de côté la question de la puissance. Il existerait deux mondes : d’une part celui qui favorise l’échange, qui est orienté vers la mondialisation, celui des économistes et des entreprises, d’autre part celui des rapports de puissance entre États. Si le discours libéral sait rendre compte du premier, il est inadapté dans le cas du second.

C’est la limite de la vision des libéraux. Ils imaginent le monde comme un village sympathique : tant qu’à avoir un voisin, mieux vaut qu’il soit riche, pensent-ils : on pourra lui emprunter ses outils de jardinage et s’inviter à l’heure de l’apéritif ! Ils font semblant d’ignorer qu’il existe des voisins acariâtres et agressifs. Et que, parfois, des brigands entrent dans le village.

 


  1. B. Esambert, La Guerre économique mondiale, Olivier Orban, Paris, 1991, p. 9.
  2. Edward N. Luttwak, Le Rêve américain en danger, Odile Jacob, Paris, 1995 [1reéd. 1993].
  3. Dont la première occurrence figure dans son article « From Geopolitics to Geo-Economics », The National Interest, été 1990.
  4. Jean Hervé Lorenzi et Mickaël Berrebi, Un monde de violences, Eyrolles 2014.
  5. Les personnes âgées sont censées épargner moins que les jeunes adultes.
  6. Maximes et pensées.
  7. P. Krugman, La Mondialisation n’est pas coupable. Vertus et limites du libre-échange, La Découverte, Paris, 2000, p. 7. Traduction de son ouvrage Pop internationalism aux Presses du MIT en 1996.
À propos de l’auteur
Pascal Gauchon

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