Histoire de la puissance chinoise. Entretien avec Claude Chancel (1/2)

20 mars 2021

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Histoire de la puissance chinoise. Entretien avec Claude Chancel (1/2)

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Etat des lieux de la puissance chinoise et de ses atouts avec Claude Chancel, qui a notamment participé à la réalisation du hors série de Conflits, « Atlas de la puissance chinoise ».

 

Cet entretien est la retranscription d’une partie de l’émission podcast réalisée avec Claude Chancel. L’émission est à écouter ici : https://www.revueconflits.com/histoire-de-la-puissance-chinoise-entretien-avec-claude-chancel/

 

Claude Chancel, professeur en classes préparatoires HEC et à GEM, auteur de nombreux livres sur la Chine et d’un « Atlas de la renaissance chinoise » HS de Conflits. Entretien réalisé par Jean-Baptiste Noé.

 

Jean-Baptiste Noé : Comment s’intéresse-t-on à la Chine ? Longtemps, la question de la puissance chinoise a peu été évoquée, éludée par le Japon et la Corée. Comment êtes-vous arrivé à la Chine ?

Claude Chancel : Comme lycéen puis étudiant à la Sorbonne, j’ai compris que richesse et pauvreté des nations étaient au cœur de l’histoire humaine. En 1968 j’ai pu prononcer à Madagascar une conférence internationale à l’occasion du centenaire de l’ère Meiji au Japon. Rentré en France j’ai publié l’ouvrage Nippon. Géoéconomie d’une grande puissance. Peu après, je me suis aperçu que les Coréens voulaient jouter avec les Japonais, prendre leur revanche de la 2nde Guerre mondiale et j’ai donc écrit Le défi coréen. Avec Eric Charles Pielberg nous avons pris la dimension du take-off, du décollage de la grande Chine et avons publié en 1996 Le monde chinois. Un nouvel espace mondial, ouvrage souligné par Jean-Christophe Victor dans « Les dessous des cartes ».

 

JBN : Dans les années 1960 en France il y a une « Mao-mania », on a vu le portrait de Mao dans la cour de la Sorbonne en 68, et pourtant c’est l’époque la plus difficile pour la Chine, avec l’échec du grand bond en avant et de nombreux morts. Le redécollage de la Chine ne démarre-t-il pas plutôt avec Deng Xiaoping, qui reprend en main le pays et essaie de lui donner un nouveau souffle ?

CC : En 1949, la proclamation à Tienanmen de la République Populaire de Chine, c’est la dignité retrouvée. Mao a apporté 3 choses : le retour de l’Etat à la façon gaullienne, la réhabilitation des femmes de Chine, et la simplification de l’écriture chinoise. C’est le premier empereur rouge. La Chine peut-elle être gouvernée par quelqu’un d’autre qu’un empereur ? Mao et le 2e empereur rouge, Deng Xiaoping, sont tous les deux d’origine paysanne, des patriotes chinois, mais Mao a pensé que la Chine connaîtrait le développement qu’en ne comptant que sur ses propres forces. Mao révolutionnaire a bouleversé la Chine traditionnelle sans la changer. Toute la différence avec Deng, général qui l’a beaucoup accompagné et qui a constitué l’Armée Populaire de Libération, toute l’intelligence de Deng, c’est le réformisme : il a compris qu’il fallait ouvrir la Chine à l’étranger pour profiter de l’étranger. Après la résilience, le vrai pragmatisme économique. Donc l’ouverture et la réforme et une réforme sans précipitation, systémique, pas à pas, et avec lui et toutes les réformes que l’on connaît dans sa caisse à outils : il y a les zones économiques spéciales mais surtout le BOOT (build, own, operate, transfer) : faire venir des étrangers pour donner du travail aux Chinois qui n’en ont pas assez ou qui sont encore dans la misère, mais une entreprise étrangère ne fera pas ce qu’elle veut, elle doit obligatoirement coopérer, devenant des sociétés sino-étrangères et à condition de transférer leur technologie, ce qui demeure aujourd’hui, dans la confrontation Chine-Occident, le problème central. Dès lors, la mobilisation des Chinois, qui ont une revanche à opérer sur l’histoire, est considérable à cause de leur potentiel humain.

L’Afrique a manqué d’un ingrédient que la Chine connaît depuis 4000 à 5000 ans : la notion d’Etat. En Chine, il y a les « 4 E » : l’Etat, l’entreprise (on dit qui fonde une famille font une entreprise), l’éducation et l’épargne. Aujourd’hui en Chine à cause des insuffisances d’une sécurité sociale très faible (sauf pour les fonctionnaires, les capitaines d’industrie et les cadres), les Chinois épargnent 40% de leur revenu. Cet argent-là va obligatoirement dans les banques d’Etat chinois : quand vous avez affaire à une entreprise en Chine, publique comme privée, vous avez en dernier ressort affaire au parti. La Chine a 2 immenses fleuves qui constituent une manne financière : l’épargne domestique contrainte et qui n’est pas rémunérée à son juste prix (par exemple 3%, c’est l’Etat qui fixe le taux d’épargne) et l’excédent commercial. Pendant ces 30 voire 40 glorieuses la Chine bénéficie d’excédents commerciaux gigantesques et cumulés. Elle est aujourd’hui la créancière du monde et c’est ce que Deng a véritablement changé. Après lui, les 3e et 4e empereurs rouges ont continué en modifiant sur cette lancée-là. Donc la force de la Chine post-maoïste est d’avoir compris qu’il fallait passer à la prospérité. La Chine a 2 contre-exemples : l’URSS de Gorbatchev, parce qu’il a lâché la bride trop tôt et que l’URSS s’est effondrée (la Chine depuis sa longue histoire de 5000 ans a comme première obsession la peur du chaos du désordre) et l’Inde, envahie par elle-même. Les Chinois disent avoir épargné au monde 400 millions de Chinois grâce à la politique de l’enfant unique : ni Moscou ni New Dehli, la voie chinoise propre qui fait d’ailleurs bénéficier à la Chine d’un dividende démographique temporaire. La Chine d’aujourd’hui ce que j’appelle la démographie en 421 : un petit ou une petite, deux parents et bientôt, parce que la Chine a beaucoup progressé, 4 grands-parents. La Chine risque bel et bien d’être vieille avant d’être riche. La circonstance aggravante de cette politique est que, comme la mémoire de la Chine c’est le fils aîné, on a souvent éliminé les petites filles à venir, repérées à l’échographie. Avec le manque de femmes, la Chine manque d’agricultrices nourricières, de ce que l’Occident appelle les petites mains, ces immenses dortoirs ou les ouvrières travaillent. 30 à 40 millions de Chinois sont peut-être condamnés au célibat… on en arrive à l’enlèvement des Sabines, tibétaines, ouïghoures, laotiennes et philippines.

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JBN : On voit sur les cartes les disparités entre une Chine littorale, essentiellement urbanisée, et une Chine de l’intérieur. La Chine hors de la bande littorale a-t-elle un rôle dans le développement ou sont-ce de vastes zones peu contrôlables qui apportent peu à la puissance ?

CC : La semi-colonisation qu’a connu la Chine l’avait privée de sa maritimité, avec le système des concessions étrangères, qui géraient les douanes, la police et la justice. La fondation du Parti communiste chinois en 1921 a lieu dans la concession française de Shanghai, la plus française des villes chinoises. Aujourd’hui, la Chine maritime, la Chine littorale, la Chine utile c’est 14% du territoire et à peu près les 2/3 du PIB. Mais cette bande littorale est aujourd’hui comme asphyxiée, saturée, hors de prix, les millions d’ouvriers et paysans sont accueillis difficilement puisqu’ils n’ont pas le droit au statut urbain. C’est une invention de Mao Zedong qui ne voulait surtout pas que les campagnes investissent la ville. C’est un véritable passeport intérieur : toute sa vie on dépend du lieu on est né. Le hukou existe toujours bel et bien et ces néo-urbains, laissés-pour-compte de la prospérité, n’ont pas les mêmes droits que les autres en termes résidentiels, d’éducation pour leurs enfants et de sécurité sociale. La Chine reste un pays inégal et d’abord dans son territoire. Cependant, l’objectif du gouvernement chinois depuis quelques décennies est de faire remonter la croissance à l’intérieur du pays et dans cette périphérie. C’est pourquoi, en 2000, elle a fait un plan « go west » de façon à stimuler ce qu’on appelle le poumon de la Chine : la Chine de Mao était intérieure, avec le charbon et l’acier. Quand vous êtes en Chine et que vous prenez l’avion du retour, on vérifie votre passeport 3 ou 4 fois avant de vous laisser repartir : on ne ressort de Chine que si la Chine le veut bien, sinon elle peut vous garder. Le plan go west est dans la continuité de cela. En 2013, sous le régime néo-maoïste, changement : c’est la route de la soie qui continue, une grande route de la Chine de l’ouest à l’Europe de l’ouest, ce grand marché présent et peut être à venir, mais le but évident en est d’arrimer les régions périphériques de la Chine le pays du Xinjiang (« la nouvelle frontière » en chinois), le Tibet que Pékin ne voudra jamais oublier car c’est le château d’eau de tous les fleuves d’Asie. Aujourd’hui, les routes de la soie participent de cet arrimage de la Chine profonde à la prospérité maritime parce que la Chine a tout misé sur la triple révolution du jet, du net et du porte-conteneurs.

 

JBN : La Chine a cette particularité d’être un pays communiste mais il n’y a pas la sécurité sociale pour tous comme en URSS, ou d’Etat-providence. Qu’est-ce que les chinois ont gardé du communisme et est-il pertinent de dire aujourd’hui que la Chine est un pays communiste ? Est-ce que ce n’est plus simplement un parti ou un Etat autoritaire mais sans réelle idéologie ?

CC : Staline, qui avait des mots durs envers les Chinois, a dit qu’ils étaient « comme les radis : ils sont rouges à l’extérieur mais blancs à l’intérieur ». La qualité essentielle des Chinois est le pragmatisme : ils sont un peuple de paysans, de mandarins, de fonctionnaires. Hier n’existe plus, on ne sait pas ce que sera demain, l’essentiel est d’être prospère aujourd’hui. Ils comptent parfaitement leurs sous, ils sont travailleurs, intelligents. Seuls eux pouvaient inventer comme Deng 1992, pendant son voyage au pays de Canton aux 14% de croissance, l’expression d’« économie socialiste de marché ». La Chine est le pays du yin et du yang, du mélange parfait des contraires, mais elle a l’obsession du chaos : les événements de Tiananmen ont visé à ne pas connaître le même destin que l’URSS, dont la fin a marqué un effondrement économique considérable, le PNB russe actuel étant proche de celui de l’Espagne ou de l’Italie. Le parti veut tenir la Chine quel qu’en soit le prix. On ne peut pas être libre dans un pays dont la pauvreté qui résiste encore pourrait générer les plus grands désordres.

 

JBN : Lors de son discours pour le parti, Xi Jinping a repris des théories de Mao et a également inscrit sa doctrine dans la ligne du parti. Est-ce que cela veut dire que Xi cherche à se mettre à l’équivalent de Mao ou serait-il en quelque sorte un nouveau Mao ?

CC : Il y a de cela chez lui, mais sa conception politique est différente de celle de Mao : il veut absolument tenir la Chine pour accéder à son grand rêve, celui de rattraper et dépasser les USA. Il est à la tête d’un Parti communiste chinois de 84 millions de membres. Sur 40 personnes présentes il y en a 2 qui appartiennent au parti plus les affiliés, ce qui représente un appareil extraordinaire pour ce pays néo-dictatorial. En 1927, six ans après le Parti, est créée l’Armée Populaire de Libération, dont le slogan n’a pas pris une ride : « le pouvoir est au bout du fusil ». Aujourd’hui la Chine de Xi Jinping c’est le parti et l’armée en pleine restructuration. Pour la première fois de son histoire la Chine est en train de se doter d’une force de projection à la façon des grandes puissances dont le symbole est le porte-avions mais il s’agit de tenir tout le pays en main, par l’armée, la police politique et les milices. Sur mer, les pêcheurs civils chinois prêtent facilement un coup de main par leur effet de masse à la Marine impériale chinoise. Le nouveau président est néo-maoïste à tel point qu’il a obtenu à l’automne 2017 un nouveau consensus du PC : jusqu’ici, on faisait deux mandats de cinq ans, désormais il peut faire plus, il pourra être reconduit en 2022. C’est un phénomène politique inouï qui risque dans un premier temps de permettre à la Chine de jouer collectif et surtout, ce qui manque peut-être à l’Occident, sur le temps long, un double avantage comparatif inouï dans ce monde instable ou certains pays semblent ne pas avoir le projet chinois, qui est simple : redevenir ce que la Chine a été jusqu’au XVIIIe siècle, le premier pays et le premier PNB mondial. La Chine du XVIIIe siècle influence, de la Sibérie à la mer de Chine méridionale, 33% de la population mondiale. Aujourd’hui la Chine a 20% de la population mondiale et 16 et 17% du PIB mondial avec 6-8% de croissance officiellement. La Chine se rapproche beaucoup de cet objectif de la grande Chine du dix-huitième siècle : les progrès sont immenses. Mais à ce quantitatif s’ajoute aujourd’hui le qualitatif : la Chine joue sur les sciences et les nouvelles technologies dont on parlera, la géoéconomie.

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JBN : Xi Jinping lance ce qu’il appelle la sinisation, la volonté de de siniser la culture et notamment d’intégrer des peuples non chinois, non-Han, Tibétains et Ouïghours. Le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme parcourent-ils encore la société chinoise ? On a l’impression d’une Chine matérialiste, sans vraiment de spiritualité ou de religion, où la doctrine communiste serait comme la version officielle de la religion chinoise.

CC : Mao voulait combattre à la fois Lin Biao et Confucius, alors que sous Deng Xiaoping le confucianisme a été récupéré au service de l’expansion économique chinoise. Confucius, le premier des maîtres et le premier des sages, a eu un disciple qui disait que si l’empereur, quel qu’il soit, ne remplit pas le mandat du ciel, c’est-à-dire l’harmonie faite de paix et de prospérité, alors le peuple a le droit de se soulever. Mao n’aimait pas le confucianisme puisqu’il donne le droit à la révolte. De ce point de vue-là, la politique est toujours très culturelle en Chine, toujours dans ce moment de yin et de yang et il est évident que Xi Jinping veut assurer l’ordre pour passer d’une économie de rattrapage, de suiveur, à l’économie de leader. 2021 est le 100e anniversaire de la fondation du PCC. 2025 c’était le plan « made in China », le 13e plan qui prévoit le rattrapage dans 10 secteurs clés de high-tech, comme la quête des océans et des nouveaux navires là l’aventure spatiale les économies d’énergie etc. N’oublions pas que la Chine bien avait inventé avant nous des choses fondamentales : la boussole, la poudre à canon, le papier et la typographie. Il est vrai qu’il n’y a pas dans le monde actuel de grandes innovations d’origine chinoise. Viendront-elles ? Aujourd’hui la Chine a le 2e budget de la recherche du monde et s’efforce de former chaque année 6 millions de bac+5 dont une majorité d’ingénieurs. Qui nous autorise à penser que la Chine ne fera pas des découvertes considérables ? Il y a tout de Mao aujourd’hui dans le président Xi Jinping qui craque tout ce qui peut contrer son pouvoir : le blogueur étudiant imprudent, « soyez très prudents, vous les artistes, avocats, tout ce qui est droits de l’homme ». Pour nous c’est l’altérité totale, mais, comme le dirait Blaise Pascal, il y a des millions de Chinois qui pensent et depuis très longtemps ils se posent le sens de la vie mais pour l’instant une majorité d’entre eux sont accaparés dans leur première tâche, sortir de la misère. Qu’est-ce qui a valu à la Chine l’humiliation dont elle a tant souffert et qui est sans doute un carburant psychologique de sa vitesse, presque supersonique ? Ce qui l’a ralentie, c’est que la Chine peut parfois être son propre ennemi : c’est son arrogance. Au sommet de sa gloire au XVIIIe siècle, à la venue de l’ambassadeur britannique, l’empereur refuse la panoplie made in England de ce dernier, lui disant « nous avons tout ce qu’il nous faut ». Les cuirassés n’ont pas de mal à envoyer par le fond les jonques chinoises restées en bois donc c’est en partie l’arrogance et la suffisance qui ont ralenti une première fois la Chine et tous les amis de la Chine. Xi Jinping a abandonné la diplomatie du profil bas de Deng : avançons prudemment, pas à pas, et là il proclame que la Chine doit devenir la première d’ici très peu de temps ce qui crée évidemment l’inquiétude. Avec un parti autoritaire, pour ne pas dire totalitaire, la Chine pourrait connaître comme d’autres pays un krach financier. La tendance dangereuse est l’appui sur le nationalisme exacerbé des Chinois : s’il y avait une catastrophe on dédouanerait d’avance le parti et ce sera obligatoirement la faute de l’étranger. C’est une malice que n’agréent pas beaucoup de gens qui se veulent sages aujourd’hui dans le monde.

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À propos de l’auteur
Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé

Docteur en histoire économique (Sorbonne-Université), professeur de géopolitique et d'économie politique à l'Institut Albert le Grand. Rédacteur en chef de Conflits.
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