<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Entretien avec maître Ardavan Amir-Aslani. « L’Iran est la solution des problèmes de l’Occident. »

15 décembre 2019

Temps de lecture : 8 minutes
Photo : Une iranienne, membre des forces paramilitaires Basij, Auteurs : MORTEZA NIKOUBAZL/SIPA, Numéro de reportage : 00933933_000022.
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Entretien avec maître Ardavan Amir-Aslani. « L’Iran est la solution des problèmes de l’Occident. »

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Aux prises avec la communauté internationale sur des questions touchant au nucléaire, l’Iran apparaît comme une cible pour bon nombre de pays occidentaux. Malmenée, pointée du doigt et menacée, l’héritière de la Perse reste incomprise, du moins, mal comprise, par ses homologues. Son intervention en Syrie et sa montée en puissance sur la scène régionale poussent à s’interroger sur les réalités et l’avenir de cette civilisation multiséculaire.

 

Étant franco-iranien, vous connaissez bien ces deux pays, qui s’apprécient, mais souvent se jugent mal. Comment présenteriez-vous l’Iran à un Français qui ne connaît pas ce pays et la France à un Iranien qui ne la connaît pas ?

 

Aux Français qui ne connaissent pas l’Iran, je dirais d’abord qu’il y a un décalage entre la réalité de l’Iran et l’image de l’Iran à l’étranger. On imagine un pays arriéré, intolérant et fermé, un pays de frustrations, mais on oublie l’Iran comme un pays d’importance. C’est 82 millions d’habitants, c’est une civilisation qui est plurimillénaire, c’est un État souverain à l’intérieur de ses frontières depuis plus de trois mille ans, un pays qui a marqué par son rayonnement tous les pays qui l’entourent. L’Iran, c’est une langue, une culture et une religion. La langue persane est la langue des Iraniens, mais aussi la langue culturelle de nombreux peuples voisins : les Tadjiks, les Kurdes, etc. Le chiisme se retrouve en Irak, au Pakistan, en Arabie saoudite, en Azerbaïdjan, en Inde. La Perse n’appartient pas qu’aux Iraniens, à l’image de Rumi, qui est un intellectuel persan et n’a écrit qu’en persan, est revendiqué par les Turcs.

 

Aux Iraniens qui ne connaissent pas la France, je dirais que ce pays ne se réduit pas aux clichés de la mode et de la langue. La France, c’est d’abord un pays de dimension mondiale : deuxième puissance maritime, puissance nucléaire, membre du conseil de sécurité de l’ONU. La France, c’est une civilisation qui porte des valeurs universelles. L’histoire de France est un peu un condensé de l’histoire de l’humanité.

 

Les Occidentaux ont du mal à comprendre le régime actuel. Sa prise de pouvoir nous surprend ainsi que sa popularité. Qu’en est-il réellement ?

 

Ce régime est arrivé au pouvoir avec la volonté des Iraniens qui ont fait une révolution nationale. Cette révolution a été accaparée par les religieux, mais c’était bien à l’origine une révolution nationale, rejetant le régime du Shah, qui était perçu comme étant un laquais des Américains. Le régime iranien est la seule théocratie institutionnelle au monde. Le clergé iranien dans la tradition de l’école de Qom gouverne le pays par l’intermédiaire du guide suprême qui agit en qualité de recours ultime. C’est un système où l’expression de la volonté nationale exprimée dans les urnes ne l’emporte pas en dernier lieu. Le religieux à la tête de l’État peut faire fi des décisions prises par le président de la République et du vote des urnes. C’est un système mêlant démocratie et théocratie. Le guide occupe le sommet de la hiérarchie du pouvoir et il a le dernier mot sur tout. Ce régime dispose d’une base populaire indéniable, même si la majorité des Iraniens ne veut pas de ce régime gérontocratique. La population du pays est jeune et elle ne se reconnaît plus dans cette théocratie vieillie. Mais le régime a une base, une clientèle, des relais et des réseaux.

 

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Pourquoi l’Iran cherche-t-il à avoir le nucléaire militaire ? Est-ce un péché d’orgueil de puissance ou bien est-ce essentiel pour le pays ?

 

Le nucléaire a une triple importance.

C’est d’abord un aspect de vanité nationale. Avoir le nucléaire situe l’Iran au niveau des grandes puissances mondiales, ce qui serait justifié par son histoire et sa civilisation. L’Iran est conscient de son histoire et de sa destinée.

Il y a ensuite le contexte géopolitique régional. L’Iran est entouré de pays qui lui sont hostiles, qui ont de l’argent issu du pétrole et qui sont armés. C’est le cas du Pakistan, qui est entré dans le giron du wahhabisme et qui est nucléairement armé. Pour l’Iran, ce pays est une réserve de mercenaires aux mains des Saoudiens. Il y a l’Irak, qui a mené une guerre d’attrition durant huit ans à l’encontre de l’Iran, une guerre qui a engendré des centaines de milliers de morts. Si l’Iran avait eu l’arme nucléaire, cette guerre n’aurait pas eu lieu. Quant à l’Arabie saoudite, il y a une guerre larvée depuis quarante ans entre elle et l’Iran. L’Iran estime donc qu’il a besoin de cette arme pour sanctuariser son territoire et éviter d’être attaqué par des voisins hostiles.

Troisième raison : protéger le régime des assauts américains. Ceux-ci mènent une politique de « regime change », qui s’est exprimée en Libye et en Irak. Or, avec l’arme nucléaire, le pouvoir iranien se mettrait à l’abri de cette politique, comme le démontre l’exemple de la Corée du Nord, où les Américains n’osent pas renverser le régime en place. C’est une façon de sacraliser le régime.

 

Les relations avec l’Arabie saoudite sont tendues, comme le montre la guerre par procuration au Yémen. Comment l’Iran perçoit-il ce voisin ?

 

Si l’on retourne un siècle en arrière, aux alentours de 1918, aucun pays qui entoure aujourd’hui l’Iran n’existe. Ce sont soit des territoires ottomans soit des territoires anglais (Indes) ou russe avec les Romanov. L’Iran a donc une antériorité et une stabilité historique dans la région. L’Arabie a été créée dans les années 1930 par les Anglais pour détruire la présence ottomane. C’est un pays de 28 millions d’habitants. La moitié sont des travailleurs immigrés qui n’ont aucun droit civique. Sur les 14 millions qui restent, il n’y a pas que des wahhabites. Un tiers sont des chiites, qui représentent 100 % de la population qui peuple les régions pétrolifères de l’est. Quant au sud, il est peuplé d’ismaéliens. Un tiers sont des non-wahhabites, issus de différents courants de l’islam. Donc les wahhabites ne représentent au maximum que 5 millions de personnes, qui veulent contrôler les lieux saints de l’islam et imposer leur idéologie et leur vision réductrice et arriérée de l’islam avec l’argent du pétrole. C’est une surpuissance non méritée dont l’idéologie n’est partagée par personne, hormis par Daesh et des extrémistes. Le pays en tant que tel est un artifice qui ne tient que par l’alliance d’une famille, les Saoud, et du clergé wahhabite. Or cette famille n’était pas la plus qualifiée pour prendre le contrôle du pays. La légitimité revenait aux Hachémites, qui pendant quatre siècles ont régné sur La Mecque et Médine. Les Anglais les ont chassés et leur ont ensuite donné les royaumes de Jordanie et d’Irak en compensation. La famille Saoud n’était pas respectée, mais s’étant liée aux Anglais, elle a pu obtenir la direction du pays.

 

L’Arabie saoudite n’est une menace qu’à travers sa diplomatie du portefeuille et sa capacité à diffuser son idéologie wahhabite. Elle parvient à corrompre des chancelleries, transformant son argent en pouvoir de lobby. Son armée est incompétente ; en dépit des 76 milliards de dollar dépensés l’an dernier, elle n’arrive même pas à assurer la sécurité de son territoire. Elle n’est pas capable de protéger ses installations pétrolières : il a suffi d’une simple attaque de drones pour toucher un site sensible. Cela fait quatre ans qu’ils sont engagés dans la guerre au Yémen, que le prince héritier a qualifié de « Tempête décisive » et ils y sont toujours embourbés. Au Yémen, il y a aujourd’hui huit millions de personnes dans une famine extrême, deux millions de déplacés, et les Saoudiens n’ont même pas réussi à s’approcher à moins de 1 000 km de la capitale. Ils ont échoué dans la région d’Aden et se sont brouillés avec les Émirats. En septembre, les houthis ont lancé un raid durant lequel ils ont réussi à prendre 200 soldats saoudiens en otage et des centaines de chars. L’Arabie n’est pas une puissance militaire. Sa puissance vient uniquement de son pouvoir corruptif à l’étranger et de son contrôle des lieux saints de l’islam. Raison pour laquelle l’Iran souhaite déclarer la famille Saoud comme étant illégitime pour contrôler ces lieux, qui appartiennent d’ailleurs à tous les musulmans.

 

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Comment analysez-vous la politique de l’Iran en Syrie et au Liban ?

 

L’Iran est un pays chiite qui protège les chiites partout où ils se trouvent. Les Iraniens estiment être de leur devoir de protéger et d’organiser les chiites là où ils sont. C’est leur carte maîtresse qu’il joue dans leur partie de poker avec l’Occident. C’est un axe de présence des Iraniens dans la région. Mais ce ne sont pas des Iraniens qui sont présents dans les autres pays, ce sont des chiites organisés par l’Iran. Il y a ainsi 300 000 Irakiens chiites en Irak. De même pour la présence des chiites au Liban, en Syrie, en Afghanistan et au Yémen, les houthis se réclamant d’une branche du chiisme. Avec la présence des chiites dans le monde, l’Iran est en train d’étendre sa présence historique dans la région. Il y a aujourd’hui un arc chiite qui donne une puissance quasi hégémonique à l’Iran dans la région que l’on n’avait pas vue depuis de nombreux siècles. Mais ce n’est pas une présence iranienne à proprement parler dans la région : c’est la présence des alliés de l’Iran.

 

Quels sont les alliés de l’Iran ? L’Occident, avec les États-Unis et l’Europe, ou bien l’Asie, avec la Chine ?

 

C’est le grand enjeu d’aujourd’hui. La tendance naturelle historique de l’Iran, c’est de regarder vers l’Occident, dont la langue est issue de la même famille, le persan étant une langue indo-européenne. Mais ce schéma naturel est bloqué par l’attitude des Européens et des Américains. Cela ferme l’accès de l’Iran vers l’Europe, poussant Téhéran vers la Russie et la Chine, qui n’est pas un choix naturel et historique. Ces deux pays sont des menaces pour l’Iran, non des alliés. Les relations avec la Russie ont toujours été tendues et conflictuelles. Quant à la Chine, elle regarde l’Iran comme un pays indispensable pour assurer sa sécurité énergétique. En effet, ce qui a changé aujourd’hui, c’est qu’il ne s’agit plus de contrôler les routes d’approvisionnements énergétiques, mais de contrôler les zones riches en hydrocarbures. Nous avons une abondance pétrolière et les États-Unis sont autosuffisants grâce aux pétroles de schiste. Ce qui compte c’est la maîtrise des gisements. Or la Chine a besoin des gisements présents en Iran. Pour Pékin, il faut donc que l’Iran reste dans leur giron et ne tombe pas dans le camp occidental.

Qom, l’une des villes saintes du chiisme.

Le Moyen-Orient apparaît comme un arc de crise et une ceinture de sang. Ces guerres sont-elles inévitables ou peut-on bâtir la paix dans la région ? Et si oui, que faut-il pour établir la paix ?

 

Il y a d’abord la question palestinienne, qu’il faut arriver à régler en créant un État palestinien, même si cette question est de moins en moins prioritaire pour les Arabes. L’Iran doit aussi pouvoir jouer un rôle stabilisateur en réoccupant sa juste place dans la région.

 

Et puis il y a la tragédie de l’islam, qui a connu sa renaissance avant son Moyen Âge. Il est nécessaire de procéder à une mise à jour de l’islam et à adapter sa doctrine aux évolutions de l’humanité, évolution qui a été écartée depuis des siècles. Mais la surpuissance de l’argent saoudien d’une part et l’absence d’une réflexion pour assurer cette adaptation d’autre part, rend cette mise à jour difficile. Aujourd’hui, l’islam est bloqué dans le temps et dans l’espace et n’arrive pas à s’adapter. L’adaptation ne peut arriver que par deux voies : l’Iran, où il y a une hiérarchie cléricale, ce qui permet d’opérer un changement par le haut, et l’islam en Occident, qui doit apporter un nouveau souffle, notamment sur la femme, la tolérance, l’acceptation de la différence. C’est un travail long, mais essentiel. Le jour où l’Iran reviendra, cela sera possible.

 

L’Iran est la solution des problèmes de l’Occident. Ce dernier n’a qu’un regard mercantile. Il ne voit que l’argent des ventes d’armes, alors qu’il pourrait gagner beaucoup plus en investissant en Iran, dans les infrastructures, les usines, etc. Il y a beaucoup plus d’affaires à conclure avec l’Iran que d’armes à vendre à l’Arabie. Il y a également l’idéologie laïque de gauche de l’Occident, qui ne veut s’allier qu’avec des pouvoirs laïcs dans la région et qui est du coup incapable de comprendre l’Iran et de traiter avec lui. Cela entraîne une erreur d’appréciation majeure. Le choix de l’Iran est le choix naturel pour l’Occident. C’est le pays le plus cultivé et le plus civilisé de la région, comme le démontre notamment ces femmes qui ont obtenu des prix Nobel et Fields.

 

 

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À propos de l’auteur
Ardavan Amir-Aslani

Ardavan Amir-Aslani

Né en 1965 en Iran, Ardavan Amir-Aslani est docteur en droit et avocat. Il a cofondé le cabinet Cohen Amir-Aslani. Il est notamment l'auteur de De la Perse à l'Iran (L'Archipel, 2018) et Arabie Saoudite, de l'influence à la décadence (L'Archipel, 2016).
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