<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Kerbala (10 octobre 680), le battement d’ailes du papillon

13 mai 2020

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Photo : Mausolée de l'imam Hussein à Kerbala.
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Kerbala (10 octobre 680), le battement d’ailes du papillon

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Tout le monde a entendu parler de l’effet papillon, image utilisée par E. Lorenz : le battement d’ailes d’un papillon au Brésil pourrait-il déclencher une tornade au Texas ? Historiquement, peu d’événements n’illustrent mieux cet effet que la « bataille » de Kerbala. Voilà en effet un non-événement, un massacre plus qu’une bataille, engageant des effectifs quasi dérisoires, dont l’issue semble jouée d’avance, et qui pourtant est à l’origine d’un séisme géopolitique majeur.

Les répliques de Kerbala se font toujours sentir aujourd’hui puisqu’elle a rendu définitive la fracture au sein de l’islam (la « fitna » en arabe) entre chiites et sunnites que l’on voit continuer à se déchirer au Moyen-Orient et particulièrement en Irak, comme si la ligne de fracture n’avait pas bougé depuis 1 335 années.

Une interminable querelle de succession

Kerbala est située non loin de Bagdad. C’est là qu’Hussein, petit-fils du Prophète, est intercepté avec 72 partisans et membres de sa famille, alors qu’il se rend à Kufa, ancienne capitale de son père Ali durant son califat (656-661), dont les habitants ont promis de se ranger sous ses ordres. Hussein voudrait profiter de la mort de Muawiya pour remettre en question la transmission héréditaire que ce dernier a préparée pour son fils Yazid. Mais Yazid et son armée coupent à Hussein l’accès à l’Euphrate ; la petite troupe n’a aucune chance et l’affrontement tourne au massacre pur et simple d’Hussein et des siens.

Ainsi semble se terminer une querelle d’un demi-siècle sur la succession du prophète Mohammed qui avait quitté La Mecque en 622 (Hégire) afin d’échapper à l’hostilité suscitée par sa prédication en faveur d’un monothéisme intransigeant, tandis que les tribus arabes pratiquaient alors majoritairement le polythéisme. Huit ans plus tard, il revenait en vainqueur et ralliait d’anciens adversaires dont la grande tribu des Quraychites qui contrôlait déjà La Mecque ; la plupart des Quraychites acceptent de se convertir, y compris Muawiya, qui devient lui-même secrétaire du Prophète.

 

Mohammed meurt en 632, ne laissant aucune consigne ni aucun fils ; qui serait son « successeur » (calife en arabe) ? Deux écoles s’affrontent : celle qui privilégie l’héritage spirituel veut que le calife soit choisi dans la famille du Prophète, où le seul mâle survivant est Ali, cousin de Mohammed, un des tout premiers convertis à la nouvelle religion (pour les chiites, il fut le premier) et époux de la fille préférée de Mohammed, Fatima, qui lui donna deux fils, Hassan et Hussein ; celle qui pense à la charge politique et militaire de l’administration d’un empire qui grandit de façon foudroyante et qui veut pouvoir choisir dans la communauté celui qui s’avère le plus apte, donc un membre d’un clan puissant. Cette dernière logique l’emporte, et les trois premiers califes sont des Quraychites du clan des Omeyyades, mais Othman, le troisième calife, est assassiné en 656 lors d’une révolte que les Omeyyades attribuent aux alides, les partisans d’Ali (qu’on appellera plus tard chiites, de chia : le parti, la faction).

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Ali devient enfin calife, mais doit affronter les Omeyyades lors de la bataille de Siffin (657). À l’épreuve de force, par nature aléatoire, Ali préfère finalement un arbitrage, ce qui révolte certains de ses partisans : à la première fitna s’ajoute ainsi celle des kharidjites, pour qui Ali est devenu hérétique et qui défendent désormais l’idéal d’une succession élective, démocratique. Ali réprime férocement cette rébellion ; il sera finalement assassiné par un kharidjite en 661, juste après la sentence arbitrale qui blanchit Othman de toute faute contre Dieu et l’islam. Ce jugement permet à Muawiya de se proclamer à son tour calife en 660. Les deux fils d’Ali renoncèrent à contester sa nomination, d’autant que leur père avait perdu beaucoup de partisans depuis Siffin. Il fallut la mort de Muawiya pour réveiller les ambitions d’Hussein… en vain, comme nous l’avons vu.

Du règne des Omeyyades au « siècle chiite »

Les Omeyyades restèrent donc à la tête de l’empire durant plus d’un siècle, jusqu’en 750. Sous leur domination, l’islam s’étendit de l’Espagne à l’Indus, de la Caspienne et la mer Noire à la mer Rouge et l’océan Indien, avant d’être mis en échec devant Constantinople par deux fois (en 674-678 puis en 717), en Gaule (Poitiers, 733) et en Asie centrale (Talas, 751).

Les Omeyyades seront alors victimes de révoltes internes et remplacés par une autre dynastie : les Abbassides. S’ils sont bien arabes et issus d’un autre oncle du Prophète, ces derniers s’appuient sur les populations non arabes et converties, en particulier les Perses ou les Turcs, recrutés en Asie centrale comme mercenaires. Ainsi le centre de gravité de l’empire bascule vers la Mésopotamie, avec une nouvelle capitale à Bagdad dès 762. L’empire commence cependant à se fragmenter : l’Espagne reste sous une dynastie omeyyade avant d’être rattachée au Maghreb par les Almoravides, puis les Almohades, d’origine berbère ; les Fatimides dominent l’Égypte et la Syrie ; les Ghaznévides contrôlent la majeure partie de l’Iran actuel et l’Afghanistan ; les califes eux-mêmes n’ont plus qu’un pouvoir théorique : les Bouyides, originaires de Perse, mettent ainsi Bagdad sous tutelle à partir des années 930 ; dès le milieu du XIsiècle, ce sont les Seldjoukides, mercenaires turcs fixés dans l’empire, qui dominent.

C’est sous les Abbassides que « sunnisme » et « chiisme », tels que nous les connaissons, se structurent, notamment autour de la transcription définitive des textes saints de l’islam, à commencer par le Coran et les recueils de hadiths, ces paroles du Prophète qui ne sont pas considérés comme relevant de la Révélation divine. L’élaboration du Coran fait en effet partie intégrante de la divergence entre chiites et sunnites. La théorie canonique, de plus en plus contredite par les recherches philologiques et archéologiques qui montrent que la fixation du texte définitif s’étend sur plusieurs siècles, veut que ce soit Othman, le troisième calife, qui ait fait établir un texte de référence avant de détruire toutes les sources hétérogènes pour que la version officielle s’impose. Les chiites souscrivent à cette thèse pour dénoncer une manipulation des Omeyyades, cherchant à minimiser le rôle d’Ali auprès du Prophète et à contester son adoubement en tant que successeur. La transmission par le Prophète à son gendre de son autorité spirituelle, à l’image de Jésus intronisant Simon Pierre, est vue par les chiites comme l’instauration de l’imamat, Ali étant ainsi à la fois le calife et le premier imam. L’imam est aux yeux des chiites l’interprète de la volonté de Dieu, voire l’image de Dieu sur terre, celui qui fait du Coran, « imam muet », une parole en acte et accessible, car l’imam est le « Coran parlant ».

 

Les chiites croient que le dernier Imam a été « occulté », soustrait à la vue des fidèles, mais réapparaîtra à la fin des temps comme « Mahdi » – un terme proche de celui de « Messie » – pour restaurer la « religion vraie » ; la croyance au retour du Mahdi, accompagnant le retour sur terre de Jésus (considéré par les musulmans comme le plus grand prophète après Mohammed), est d’ailleurs commune aux sunnites et aux chiites et plusieurs chefs s’en sont prévalus dans l’histoire, dont Mohammed Ahmed au Soudan dans les années 1880. Le chiisme combine ainsi une tradition apostolique, messianique et apocalyptique, avec une dimension d’expiation et de martyre, la tradition des imams cachés remontant aux débuts de la dynastie abbasside, période où les califes surveillaient les chiites et persécutaient leurs chefs religieux – Fatima Ma’soumeh, fille et sœur d’imams perses, fut ainsi empoisonnée par les Abbassides et mourut à Qom. La majorité des chiites, dits « duodécimains » croient d’ailleurs que l’imam caché est le douzième, qui vécut au Xe siècle.

Malgré ces persécutions, l’influence chiite devint prédominante au xe siècle, qualifié par Louis Massignon de « siècle chiite de l’islam » : les Bouyides sont issus du chiisme perse duodécimain et remirent en cause la composition des recueils de hadiths, introduisant le rationalisme et amorçant une exégèse, au sens moderne, des textes saints ; les Fatimides sont ismaéliens (reconnaissant 7 Imams et non 12), les Qarmates, prédominants autour du golfe Persique, sont des Ismaéliens dissidents.

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Cependant, le triomphe des Seldjoukides, puis l’effondrement du califat abbasside sous la poussée mongole en 1258 ramèneront les sunnites au pouvoir, y compris en Iran, et l’élan rationaliste en islam se brisera au profit d’un enfermement dans une approche littérale et initiatique – il faut attendre la fin du xviiisiècle pour avoir la première imprimerie, et la première version imprimée du Coran, dans l’Empire ottoman. L’ascendant sunnite ne sera plus contesté après la fondation de l’Empire ottoman, qui reprend la tradition du califat, mais l’avènement de la dynastie safavide en Perse au début du xvie siècle change la donne : par souci géopolitique et nationaliste, dans son grand affrontement avec les Ottomans, c’est elle qui impose le chiisme en 1501 comme religion d’État (alors que la population est majoritairement sunnite), persécutant à son tour les sunnites, et établit un clergé structuré qui prendra de plus en plus d’importance au point d’incarner un contre-pouvoir au pouvoir impérial au xxe siècle, menant à la révolution de 1979. C’est sous cette dynastie également que se mettent en place les grandes démonstrations autour des commémorations des martyres d’Ali et de ses descendants.

Sunnites contre chiites : la lutte continue

Le chiisme est resté centré autour de ses lieux saints, qui s’ajoutent ou se superposent à ceux de l’islam sunnite : la quasi-totalité des chiites du monde (qui représentent 15 à 20 % de tous les musulmans, soit quelque 200 millions de personnes) se trouve au Moyen-Orient, entre Méditerranée, Caspienne, Afghanistan et mer Rouge. Là où se trouvent Kerbala, lieu du massacre d’Hussein et de son tombeau, Nadjaf, où fut bâti le mausolée d’Ali ; mais aussi Damas, où Zeinab, la demi-sœur d’Hussein, seule survivante de Kerbala, fut retenue prisonnière et mourut, Médine, où est enterré Hassan, sans compter les traditions locales, comme cette certitude des Afghans que le tombeau d’Ali est en fait à Mazar-e-Charif ou le mausolée de Fatima à Qom, favorisé comme centre religieux par les Safavides. Ces lieux sont des buts de pèlerinage s’ajoutant au pèlerinage à La Mecque, qui fait partie des cinq « piliers de l’islam » qui font le « bon musulman ».

Les chiites y pratiquent des commémorations spécifiques, et par leur objet et leurs dates, et par leurs modalités : la fête de l’Achoura, mineure pour les sunnites et mise en relation avec l’héritage biblique, commémore pour les chiites la bataille de Kerbala et comporte parfois des processions dont les participants (exclusivement des hommes) se flagellent et s’entaillent le cuir chevelu pour répandre leur sang en expiation de l’attitude des habitants de Koufa qui laissèrent Hussein se faire massacrer sans lui apporter le soutien promis. Ces manifestations extrêmes, qui vont parfois jusqu’aux mutilations ou amputations, sont en général réprouvées par les autorités religieuses (elles sont interdites en Iran) mais elles sont encore très pratiquées en Irak, au Pakistan, voire en Inde.

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Les luttes actuelles au Moyen-Orient portent encore les traces de ce conflit millénaire : Daesh, tenant d’un islam sunnite particulièrement rigoriste, inspiré du wahhabisme dominant en Arabie saoudite depuis le xviiie siècle, voit dans la Mésopotamie une terre chiite à « purger », comme Hussein et ses partisans y ont été massacrés il y a 14 siècles. L’obsession de l’Arabie saoudite de se dégager d’un « arc chiite » largement fantasmé justifie son soutien aux bandes salafistes ou son intervention à Bahreïn hier (dont la population est majoritairement chiite), au Yémen aujourd’hui. Une « armée du Mahdi » se bat en Irak, une milice s’en réclamant s’est structurée au Liban…

Le déplacement d’air de Kerbala n’a pas fini de soulever des tempêtes.

 

 

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À propos de l’auteur
Pierre Royer

Pierre Royer

Agrégé d’histoire et diplômé de Sciences-Po Paris, Pierre Royer, 53 ans, enseigne au lycée Claude Monet et en classes préparatoires privées dans le groupe Ipesup-Prepasup à Paris. Ses centres d’intérêt sont l’histoire des conflits, en particulier au xxe siècle, et la géopolitique des océans. Dernier ouvrage paru : Dicoatlas de la Grande Guerre, Belin, 2013.
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