<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La Berezina (26-29 novembre 1812). La victoire « invisibilisée »

12 février 2025

Temps de lecture : 10 minutes

Photo :

Abonnement Conflits

La Berezina (26-29 novembre 1812). La victoire « invisibilisée »

par

Passant par Brive-la-Gaillarde, vous pourriez croiser le drapeau du 126e régiment d’infanterie, stationné à la caserne Laporte, sur lequel s’affiche en lettres d’or : Berezina 1812. Oui, l’événement synonyme de catastrophe nationale figure comme fait d’armes majeur du régiment ! Encore un signe du masochisme français ?

Un bref retour à la désastreuse campagne de Russie s’impose. Contrairement à une présentation caricaturale, elle ne résulte pas seulement de la mégalomanie de l’empereur corse. Si le casus belli officiel est la dénonciation du blocus continental par la Russie, rouvrant une voie d’accès vers le continent au commerce britannique, alors mal en point, c’est dès 1810 que le tsar avait lancé les préparatifs en vue d’une guerre sur son sol, ce qui lui permit deux ans plus tard de refuser le compromis proposé par Napoléon, auquel il reprochait en outre la renaissance de la Pologne, bien que le duché de Varsovie, créé en 1807 et agrandi en 1809, n’ait pas été pleinement souverain.

Aller-retour pour Moscou

 La proclamation de Napoléon aux 440 000 hommes appelés à franchir le Niémen le 23 juin 1812 parle d’ailleurs de « la seconde guerre de Pologne » ; 11 corps d’armée, 4 corps de cavalerie de réserve, plus la Garde impériale… du jamais-vu en Europe, et plus que le tsar ne peut leur opposer. Notre sujet n’étant pas cette campagne, il nous suffit de rappeler que les trois armées russes, supervisées par Barclay de Tolly, puis Koutousov, se replient devant les troupes « françaises[1] », pour ne pas offrir à Napoléon la bataille décisive qu’il voudrait livrer au plus vite. Battue à Smolensk le 17 août, la principale armée russe est à nouveau repoussée le 7 septembre avec de lourdes pertes (45 000 tués et blessés, soit le tiers des effectifs engagés) devant le village de Borodino. Napoléon baptise cette victoire du nom de la Moskowa, la rivière qui traverse Moscou et coule à environ 5 km à l’est de Borodino, parce qu’elle lui ouvre les portes de la capitale russe, désertée par ses habitants quand il y entre le 14.

Le jour même, des incendies préparés sur ordre du gouverneur Rostopchine[2] éclatent un peu partout dans la ville. Ils vont durer près d’une semaine et détruire 90 % des bâtiments et ce qui peut rester de provisions. Napoléon a accordé un armistice aux Russes pour examiner ses ouvertures de paix, mais Alexandre est déjà en train de préparer le piège visant à anéantir la principale armée française : une offensive convergente de trois armées contre les lignes de communication de la Grande Armée, et la zone la plus favorable paraît être la vallée de la Bérézina. La rivière, un affluent de la rive droite du Dniepr, coule en Biélorussie sur quelque 600 km du nord-nord-ouest au sud-sud-est, barrant ainsi la ligne de retraite de l’armée française. Sans être un obstacle majeur, son franchissement est rendu difficile par une profondeur de près de 2 m et un lit souvent divisé en plusieurs bras.

Alors que Napoléon espérait négocier la paix, Koutousov, informé du plan du tsar, refaisait ses forces dans le sud. Il fusionne deux armées éprouvées par les récentes batailles en une seule « Armée principale », forte de 120 000 hommes, dont près de 15 000 cosaques, et plus de 600 canons. Lorsque le 19 octobre, les Français quittent enfin Moscou en ruines en direction du sud, Koutousov leur barre la route à Maloïaroslavets, le 24, et les oblige à reprendre la route suivie à l’aller, qui a déjà été pillée et ravagée par les troupes des deux armées. La situation est aggravée par l’arrivée du « général Hiver », qui est en fait un automne marqué par un froid intense (entre -10 et -25 °C tout le mois de novembre) et des chutes de neige précoces – dès le 5 novembre. L’impossibilité de trouver de la nourriture et du fourrage provoque la mort de nombreux hommes et surtout d’un grand nombre de chevaux[3], réduisant la cavalerie à l’impuissance et obligeant à abandonner canons, caissons et chariots au fil de la route.

La retraite impossible

 La Grande Armée n’est déjà plus que l’ombre d’elle-même[4], et le harcèlement par l’armée de Koutousov, qui progresse en parallèle plus au sud, accroît ses pertes. Que ce soient les raids de cosaques, quasi quotidiens, ou les engagements plus conséquents que les Français doivent livrer pour se dégager de la pression russe, comme à Krasnoï du 15 au 18 novembre, où la Garde impériale est menée au combat par l’Empereur en personne, les effectifs français fondent dans une retraite de plus en plus désespérée, où l’armée perd progressivement toute cohésion. Pire : peu après s’être difficilement extrait de Krasnoï, Napoléon apprend que l’amiral Tchitchagov s’est emparé le 16 de l’énorme dépôt de vivres de Minsk, où il comptait passer l’hiver, et s’est avancé jusqu’à Borisov et son pont sur la Bérézina.

La chance des Français vient de ce que les généraux russes, soit en raison de rivalités personnelles ou du fait des difficultés de communication, sont très mal coordonnés, et inégalement talentueux. Au nord, le comte Wittgenstein avait contenu depuis octobre le corps de Gouvion Saint Cyr, ce qui lui valait la plus haute considération de la cour impériale au titre de « sauveur de Saint-Pétersbourg ». Avançant jusqu’à Polotsk, à une centaine de kilomètres de Borisov, il hésite cependant à descendre plus au sud pour ne pas libérer la route de Riga. De son côté, Koutousov laisse Napoléon s’échapper vers l’ouest, car il s’inquiète des pertes subies par son armée, non seulement à cause des combats, mais surtout du fait des conditions climatiques et du manque de ravitaillement. Convaincu que ces mêmes contraintes vont anéantir ce qui reste de l’armée française, il veut préserver ses troupes pour que la Russie ne soit pas désarmée au moment du règlement de la paix.

Mais le plus négligent est bien Tchitchagov. Installé dès le 21 novembre le long de la Bérézina, dans une zone marécageuse avec le seul pont de Borisov comme franchissement, il hasarde une partie de ses troupes et son état-major dans le confort de la ville, sur la rive orientale, car il pense les Français encore très loin dans l’est. La surprise est totale lorsque Oudinot déboule sur la ville dès le 23 et l’oblige à repasser la rivière en panique, laissant 300 chariots de vivres aux Français affamés – au moins les Russes réussissent-ils à détruire le pont derrière eux : l’ennemi semble bel et bien piégé.

Pourtant, la cavalerie légère de Corbineau a trouvé un franchissement possible près du village de Studienka, en amont de Borisov. La mauvaise coordination entre les chefs russes vient encore au secours de Napoléon. Repassé sur la rive droite, Tchitchagov a du mal à se lier avec les armées sur l’autre rive ; il pense que la Grande Armée aligne encore quelque 70 000 combattants[5], soit le double de ses propres forces, et qu’elle va tenter de franchir la Bérézina plus au sud, pour foncer ensuite sur Minsk et ses dépôts. Il est conforté dans son analyse, plutôt logique, par les courriers reçus de Koutousov, trop loin derrière les Français pour identifier correctement leur axe de marche, et de Wittgenstein, qu’il juge plus expérimenté que lui, comme par les paysans de la région, qui rapportent des préparatifs de construction d’un pont commandé par Oudinot pour tromper l’ennemi. L’amiral, négligeant des rapports qui relèvent une présence croissante de l’ennemi au nord de Borisov, déplace donc le gros de ses forces vers… le sud !

Le miracle de Studienka

 Quand Napoléon arrive à Borisov le 25 novembre, une seule division russe est là pour garder le passage. Koutousov est à au moins trois jours de marche, Wittgenstein et Tchitchagov à plus d’une journée, sans compter le temps de les prévenir. Napoléon envoie les généraux Eblé, chef des pontonniers, et Chasseloup-Laubat, du génie, à Studienka avec mission de construire des ponts de fortune. Quelques jours auparavant, en effet, l’Empereur a fait détruire les 60 chariots de ponts de bateaux qu’Eblé avait préservés jusque-là, pour récupérer les chevaux pour l’artillerie et d’autres transports. Les deux généraux, à la tête d’environ 400 pontonniers et d’autant de sapeurs et de marins[6], se mettent en quête de poutres et de planches, qu’ils trouvent en démontant les maisons environnantes. Mais il n’y en aura que pour deux ponts, au lieu des trois prévus au départ : un pour les hommes à pied, l’autre pour les chariots, les canons et la cavalerie. D’autant qu’en raison des multiples bras de la rivière et de ses abords marécageux, il faut établir de véritables chaussées de bois d’environ 100 m de long pour garantir le passage.

Commencé le 26 à l’aube, le travail se déroule dans des conditions dantesques. Après un redoux récent, la rivière est en débâcle, obligeant les pontonniers à s’immerger presque entièrement dans ses eaux glacées, charriant des blocs coupants comme des rasoirs. Ils n’y restent qu’un quart d’heure avant d’être relevés et d’aller se réchauffer auprès des feux de camp, mais cinq hommes sur six périront d’épuisement, d’hypothermie ou emportés par les flots, un tronc ou un glaçon. En début d’après-midi, à peine le premier pont terminé, Oudinot passe sur la rive droite pour établir une tête de pont. Appuyé par une quarantaine de canons déployés par Napoléon sur la rive gauche, il refoule les troupes russes laissées en observation et sécurise les franchissements ultérieurs sur la route de Vilnius.

Vers 16 h, l’achèvement du second pont permet de faire passer des caissons, des canons, et une partie de la Garde ; mais certains conducteurs, pressés de se mettre à l’abri, roulent trop vite et des portions de pont plus fragiles s’enfoncent dans les zones meubles du lit et se rompent. Les pontonniers doivent replonger dans l’eau, et ils y retourneront une grande partie de la nuit après de nouvelles ruptures. À l’aube du 27, les deux passages sont consolidés. C’est aussi le moment où la réaction russe commence à s’organiser. Parvenu à Berezino, à une cinquantaine de kilomètres au sud de Borisov, Tchitchagov a fini par comprendre qu’il s’est fait berner, autant par les manœuvres françaises que par les échanges avec ses collègues. Il lance ses troupes déjà épuisées dans une marche forcée vers le nord au soutien de Langeron, seul face à la Grande Armée, et envoie un messager à Koutousov, qui ne parviendra toutefois à destination que deux jours plus tard… quand l’armée française aura déjà franchi l’obstacle. Wittgenstein est désormais le plus proche, à seulement une vingtaine de km au nord. Mais au lieu de marcher « au canon » en direction de Studienka, il prévoit de poursuivre sa marche vers Borisov en suivant le corps de Victor qui retraite, au grand dam de son état-major, dont certains officiers le soupçonnent, sans doute à raison, de ne pas vouloir affronter Napoléon en personne.

Napoléon traversant la Berezina. Huile sur toile de Janvier Suchodolski, 1866, musée national de Poznań.

Panique finale

 À la fin de la journée du 27, l’essentiel des forces françaises encore opérationnelles, et Napoléon lui-même sont sur la rive droite. Le franchissement, encadré par les gendarmes d’élite – les ancêtres des policiers militaires – se fait relativement dans l’ordre et le calme, mais l’arrivée de dizaines de milliers de traînards et de suiveurs, femmes et enfants compris, rend la cohue de plus en plus confuse. Pourtant, dans la nuit du 27 au 28, plus personne ne franchit le pont des fantassins. Les retardataires, comme engourdis par le froid, préfèrent la chaleur des feux de bivouac au risque – limité – d’un passage de nuit. Tchitchagov arrive cette nuit-là en face de Borisov et, bien que ses troupes soient épuisées et incomplètes, prévoit de passer à l’attaque dès l’aube. Quant à Wittgenstein, il infléchit enfin sa marche en direction de Stary Borisov, entre Borisov et Studienka, où son avant-garde va tomber sur les longues files de traînards en route vers les ponts qu’on leur a signalés.

Le résultat de ces mouvements convergents est de couper une division[7] du corps de Victor, laissée en arrière-garde à Borisov, du gros de l’armée et des ponts salvateurs. Parmi les soldats de cette division, Partouneaux qui va résister jusqu’au milieu de la nuit aux pressions sur ses deux flancs, gagnant du temps pour le reste de l’armée, figurent les survivants du fameux 126e de ligne[8]. À l’aube du 28, incapable de rallier Victor, la division se rend. Toute la journée du 28, Tchitchagov sur la rive droite, Wittgenstein sur la rive gauche tentent vainement d’atteindre les ponts : le premier se heurte à Ney, dont les régiments suisses et polonais, appuyés de cuirassiers et de lanciers, refoulent plusieurs assauts au prix de lourdes pertes – environ 4 000 tués et blessés de part et d’autre ; le second affronte le reste du corps de Victor, renforcé de contingents allemands, mais se montre trop timoré selon l’avis de Tchitchagov, n’engageant guère plus de la moitié de ses forces et plutôt des unités de miliciens inexpérimentés.

La pusillanimité du comte permet à Victor de décrocher à la faveur de la nuit et de passer ce qui reste des ponts de Studienka. Dans la journée, l’approche des troupes russes et des combats a précipité vers les ponts une foule confuse de soldats et de civils de tous âges et conditions, et la cohue a encore mis à mal le pont du train. Malgré le dévouement des pontonniers, les réparations sont de plus en plus précaires, le flot des fuyards peine à s’écouler et l’entrée des ponts est désormais encombrée par un amoncellement d’objets hétéroclites – les éléments de butin abandonnés pour sauver sa vie – et de corps : blessés ou malades trop faibles pour tracer leur chemin à travers la presse et condamnés par le froid nocturne, cadavres gelés ou piétinés. Les hommes de Victor se fraient difficilement un chemin jusqu’au dernier pont solide et, à minuit, tous sont parvenus sur la rive occidentale. Eblé tentera toute la nuit de rameuter les spectres agglutinés autour des bivouacs, sans grand succès. Finalement, le 29 à 9 h du matin, il incendie ce qui restait des ponts : seul Tchitchagov pourrait désormais poursuivre les débris de la Grande Armée, mais il s’abstiendra, subissant seul l’opprobre d’une occasion manquée dont il est loin d’être l’unique responsable.

Tactiquement aussi bien que stratégiquement, Napoléon a remporté une nouvelle victoire, sauvant ce qu’il reste de son armée et échappant à un sort funeste – mort ou capture. Le grand historien et stratège Jomini (1779-1869) estimait que le passage de la Berezina était « une des plus remarquables opérations de l’histoire ». Six jours après ce succès amer, l’Empereur quitte ses hommes et fonce vers Paris pour préparer une nouvelle campagne. Mais la cohue confuse et apeurée des dernières heures avant la destruction des ponts de Studienka, l’immense foule[9] et le butin tombé aux mains des Russes laisseront dans la mémoire collective une empreinte indélébile. De fait, un an et demi après son ultime victoire en terre russe, Napoléon abdiquait, malgré de nouvelles victoires sans lendemain en Allemagne en 1813, en France en 1814, terrassé par le nombre et les pertes subies en Russie et en Espagne, qu’il n’aura pu réparer. Et une bérézina devint, par synecdoque, le résumé de la retraite de Russie et le synonyme d’un désastre irrémédiable.

[1] Sur les 680 000 combattants de la Grande Armée, seuls les deux tiers environ sont français, le reste provenant des États alliés ou soumis (y compris la Prusse ou l’Autriche, par exemple).

[2] Le père de la future comtesse de Ségur.

[3] Sur 130 000 chevaux entrés en Russie, 3 000 seulement en revinrent, soit près de 98 % de pertes !

[4] Fort d’environ 380 000 hommes en juin, le corps principal en a déjà perdu la moitié (pertes au combat, garnisons, désertions…) avant la Moskowa, qui fit près de 30 000 tués et blessés. Le mois à Moscou n’a pas permis de refaire ses forces, et c’est au plus 100 000 hommes qui ont quitté la capitale russe.

[5] En fait, à partir du 20 novembre, Napoléon ne peut plus guère compter que sur 30 à 40 000 hommes aptes au combat, individuellement et collectivement.

[6] Parmi eux, on compte quelque 200 pontonniers hollandais et une centaine de sapeurs et pontonniers polonais.

[7] Ou plutôt ce qu’il en reste, car elle a perdu les trois quarts de ses effectifs.

[8] Ce régiment a été constitué par la fusion de deux unités du royaume de Hollande.

[9] La Grande Armée subit entre 25 000 et 40 000 pertes sur les rives de la Berezina, en majorité des suiveurs et des traînards. Les Russes revendiquent plus de 400 officiers et 23 000 hommes capturés. Les pertes de la campagne s’avèrent particulièrement dramatiques pour l’encadrement : 80 généraux et plus de 1 600 officiers furent tués et blessés, et plusieurs centaines capturés.

À lire aussi :

Histoire bataille – Napoléon Bonaparte. Austerlitz (2 décembre 1805). Un chef-d’œuvre de A à Z

Les Batailles qui ont changé l’Histoire, de Arnaud Blin

Mots-clefs : , ,

À propos de l’auteur
Pierre Royer

Pierre Royer

Agrégé d’histoire et diplômé de Sciences-Po Paris, Pierre Royer, 53 ans, enseigne au lycée Claude Monet et en classes préparatoires privées dans le groupe Ipesup-Prepasup à Paris. Ses centres d’intérêt sont l’histoire des conflits, en particulier au xxe siècle, et la géopolitique des océans. Dernier ouvrage paru : Dicoatlas de la Grande Guerre, Belin, 2013.

Voir aussi

Mer : la marine nationale face à la sécurisation des routes

Le transport maritime est l'objet de nombreuses menaces. Ce qui conduit à revoir également la place de la marine militaire dans le dispositif de protection des océans.  Article paru dans le N56 : Trump renverse la table La sécurisation de l’économie maritime a été l’une des premières...

Infographie – Les terres rares, éléments stratégiques

Les terres rares sont un groupe de 17 éléments métalliques aux propriétés exceptionnelles (optiques, magnétiques, chimiques) qui les rendent indispensables dans de nombreux secteurs industriels et stratégiques. Leur importance a explosé ces dernières années en raison de la demande...