<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La faim et les moyens. L’aide à l’Afrique est-elle un échec ?

19 février 2024

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La faim et les moyens. L’aide à l’Afrique est-elle un échec ?

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Le continent africain a connu plus de soixante ans d’aides au développement, entamées au lendemain des indépendances. Mais l’aggravation de la pauvreté sur le continent remet en question son utilité, tandis que la Chine et la Russie viennent bousculer les règles.

Article paru dans le numéro 50 de mars 2024 – Sahel. Le temps des transitions.

À l’échelle de la planète, l’aide au développement a fortement augmenté au cours des dernières années, atteignant le niveau record de 204 milliards de dollars en 2022 selon l’OCDE, soit une hausse de 13,6 % en un an. La France en particulier figure au quatrième rang des contributeurs mondiaux à l’aide publique au développement avec 16 milliards de dollars versés, principalement au profit de l’Afrique. 

L’aide, frein silencieux de la croissance en Afrique

Continent prioritaire en matière d’aide, l’Afrique a reçu la somme colossale de plus de 1 000 milliards de dollars depuis 1960, période charnière des indépendances africaines. En tête des donateurs se trouvent la Banque mondiale, le Fonds monétaire international (FMI), l’Union européenne et les Nations unies. L’essentiel de l’aide octroyée par ces institutions se fait sous forme de prêts, mais plusieurs pays du continent ont aussi bénéficié d’allégements ou de moratoires de dette publique à travers les mécanismes du Club de Paris, qui réunit le groupe informel des créanciers de ces pays. 

Toutefois, la dépendance à l’aide de l’Afrique s’accroît à mesure que s’accumulent les défis à relever. Le continent abrite 33 des 46 pays les « moins avancés » recensés par les Nations unies et la fréquence des guerres y est plus grande que dans toute autre partie du monde. Au Sahel ou dans la Corne de l’Afrique, des millions de personnes ont été déplacées à cause des conflits en cours et dépendent de l’aide humanitaire pour garantir leur subsistance. Coups d’État, corruption, crises politiques et sociales, maladies et exodes semblent se concentrer sur ce continent meurtri, sans que l’aide ne parvienne à renverser les tendances.

L’aide au développement à l’Afrique est aujourd’hui de plus en plus mise en cause, car les montants versés ne se sont pas traduits en points de croissance. Loin de connaître le décollage économique escompté, l’Afrique s’est globalement appauvrie : la richesse par habitant du continent y est aujourd’hui plus faible qu’en 1970, du fait notamment de la croissance démographique. Alors que l’extrême pauvreté recule dans le monde et ne concerne plus que 10 % de l’humanité, elle tend à augmenter en Afrique subsaharienne. Celle-ci abrite aujourd’hui 60 % des individus en situation d’extrême pauvreté dans le monde, soit 389 millions de personnes vivant avec moins de 2,15 dollars par jour. En 2050, elle pourrait concentrer 90 % de toutes les personnes vivant dans l’extrême pauvreté, tandis que sa population passera de 1 milliard d’habitants à 2 milliards en 2050, puis 4 en 2100. 

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Le contexte international ajoute des défis supplémentaires au développement de l’Afrique. Malgré un montant record de l’aide publique au développement en 2022, les financements alloués à l’Afrique subsaharienne la même année ont chuté de 7,8 % pour s’établir à 29,7 milliards de dollars. Un recul qui s’explique par le conflit en Ukraine – les bailleurs de fonds internationaux ayant accru leur aide au profit de Kiev – et qui rend la situation économique en Afrique subsaharienne très incertaine, le continent subissant une conjonction de contraintes financières. Déjà sous pression au sortir de la crise sanitaire, la situation de surendettement dans laquelle se trouve une vingtaine de pays africains et la hausse des taux d’intérêt sur les marchés internationaux réduisent leur capacité d’accès au crédit. Les putschs militaires au Mali, Burkina Faso, Niger, Gabon et Guinée ont encore aggravé le manque de confiance des investisseurs dans cette région du monde. Après le Mali en 2022, la France a suspendu son aide publique au développement au Niger et au Burkina Faso en 2023 en réponse à ces coups d’État, alors même que l’insécurité progresse au Sahel et que plus de 30 millions de personnes y ont besoin d’assistance humanitaire. 

Un plan Marshall pour l’Afrique

L’idée d’une politique d’aide à l’Afrique est née du succès de plan Marshall en Europe. Entre 1948 et 1952, les États-Unis transférèrent plus de 13 milliards de dollars pour aider à la reconstruction de l’Europe au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Cette opération a été l’un des plus grands succès économiques et de politique étrangère du xxe siècle. Mais comme le souligne l’économiste zambienne Dambisa Moyo, présenter les résultats du plan Marshall comme une garantie de réalisations similaires en Afrique est trompeur, car il s’agit de réalités différentes. 

En termes de volume, les flux du plan Marshall ne dépassèrent jamais 3 % du PNB des pays concernés. L’Afrique, de longue date abreuvée par l’aide, reçoit l’équivalent de 15 % de son PNB par endroits. En outre, le plan Marshall avait une durée limitée et des objectifs clairs, il ne dura que quatre ans seulement. L’Afrique, elle, voit affluer une aide ininterrompue depuis plus de soixante ans, sans parvenir à susciter une croissance économique durable. Comme rien n’indique que cette aide pourrait un jour se tarir, les gouvernements africains sont amenés à considérer l’aide comme une source de revenus permanent. Un état qui, naturellement, n’incite pas à chercher d’autres moyens de financer le développement. 

Enfin, le plan Marshall s’est déroulé dans un contexte différent. Si endommagées que furent les nations européennes, elles étaient dotées d’institutions solides, d’une administration expérimentée, d’entreprises bien gérées et d’organismes sociaux efficaces. La réalité des pays d’Afrique est distincte : il s’agit de construire et non de reconstruire. Or l’afflux de milliards mal maîtrisés dans à peu près tous les aspects de l’économie (fonction publique, éducation, armée, infrastructure, etc.) a pour résultat de saper l’établissement d’institutions aussi bien qu’une croissance durable. Cette politique de transferts massifs s’est avérée être un facteur d’érosion des structures économiques et politiques sur le continent, creusant d’autant l’état de dépendance par les pays bénéficiaires. Pour Moyo, « plus l’aide étend son champ, plus corrosive est son action, plus grande est la culture de dépendance de l’aide ». 

Spectacle humanitaire et tapage médiatique

L’aide aux pays les plus pauvres est sans doute l’une des plus belles idées de notre temps. 

Mais derrière la noblesse de l’intention, il est difficile de ne pas voir le spectacle de la souffrance comme l’une des problématiques de l’humanitaire moderne. Dans la « société du spectacle » diagnostiquée par Guy Debord, les images sont sélectionnées selon une logique du retentissant et du photogénique. Devant la chronique des désastres diffusés en temps réel, aucun d’entre nous ne peut dire : « Je ne savais pas. » Le poids des mots renforce le choc des photos, l’émotion occupe alors le champ de la réflexion. Une légitimité éthique de l’action humanitaire encore renforcée par l’observation de René Girard : « Aujourd’hui, les victimes ont des droits. » 

Si l’efficacité médiatique est un objectif légitime, son prix est celui d’une double occultation. Tout d’abord, cette mise en scène médiatique convoque une morale de l’urgence : le temps de l’aide humanitaire est celui de l’immédiat, qui ignore le passé comme l’avenir. Or l’urgence est toujours provisoire. Des aides temporaires ne sauraient constituer une politique durable et il convient de s’interroger sur la gestion de l’après-crise. Dans notre société télévisuelle, le risque est grand, comme le dit l’ancien président de Médecins sans frontières (MSF) Rony Brauman, de voir « le spectacle du secourisme tenir lieu de politique », c’est-à-dire le soulagement ponctuel du malheur se substituer à la lutte des causes profondes du mal. Au Nigeria, la famine au Biafra de la fin des années 1960, très médiatisée, est emblématique. Passées les premières images de l’humanitaire spectacle et la vague d’émotion collective, le Biafra s’effondrait dans l’indifférence générale quelques mois plus tard, épuisé par la famine et la guerre. Le monde s’était intéressé momentanément aux souffrances du Biafra et non à sa cause.

En outre, ces représentations médiatiques creusent un déficit de reconnaissance pour les populations dans le besoin. Comme l’écrit Amadou Hampaté Bâ, « la main qui reçoit est toujours au-dessous de la main qui donne ». La compassion abaisse et bâillonne celui qu’elle prétend aider. Que nous laisse voir l’action humanitaire et le charity business des populations secourues, sinon des mains tendues, des regards anonymes et des cris silencieux ? L’aide ignore la soif d’identité, le désir de dignité et les raisons d’espérer des populations en danger. Elle peut même devenir source de soupçons ou instrument de dépendance, terreau du rejet. Au Sahel, la France a suspendu son aide dans un contexte de montée d’un sentiment anti-français, alors même que le Mali, le Burkina Faso et le Niger connaissent une crise humanitaire d’ampleur. 

La Chine et la Russie en embuscade

En dépit des apparences, l’action humanitaire ne saurait être considérée comme un instrument apolitique. L’octroi de l’aide par des donateurs est le plus souvent assortie de conditions, notamment en ce qui concerne l’engagement à respecter le processus démocratique, le respect des droits humains, la transparence dans la conduite des affaires publiques, l’efficacité dans la gestion économique et financière, ainsi que l’application de lois anti-corruption visant à s’assurer que les fonds ne soient pas détournés. Conditions justifiées, mais dont nombre de pays africains peinent à remplir. Aussi, obtenir un prêt de la Banque mondiale relève souvent de la gageure.

Face à cette « conditionnalité » de l’aide, parfois perçue comme une forme d’ingérence dans les affaires étatiques, d’autres acteurs sont en train de gagner en influence sur le continent. La Russie en particulier est sans doute celui qui a le plus accru son influence ces dernières années. Si elle a peu à offrir à l’Afrique sur le plan économique, elle permet aux nations africaines la possibilité de diversifier leurs partenariats, par exemple en matière d’assistance sécuritaire.

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Bousculant les agendas internationaux du développement, la Chine n’a cessé elle aussi de consolider sa présence sur le continent. Bien moins exigeante sur le plan des garanties que doivent présenter les gouvernements africains, l’offre de développement de la Chine séduit un nombre croissant de pays. Quant aux investissements de la Chine en Afrique, ils « ne s’accompagnent d’aucune condition politique. La Chine ne s’immisce pas dans les affaires intérieures de l’Afrique et ne lui impose pas sa volonté » affirmait le président chinois Xi Jinping lors du septième Forum sur la coopération sino-africaine en 2018. Le géant asiatique, vierge de toute histoire coloniale en Afrique, a investi chaque année plusieurs milliards de dollars depuis les années 2010 dans des infrastructures (routes, chemins de fer, ports) ou des parcs industriels, au point d’en devenir son premier partenaire commercial. 

Faire advenir le développement

Une action est efficace si les objectifs sont atteints. Elle est profitable si les résultats sont obtenus au moindre coût. Elle est juste lorsque les retombées sociales de l’intervention bénéficient au plus grand nombre et en premier lieu les plus vulnérables. C’est par rapport aux objectifs initiaux de l’aide en Afrique – la croissance économique durable et l’allègement de la pauvreté – que l’on doit juger de son efficacité. Or, selon ces critères, son échec est patent. Ainsi, des pays qui n’ont pas eu recours à l’aide, comme l’Afrique du Sud et le Botswana, ont constamment obtenu de meilleurs résultats que les pays assistés. Si, en cas de crise majeure, l’aide humanitaire est un impératif moral, ces aides ponctuelles ne sauraient constituer une politique durable. L’Afrique ne manque pas de ressources pour financer son développement, mais celui-ci implique de rompre avec le paradigme actuel de la dépendance. 

À propos de l’auteur
Catherine Van Offelen

Catherine Van Offelen

Consultante en sécurité internationale, spécialiste des questions de sécurité et de terrorisme au Sahel et en Afrique de l’Ouest.
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