<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La mise en scène de la conquête spatiale dans le cinéma chinois

6 décembre 2025

Temps de lecture : 8 minutes

Photo : Le vaisseau spatial habité Shenzhou-15 et sa fusée porteuse Longue Marche-2F sont transférés vers la zone de lancement du Centre de lancement de satellites de Jiuquan, dans le nord-ouest de la Chine, le 21 novembre 2022. (Photo : Wang Jiangbo/Xinhua) © SIPA

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La mise en scène de la conquête spatiale dans le cinéma chinois

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Rapidement mobilisé comme un outil de mobilisation des masses, avant même l’avènement de la République populaire en 1949, le cinéma chinois a ignoré la conquête spatiale. Et ce, en dépit du fait que le programme national soit ancien.

Un article à retrouver dans le N60 de Conflits. Vatican. La puissance du temps long.

Par Yohann Chanoir, Philippe Varnoteaux

Yohann Chanoir, agrégé et docteur en histoire, chercheur associé au Centre de recherches historiques (EHESS-UMR 8558, chargé de conférences à Sciences-Po).

Philippe Varnoteaux, docteur en histoire, membre de l’Institut français d’histoire de l’espace (IFHE), codirecteur de la collection « Histoires d’espace » aux éditions Ginkgo

En octobre 1956, le Comité central du Parti communiste crée la Cinquième académie, dont l’objectif est notamment la construction d’un lanceur afin de mettre en orbite un satellite. Le Spoutnik soviétique, un an plus tard, conforte les autorités chinoises à s’engager dans la conquête spatiale malgré un retard industriel et technologique considérable. Cette ambition bénéficie d’une assistance du grand frère soviétique, de la mobilisation de la nation et du retour au pays des étudiants engagés dans des programmes universitaires aux États-Unis.

Les efforts engagés se concrétisent le 24 avril 1970 avec la mise sur orbite du premier satellite national Dong Fang Hong 1 (« L’Orient est rouge 1 »). Or, le premier film de fiction chinois consacré à la conquête spatiale ne date que de 2019 ! Comment expliquer qu’en dépit des nombreux succès du programme spatial de l’empire du Milieu, ceux-ci aient été un territoire évité jusqu’en 2019 ?

Il nous semble que cette absence des écrans s’explique par le statut accordé à la science-fiction par le Parti communiste chinois (PCC). En effet, jusqu’en 1989, cette dernière est considérée comme une « pollution spirituelle », et à ce titre, bannie des écrans et des librairies. En 1989, le PCC change de paradigme, ce qui provoque la publication de nombreux écrits de science-fiction. Trente ans après, le premier film de science-fiction chinois – The Wandering Earth de Frant Gwo – relève de ce contexte en proposant une adaptation d’une nouvelle de Liu Cixin parue en 2000. Le succès de ce titre – cinquième film le plus rentable de l’histoire du cinéma chinois – incite les responsables du programme spatial à développer la mise en scène de l’exploration afin de maintenir ce soutien populaire, de la même manière dont la NASA a utilisé Hollywood pour nourrir la ferveur populaire autour de ses missions.

En 2020, l’Académie chinoise de technologie spatiale (CAST / China Academy of Space Technology) se rapproche ainsi de l’Administration nationale du film de Chine (CFA / China Film Administration) pour soutenir et orienter la production, la diffusion, la formation de spécialistes pour les futurs films. La CFA et la CAST invitent même les scientifiques, les ingénieurs, les experts de tout domaine, à livrer des avis et à apporter un soutien technique ou scientifique pour rendre les scénarios des films non seulement plus attrayants, mais aussi crédibles. De fait, The Wandering Earth et sa préquelle – The Wandering Earth II, Frant Gwo, 2023 – s’inscrivent dans ce double contexte. Il convient donc de s’interroger sur les modalités visuelles et narratives avec lesquelles le cinéma chinois met en scène la conquête spatiale tout en s’intéressant à la place de l’État au sein de cette mise en images.

Le dyptique The Wandering Earth

Le premier film s’apparente à un film-catastrophe. En 2078, la Terre est menacée d’être engloutie par une expansion anormale du Soleil. L’humanité, sous la dynamique de la Chine, construit plus de 10 000 réacteurs gigantesques qui doivent propulser la Terre afin qu’elle puisse rejoindre l’étoile Proxima du Centaure 2 500 ans plus tard. Le succès du film est tel que la société décide d’en faire une préquelle sous le titre The Wandering Earth II. Sorti en salle en 2023, ce second opus raconte comment le Moving Mountain Project (MMP / Projet Montagne Mouvante), soutenu par l’Unified Earth Government (UEG / Gouvernement de la Terre unifiée), engage la construction de milliers de réacteurs qui vont sauver notre planète.

Parallèlement, le film aborde la menée d’un projet annexe, Lunar Exile (Exil lunaire), chargé d’éloigner en même temps la Lune, afin de limiter son attraction gravitationnelle sur la Terre lorsque celle-ci quittera son orbite. Si le scénario apparaît quelque peu extravagant, il faut cependant admettre que certaines thématiques liées à l’astronautique ne sont pas de pure fiction.

Une exaltation de la technologie spatiale chinoise

Inscrits dans un futur à la fois apocalyptique et postapocalyptique, les deux films se caractérisent par une exaltation du savoir-faire chinois d’aujourd’hui et de demain. Les réacteurs offrent ainsi une anticipation saisissante de la maîtrise de la physique, de l’aéronautique et de l’astronautique par les savants chinois. Mais cette promotion de la technicité ne repose pas que sur l’imagination. Elle s’appuie aussi sur des créations avérées. Dans The Wandering Earth II, il est ainsi annoncé que « les images de la CSST ont été reçues ». Cette phrase est une allusion à un télescope spatial chinois bien réel, le China Space Station Telescope. Il s’agit d’un grand télescope optique spatial doté d’une résolution angulaire semblable au célèbre appareil américain Hubble ou HST (Hubble Space Telescope), mais avec un champ de vision 300 fois plus important. C’est la première fois que le CSST est présenté dans un film chinois. Aussi appelé Xuntian (Croiseur des cieux), il doit être lancé en 2025 ou 2026 sur orbite basse (400 km). Comme cela a été le cas pour le HST, il est prévu pour être visité et demeurer opérationnel grâce à des missions de maintenance avec des équipages. Son objectif sera d’observer les étoiles et les galaxies, mais aussi les mondes de notre système solaire dans plusieurs longueurs d’onde (ultraviolet, visible, proche infrarouge). Le message diffusé par le film est évident. Désormais, le HST et le télescope spatial James Webb ne seront plus les seuls mobilisés par les films de science-fiction, la Chine cherchant manifestement à faire jeu égal avec son rival américain.

De fait, cette référence s’inscrit dans un cadre plus large, celui d’un nouvel imaginaire proposé au public chinois et étranger, reposant sur un « fétichisme technique ». Celui-ci est également incarné par la station spatiale Ark (Arche). Structurellement impressionnante, elle rappelle le savoir-faire chinois en la matière. Car si les Soviétiques ont été les premiers à réaliser des stations orbitales modulaires imposantes, les Chinois se sont également lancés seuls dans la réalisation de telles structures. Si l’idée remonte aux années 1970, ce n’est qu’à partir de 1992-1993, au moment où les Américains invitent les Russes à participer à l’ISS, qu’un programme de station orbitale chinoise se dessine. Concrétisée en 2011-2016 avec Tiangong 1 (« Palais céleste 1 »), puis Tiangong 2 en 2016-2019, la dernière structure, la China Space Station (CSS), construite en un temps record en 2021-2022, montre le degré de technicité atteint par les ingénieurs chinois en peu de temps. Toutefois, la CSS, affichant un volume habitable de seulement 110 m3, ne peut rivaliser avec l’ISS (400 m2) et encore moins avec l’impressionnante Ark mise en scène dans les deux titres. Mais elle offre au public chinois un horizon d’attente, voire un but. Car l’équipe de tournage a décidé de ne pas reprendre l’aspect des stations spatiales mises en scène par le cinéma hollywoodien, « extrêmement propres et bien rangées ». L’Ark offre ainsi de nombreux signes d’utilisation, donnant une touche de réalisme à la structure. Les deux titres développent bel et bien un triomphalisme technologique.

Une anticipation de la conquête spatiale de demain ?

L’exaltation de la technologie spatiale se lit également dans l’évocation de dispositifs nouveaux. Il y a une incroyable saturation du paysage visuel par des vaisseaux, des navettes, des scaphandres, des astromobiles, des robots, au design très réaliste. Cette omniprésence d’engins en tout genre compose une des signatures visuelles de la saga. Elle souligne évidemment l’inscription de la saga dans le registre de la science-fiction, mais aussi suggère le futur (prochain ?) visage de l’exploration lunaire.

Il convient aussi de signaler la présence d’un ascenseur spatial au début de The Wandering Earth II. Ce dernier consiste à déployer un câble maintenu tendu par la force centrifuge grâce à la rotation de la Terre. Si l’idée est ancienne, le concept est sérieusement abordé en 1895 par le pionnier russe de l’astronautique Constantin Tsiolokovski (1857-1935), imaginant une tour gigantesque de 35 790 km de hauteur placée sur l’équateur pour amener par ascenseur des charges sur orbite géostationnaire. Le concept est repris et peaufiné notamment au début des années 1960 par l’ingénieur russe Youri Artsoutanov (1929-2019) proposant plutôt un câble au lieu d’une tour.

Depuis, l’idée revient régulièrement dans l’actualité astronautique. Quant à l’ascenseur imaginé dans Wandering Earth 2, le réalisateur a principalement consulté des spécialistes de l’Académie chinoise des sciences qui réfléchissent à ce concept futuriste. Comme le soulignent Shu Wang et Ewing Luo, Wandering Earth est « une union heureuse entre la science et le cinéma », où l’intrigue exploite de nombreuses technologies permettant d’envisager un futur réaliste, sous domination chinoise.

Le vaisseau spatial habité Shenzhou-15 et sa fusée porteuse Longue Marche-2F sont transférés vers la zone de lancement du Centre de lancement de satellites de Jiuquan, dans le nord-ouest de la Chine, le 21 novembre 2022. (Photo : Wang Jiangbo/Xinhua) © SIPA

Un cinéma sous influence

Les films sont conçus par la principale société chinoise de production de films : la China Film Group Corporation (CFGC). Celle-ci résulte d’une fusion décidée en 1999 à partir d’une société-mère, la China Film Corporation créée en 1951. À la différence des compagnies hollywoodiennes, cette société, comme l’ensemble des grandes entreprises de cinéma chinoises, est publique. Possédée par l’État, elle doit encourager la production, la distribution et l’exploitation de films en intégrant aussi bien le cinéma que la télévision et la vidéo. Cette décision de créer un groupe puissant, capable de rivaliser avec ses concurrents occidentaux, constitue l’amorce d’une nouvelle orientation politique inscrite dans le marbre par le PCC en 2007. Cette année-là, le XVIIe congrès du parti définit en effet une stratégie destinée à accroître l’attractivité de la Chine sur la scène mondiale en utilisant des idées, des faits, relevant de la culture nationale.

Dans ce cadre, le cinéma peut suivre deux orientations. La première consiste à exporter des productions relevant d’un fonds culturel ancien typiquement chinois, comme les films de sabre (wu xia pian), telle La Cité interdite (Zhang Yimou, 2007). La seconde est offerte par la déclinaison de types filmiques dominés jusqu’ici par les Occidentaux. On assiste dès lors à l’émergence de films d’action chinois (citons la saga Wolf Warriors avec deux titres entre 2015 et 2017), produits également par la CFGC et à l’apparition, plus tardive, de productions mettant en scène la conquête spatiale chinoise.

La reprise de codes narratifs du système étatsunien et la diffusion de ces deux titres sur Netflix, accessible dans 190 pays, soulignent et confirment les ambitions de la société de production publique. Il s’agit d’abord d’offrir au public un film de qualité, avalisé par le Parti, avec des figures connues et une esthétique familière aux Chinois en dépit des contraintes du genre de la science-fiction. La présence de l’acteur-réalisateur Wu Jing dans les deux productions le confirme. Il est en effet le cinéaste et le principal comédien des deux films d’action Wolf Warriors. En le convoquant, la CFGC n’entend pas profiter uniquement de la popularité d’une des stars du cinéma chinois. Elle mobilise aussi une figure nationaliste, dont le titre de ces deux films a donné son nom à la nouvelle orientation de la diplomatie chinoise à partir d’avril 2020. Par ailleurs, sa persona, autrement dit la somme des éléments issus des personnages incarnés par ce comédien, de son jeu d’acteur et de son image publique (il a participé aux missions d’assistance aux populations du Sichuan victime en 2008 d’un tremblement de terre), le rend crédible dans une production qui convoque autant le nationalisme que l’héroïsme au service du peuple. Mais l’ambition de cette production est loin de se limiter à ces seuls aspects. Le but est aussi de diffuser à une échelle globale un message destiné à « renforcer l’attractivité et l’influence » de la Chine. De toute évidence, l’évocation du programme spatial chinois dans les deux films relève également de la diplomatie publique.

Un miroir de la géopolitique selon Beijing ?

Produite par une société publique, inscrite dans une dynamique décidée par le PCC, la saga The Wandering Earth relève bel et bien d’un discours officiel. Les Américains y sont soit ignorés, soit dénigrés. La mission de rallumage du propulseur installé aux Célèbes dans le premier opus s’effectue par exemple sans aucun concours américain. Dans le second titre, les délégués des États-Unis récusent l’idée d’une Terre errante pour sauver l’humanité. Ils refusent d’ailleurs de sauver toute la population mondiale, militant d’abord pour épargner seulement un petit groupe à l’aide d’un vaisseau spatial. Puis ils lancent un contre-projet, le Digital Life Project (vie numérique), consistant à télécharger la conscience humaine afin d’atteindre l’immortalité numérique. L’acceptation des projets chinois par les autres nations incarne une nouvelle forme de gouvernance, non occidentale, mettant en avant des États émergents (Afrique du Sud, Brésil…) et un solide partenariat avec la Russie. Cette évocation d’un leadership chinois, appuyé sur des pays non occidentaux, n’est pas sans réalité. Elle reflète la coopération spatiale entre la Chine et ces nations. Ainsi, les Russes en mars 2021, puis les Sud-Africains en avril 2024 ont rejoint le programme ILRS (International Lunar Research Station), programme consistant à construire une base lunaire appelée à être occupée sporadiquement par des équipages. ILRS est la réponse chinoise au programme lunaire américain Artemis (2020), dont l’objectif est de ramener des humains à la surface de la Lune. De toute évidence, comme naguère dans le cinéma hollywoodien, la conquête spatiale dans ces deux productions chinoises apparaît davantage comme un prétexte que comme un contexte.

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À propos de l’auteur
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Fondée en 2014, Conflits est devenue la principale revue francophone de géopolitique. Elle publie sur tous les supports (magazine, web, podcast, vidéos) et regroupe les auteurs de l'école de géopolitique réaliste et pragmatique.

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