<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La montagne au Moyen-Orient : entre spiritualité et refuge

30 janvier 2025

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La montagne au Moyen-Orient : entre spiritualité et refuge

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La montagne au Moyen-Orient est le refuge de nombreuses communautés. Aujourd’hui, elle demeure surtout un lieu de nostalgie et d’attachement à l’histoire.

Article paru dans le N55. Géopolitique des montagnes

La montagne libanaise

C’est véritablement au cours de la seconde moitié du ve siècle que l’identité maronite se forge autour de son fondateur Mar Maroun. Les querelles théologiques faisant suite au concile de Chalcédoine de 451 vont ainsi faire du Liban (ce qu’on appellera ensuite le mont Liban) un espace de refuge et de liberté religieuse pour ces chrétiens persécutés par d’autres chrétiens (en l’occurrence l’Église de Byzance). Le mont Liban renvoie aujourd’hui à l’un des huit muhafazahs (gouvernorats), centré très au sud à Baabda, et qui n’épouse qu’imparfaitement le Liban maronite (la vallée sainte de la Qadisha est par exemple située dans un autre muhafaza, bien plus au nord). Là se trouvent les vestiges de ce que fut la tradition cénobitique maronite (Deir Qanoubin) ainsi que les villages perchés dans le ciel où purent s’épanouir, loin des brimades et des collecteurs d’impôts byzantins ou ottomans, une société montagnarde chrétienne unique dans la région.

Les druzes à cheval sur trois pays

De la même manière, certains druzes, c’est-à-dire adeptes d’al-Darazi, suppôt du calife fatimide al-Hakim qu’ils avaient divinisé, quittèrent l’Égypte au cours du xie siècle pour le Liban afin d’échapper au sort funeste de leur inspirateur. Leur communauté s’installa à l’abri des persécutions, dans le sud du mont Liban actuel, mais qu’on appelait autrefois le Chouf ou le djebel Druze. Mais on les retrouve aussi bien plus au sud (en Syrie actuelle), dans le massif volcanique du djebel el-Arab (les druzes préférant cette appellation pour rappeler leur parfaite arabité et faire oublier leur hétérodoxie absolue), dans ce paysage lunaire marqué par les carrières de pouzzolane et ces blocs noirs de basalte qui parsèment ses villes et ses champs. Et l’on peut noter que la région connaît la neige certains hivers. Enfin, ils sont encore 120 000 à vivre en Israël, sur le plateau du Golan (ou plus exactement le horst, c’est-à-dire un plateau soulevé par l’activité sismique).

Les alaouites

Pendant des siècles, les alaouites, minorité religieuse issue du chiisme, furent l’une des communautés les plus méprisées du Moyen-Orient. La phraséologie djihadiste les qualifie d’ailleurs de nosayris, à l’instar du théologien hanbalite de la fin du xiiie siècle Ibn Taymiyya, auteur d’une fatwa célèbre[1]. Considérés comme des hérétiques par la majorité sunnite, forcée de s’isoler dans les espaces montagneux de la côte du nord du Levant, ils ne doivent leur soudaine exposition politique qu’à un officier nommé Hafez al-Assad, parvenu en 1971 au poste de président de la République arabe syrienne. Depuis, c’est la communauté alaouite qui a fourni l’essentiel des cadres à cet État, dont Bachar al-Assad a hérité en juin 2000. En Syrie, les alaouites sont minoritaires à l’échelon national, mais localement majoritaire dans la région qui est leur foyer principal. Il s’agit de la chaîne de montagnes qui longe la côte orientale de la Méditerranée, laquelle, en dépit de son nom officiel de « montagnes côtières » (al-jibāl al-sāḥiliyya)[2], est communément désignée comme « la montagne des alaouites » (jabal al-ʿalawiyyīn).

Dans les années 1930, le village alaouite n’a rien à voir avec le village maronite de montagne. Ne connaissant pour tout mode de transport que les bêtes de somme, les Alaouites ignorent la voirie. « Les routes et les rues sont inexistantes comme le sont les voitures, les chariots et les charrues.[3] » Très vite, c’est l’exil qui s’impose pour les alaouites qui vont descendre de leur montagne pour s’employer dans les villes, comme domestiques souvent, quasi-esclaves que leur statut d’hérétiques aggrave encore. En particulier, étaient confiées à des familles sunnites de jeunes alaouites pour dix ans, employées comme bonnes à tout faire au sens très large du terme. Encore dans les années 1950, il était fréquent de recevoir une petite tape sur le crâne par un passant lorsqu’on était alaouite dans les rues de Lattaquié.

L’inexorable descente vers les plaines

Si la configuration topographique a fait de ces régions des bastions prétendument imprenables, il faut considérer que les conditions historiques et politiques de la montagne refuge sont désormais révolues. Même si le peuplement dans ces régions reste marqué par l’identité communautaire (Bcharré pour les maronites, Beiteddine pour les druzes du Liban, Qardaha pour les alaouites de la famille Assad), il faut bien constater que les minorités sont « descendues », en particulier les maronites et les alaouites. Le mandat français a joué un rôle puissant dans cette dynamique et par la suite les évolutions du monde arabe. Au moment de l’indépendance de la Syrie en 1945, les 2/3 de l’armée étaient composés d’alaouites. Dans la seconde moitié du xxe siècle, Lattaquié ou Homs sont rapidement devenues des villes avec des quartiers alaouites d’importance (25 % de la population ?), tandis que Damas devenait la première agglomération alaouite de Syrie (près de 500 000 avant la guerre). Le mouvement est le même pour les maronites qui ont quitté l’arriération et la dureté de la vie montagnarde pour Beyrouth ou la côte dès le xxe siècle, encouragés en cela par les multiples institutions éducatives, souvent chrétiennes, développées par la France sous le mandat français (1920-1943). Pour les druzes, quel que soit le pays envisagé, l’exode fut moins massif, pour des raisons géopolitiques (les druzes d’Israël peuvent difficilement rejoindre la Syrie) et géographiques (le Chouf libanais est proche de Beyrouth, le djebel Druze quant à lui a toujours conservé une part d’autonomie).

Alors que reste-t-il de la montagne ?

De la nostalgie d’abord, sans surprise. Les centaines de milliers de Libanais et Syriens, diasporiques ou non, se complaisent à évoquer les valeurs traditionnelles de leur montagne, l’air pur et la vie frugale des derniers habitants, avant de replonger dans l’agitation de Beyrouth, Paris, Chicago ou Caracas (où vit une importante communauté druze). En cas de coup dur, comme une guerre civile (ce qui est somme toute assez fréquent dans la région), les communautés se replient sur leur « réduit » : c’est le cas des alaouites pour partie ou des druzes de Jaramana, vaste quartier mixte (druze, alaouite, chrétien) de Damas visé continuellement par les tirs rebelles durant la guerre, et qui ont préféré gagner la région calme de Sweida, au sud de la Syrie. C’est moins vrai pour les maronites qui, lors de la guerre civile, ont choisi pour beaucoup l’exil en Europe et en particulier en France.

En revanche, restent toujours des traits distinctifs de caractère que l’histoire a consacrés. Le montagnard reste un féodal, marqué par une réputation de férocité, de rusticité inquiétantes pour ceux qui écrivent l’histoire, c’est-à-dire les urbains, et qui dans la région sont sunnites ou chrétiens orthodoxes. On n’oubliera pas la cruauté d’un Samir Geagea, originaire du fief maronite de Bcharré, exécutant pour le compte de ses chefs le massacre d’Ehden en 1978, où le chef maronite Tony Frangieh, sa femme et sa fille de trois ans ainsi que leur chien furent massacrés. Côté druze, l’inoxydable Walid Joumblatt fut un chef de guerre impitoyable, responsable des massacres du Chouf contre les maronites en septembre 1983, alors que Tsahal s’était retiré de la région. Quant aux alaouites de Syrie, le maintien au pouvoir de cette minorité montagnarde méprisée tient du miracle et du caractère impitoyable de ses méthodes : à la suite d’une vague d’attentats meurtriers orchestrés par les Frères musulmans à l’encontre de la communauté alaouite entre 1979 et 1982, la ville de Hama, devenue fief des Frères, est punie notamment par le frère d’Hafez, Rifaat al-Assad, qui y fera au moins 10 000 morts. C’est sans doute ce caractère montagnard, attaché à la survie d’une communauté et de ses alliés qui explique le succès du maintien au pouvoir de Bachar al-Assad, au grand étonnement de tous ceux qui lui donnaient quelques semaines pour tomber en 2011.

[1] « Les nusayris sont de plus grands mécréants que les juifs et les chrétiens. Ils sont plus mécréants que la plupart des polythéistes. »

[2] Encore de nos jours, les Syriens (et les chauffeurs de taxi) utilisent le terme « côtier » pour éviter de dire alaouite. En l’occurrence, l’adjectif est accolé à un accent particulier, qualifié de « côtier », mais qui est celui des alaouites, nombreux dans l’armée et les services de sécurité. On n’est jamais trop prudent.

[3] Voir l’ouvrage de Jacques Weulersse, Paysans de Syrie et du Proche-Orient, 1946.

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À propos de l’auteur
Frédéric Pichon

Frédéric Pichon

Professeur en classe préparatoire ECS, chercheur spécialiste de la Syrie. Dernier ouvrage paru : « Syrie, une guerre pour rien », Cerf, mars 2017.

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