Branche du soufisme née au tournant du xiie siècle, la Naqshbandiyya tire son nom de son maître à penser Baha el-Din Naqshband. De dimension plus spirituelle que théologique et juridique, les enseignements et les principes de cette confrérie continuent d’influencer le quotidien de millions de musulmans en Asie centrale. Le pèlerinage au mausolée de Kasri Arifon en Ouzbékistan continue d’attirer des milliers de croyants.
Article paru dans le N55 de Conflits. Géopolitique des montagnes.
Loin des préceptes communautaires érigés en dogme par les islamistes, la pensée mystique du soufisme privilégie la démarche personnelle pour se rapprocher de Dieu. Le soufisme remonte aux premiers siècles de l’islam, bien qu’il soit difficile d’en situer précisément l’origine. Ses premiers adeptes étaient des ascètes qui cherchaient à mener une vie simple, loin des richesses et des plaisirs du monde, pour se concentrer sur l’adoration du créateur. Le terme « soufi » est souvent dérivé du mot arabe ṣūf, qui signifie « laine », car les premiers soufis portaient des vêtements rudimentaires en laine en signe d’austérité. Une autre étymologie relie soufi à ṣafā, qui signifie « pureté », soulignant l’accent mis par les soufis sur la purification du cœur. L’utilisation des termes fakir ou derviche sont de surcroît utilisés pour les qualifier, en raison de leur frugalité. Au xiiie siècle, le penseur et jurisconsulte traditionnaliste Ibn Taymiyya n’a-t-il pas dit aux sujets de leur mode de vie que c’était un idéal « spécifiquement chrétien » ?
Un courant déviant
Les premiers soufis, voulant vivre la rencontre intérieure entre le croyant et son Dieu, se retirent aux confins du désert, notamment en Syrie et en Égypte, loin de la société, à l’instar des ordres monastiques chrétiens. Les intellectuels et les juristes musulmans s’en méfient et s’inquiètent de cette mise à l’écart voulue de la communauté des croyants. En effet, dans leur amour envers Dieu, ils préconisent le détachement à l’égard des choses de la vie, le jeûne, le silence, la méditation (al-tafakkour), la solitude ou encore la respiration, autant de préceptes qui vont à l’encontre de la pensée communautaire traditionnaliste.
Pour les soufis, la création reflète ces attributs divins. Derrière les apparences, les formes, le dogme et la loi, se trouve une réalité intérieure profonde (haqīqa) qui en constitue le véritable fondement et leur donne sens. Le soufi cherche à atteindre cette réalité en partant de l’observance extérieure de la loi (charia), puis en progressant sur la voie initiatique (tariqa), un chemin qui relie l’apparence à l’essence, la surface à la profondeur. De ce fait, le soufi est dans une quête perpétuelle afin de purifier son âme, de tendre vers Dieu et de devenir son propre miroir. Dans la pensée soufie, l’essentiel est d’extraire l’ego, les errements de l’âme pour s’effacer totalement devant Dieu. Le but principal du soufisme est de se substituer au Seigneur et de pouvoir déceler en chaque être humain une manifestation de Dieu.
Cette voie à suivre est donc sujette aux critiques acerbes de la part des traditionalistes qui y voient une menace pour l’unicité de l’oumma. De plus, l’autorité d’un cheikh qui va transmettre les préceptes et les différents enseignements est perçue comme une hérésie. Le philosophe, théologien et intellectuel syrien Ibn Arabi, qui a consacré sa vie au soufisme, a d’ailleurs indiqué « celui qui n’a pas de maître a pour maître Satan », en référence à l’importance d’un maître à penser pour se rapprocher de Dieu par la purification de l’âme et l’amour divin.
L’arrivée du soufisme en Asie centrale est consubstantielle des conquêtes arabes. Les prémices de l’islamisation de cette région remontent au viie siècle, après les conquêtes arabes sous les premiers califes omeyyades, à travers notamment les campagnes militaires menées par Qutayba ibn Muslim, qui a conquis la Transoxiane (région entre les fleuves Amou-Daria et Syr-Daria, aujourd’hui l’Ouzbékistan, le Tadjikistan, et une partie du Kazakhstan) vers 711-715. Cependant, la diffusion réelle de la nouvelle religion parmi les populations locales, majoritairement nomades, a pris plusieurs siècles. Après les premières victoires militaires, l’islamisation s’est faite progressivement grâce aux interactions commerciales, au travail des missionnaires soufis et à l’influence des élites locales qui ont adopté la religion musulmane. Des villes comme Samarkand et Boukhara sont devenues des centres intellectuels et religieux majeurs, où l’islam a pu s’enraciner durablement.
La Naqshbandiyya : entre vie monacale et intégration sociale
Outre les maîtres soufis itinérants, propageant leurs préceptes tout au long de leurs pérégrinations à travers la musique ou la poésie, l’Asie centrale a vu naître deux confréries (tariqa) soufies. La première est celle du poète kazakh Ahmad Yasawi qui prônait au xiie siècle une approche mystique, marquée par une austérité stricte et l’importance des pratiques extatiques comme la danse ou la musique. C’est le premier ordre en langue turcique. Ses enseignements ont exercé une influence dans le monde ottoman naissant et jusqu’à aujourd’hui chez les adeptes du culte alévi. Son mausolée est d’ailleurs le premier patrimoine historique reconnu par l’Unesco au Kazakhstan. La seconde confrérie, la Naqshbandiyya, a rayonné à travers les âges, des timourides jusqu’à l’époque soviétique, de l’Asie centrale au Balkans en passant par le Caucase et l’Inde.
À quelques encablures de la vieille ville de Boukhara, loin du brouhaha des touristes étrangers, une récente route asphaltée nous mène à Kasri Arifon. Sur place, pas l’ombre d’un Occidental. Des centaines d’hommes et de femmes sont vêtus de leur chapan, manteau traditionnel ouzbek, et portant le tubeteika, la calotte d’Asie centrale. Le site abrite le mausolée de Baha el-Din Naqshband, le fondateur de la confrérie soufie du même nom. Véritable lieu de pèlerinage pour des millions d’adeptes, des mosquées, des madrasas et un khanqah (monastère soufi) jouxtent l’édifice principal qui remonte au xvie siècle. Selon les dires des locaux, faire trois pèlerinages à Kasri Arifon équivaut à un pèlerinage à La Mecque. Fermé à l’époque soviétique, le mausolée a été rouvert en 1993 par l’ancien président ouzbèk Islam Karimov pour régénérer un discours patriotique avec des figures historiques de renom, à l’instar de Tamerlan.
Icône du soufisme dans la région, Baha el-Din Naqshband est né en 1317 dans une famille pieuse à Kasr-i Hinduvân (qui sera plus tard renommé Kasri Arifon en son honneur). Il a été introduit au soufisme très tôt, en étant pris sous la tutelle spirituelle de grands maîtres de l’époque, notamment Baba Muhammad Sammasi. À ses côtés, il apprend notamment les rituels religieux, les ablutions, mais surtout l’art et la manière de prier. Il a raconté que le cheikh lui avait recommandé de changer la méthode de sa supplication, de ne pas être dans une position de faiblesse et de lamentation. À la mort de ce dernier, Baha el-Din poursuivit son apprentissage avec un autre maître, Amir Kulal, qui devint son guide dans l’approfondissement de sa quête mystique.
Malgré son apprentissage avec ses maîtres, il s’est tout de même démarqué en développant une voie soufie unique. Il a refusé certaines pratiques ascétiques extrêmes de son époque et a plutôt prôné une approche spirituelle fondée sur la modération et l’intégration harmonieuse entre la vie mondaine et la vie mystique. Son surnom Naqshband est souvent traduit par « celui qui grave le motif » ou « celui qui imprime le cœur ». Ce surnom souligne son rôle de sculpteur spirituel, capable de graver l’amour de Dieu dans le cœur de ses disciples. Selon certains récits, le terme « Naqshband » pourrait aussi faire référence à son travail initial comme artisan, avant qu’il ne se consacre pleinement à la vie spirituelle.
Baha el-Din a adopté une approche du soufisme qui valorise la simplicité et le dépouillement spirituel, en accordant une grande importance à la pratique intérieure plutôt qu’aux rituels extérieurs ostentatoires. Il prônait le dhikr khafi, une forme de rappel silencieux et intérieur du nom de Dieu, par opposition au dhikr vocal utilisé dans d’autres confréries soufies. Il soulignait également la nécessité de rester actif dans le monde tout en étant engagé spirituellement, insistant sur l’équilibre entre la pratique religieuse et les responsabilités sociales.
Mausolée de Kasri Arifon en Ouzbékistan. © Alexandre Aoun
Des enseignements combattus par les Soviétiques
À sa mort en 1389, il laisse derrière lui 11 principes qui sont les fondements spirituels de la confrérie Naqshbandiyya. Ces règles visent à guider les disciples vers une vie de piété, de purification intérieure et de proximité avec Dieu. L’enseignement de cette branche soufie met l’accent sur la vigilance spirituelle continue grâce à la respiration, l’évitement des distractions en étant conscient de ces actions, la quête d’une connaissance de soi, la concentration sur le divin même au contact de la société, le rappel constant du créateur de manière silencieuse, l’importance de tout remettre à Dieu, que chaque action est accomplie pour lui. Cette doctrine, qui constitue une réelle philosophie de vie, valorise de surcroît la protection du cœur contre tout élément impur ou toute pensée négative, le rappel constant de Dieu même durant les tâches quotidiennes, la conscience du moment et de l’instant, la conscience du nombre afin d’assurer une dévotion régulière et mesurée et enfin la réalisation de la présence de Dieu dans le cœur.
Bien que née en Asie centrale, la confrérie s’étend rapidement vers le sous-continent indien et vers l’Empire ottoman. Contrairement à certaines autres branches soufies, la Naqshbandiyya a souvent encouragé une participation active dans la société, y compris sur le plan politique. Cela a contribué à son influence dans l’administration ottomane et dans d’autres sphères de pouvoir. Le califat ottoman voyait la Naqshbandiyya comme un moyen de consolider l’autorité religieuse et politique. En Asie centrale, particulièrement sous les timourides, les leaders naqshbandis jouaient un rôle dans la médiation des affaires politiques locales. En Inde, la confrérie a également joué un rôle important grâce à des figures telles que Ahmad Sirhindi, qui a réformé et renforcé la voie au xviie siècle. Ce renouveau a contribué à la préservation des valeurs islamiques en Inde sous l’influence de l’Empire moghol.
Sous l’ère soviétique, la Naqshbandiyya a subi des périodes de persécutions intenses. Moscou, dans le cadre de sa politique antireligieuse, considérait les confréries soufies comme une menace potentielle pour le régime communiste, en raison de leur influence spirituelle et sociale. Dès la révolution bolchevique de 1917, les autorités soviétiques ont adopté une politique visant à supprimer toute forme d’expression religieuse, y compris les pratiques soufies. Les mosquées et madrasas ont été fermées, les biens religieux confisqués, et les activités spirituelles strictement encadrées. Le mausolée de Baha el-Din est d’ailleurs fermé et laissé à l’abandon pendant la période soviétique. Beaucoup de muraqibs (guides spirituels) et de disciples ont été arrêtés, emprisonnés, ou même exécutés. L’organisation des khanqahs a été démantelée et la pratique du soufisme est devenue clandestine. En dépit de cette répression, les enseignements naqshbandis ont souvent survécu en secret, avec des cercles spirituels discrets continuant à se réunir dans des maisons privées pour pratiquer le dhikr et poursuivre les rituels soufis.
Après la chute de l’Union soviétique en 1991, les lieux de pèlerinages, notamment celui de Kasri Arifon sont restaurés et restitués. Le gouvernement ouzbek, bien que laïc, a incité à une forme de retour du soufisme, voyant dans la Naqshbandiyya un rempart contre les formes d’islam radical. Le soufisme a été présenté comme un facteur de stabilité, de paix et de continuité avec l’histoire spirituelle de l’Ouzbékistan.
Bibliographie :
Thierry Zarcone, Le soufisme : voie mystique de l’islam, Galimard (2009).
Bahtijar Babadžanov, « Le renouveau des communautés soufies en Ouzbékistan », Cahiers d’Asie centrale.
Thierry Zarcone, « Soufis d’Asie centrale au Tibet aux xvie et xviie siècles », Cahiers d’Asie centrale.