La Russie se pense comme un État civilisationnel. Entretien avec Mark Galeotti

15 août 2025

Temps de lecture : 14 minutes

Photo : Moscou, 18 mars 2022. Le président russe Vladimir Poutine assiste à un concert intitulé "Crimean Spring" (Printemps de Crimée) organisé au stade Luzhniki pour marquer le 8e anniversaire de la réunification de la Crimée avec la Russie. C : Ramil Sitdikov/POOL/TASS/Sipa

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La Russie se pense comme un État civilisationnel. Entretien avec Mark Galeotti

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L’establishment politique russe considère la Russie comme un « État civilisationnel » doté d’une sorte de droit divin à s’ingérer dans les affaires de ses voisins de l’espace post-soviétique. Mais la Russie connaît un déclin relatif très marqué : sur le plan économique, technologique, militaire, démographique et, selon certains, même culturel. Entretien avec Mark Galeotti

Entretien avec Mark Galeotti. Propos recueillis par Henrik Werenskiold

Mark Galeotti (Londres) est historien et l’un des meilleurs connaisseurs de la Russie actuelle. Il est professeur honoraire à l’UCL School of Slavonic and East European Studies, senior associate fellow au Royal United Services Institute et associate fellow en géopolitique euro-atlantique au Council on Geostrategy.

Peut-on donc affirmer qu’il existe un décalage croissant entre la puissance réelle de la Russie et ses ambitions géopolitiques ? Si oui, quelles pourraient être les conséquences géopolitiques à long terme de ce décalage ? Et pourquoi cette dissonance cognitive est-elle si profondément ancrée au Kremlin ?

La dissonance cognitive est tout à fait la bonne façon d’aborder la question. Elle résulte de deux éléments. Tout d’abord, il y a cette idée à long terme que l’élite russe cultive depuis des générations au sein du pays : même si la Russie se considère comme un pays européen, elle a le sentiment de ne pas être traitée comme tel.

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Les élites russes et la population russe se considèrent essentiellement comme faisant partie de l’Europe, mais elles se sont néanmoins senties exclues de l’Europe, et peut-être pas sans raison. L’un des tout premiers commerçants-explorateurs anglais en Russie, par exemple, considérait ce pays comme un voisin rustre et arriéré et le qualifiait de « royaume grossier et barbare ».

Il y a donc eu ce désir de se projeter à nouveau dans l’Europe et de s’y imposer presque de force. Et les Russes estiment qu’ils y ont droit, en raison d’une certaine mythologie qui s’est développée dans la mentalité russe : celle selon laquelle, à maintes reprises, la Russie a sauvé la civilisation européenne au prix de son sang.

Qu’il s’agisse des conquêtes mongoles, de Napoléon ou d’Hitler, il existe une idée – qui, soyons honnêtes, n’a pratiquement aucun fondement historique – selon laquelle les Russes se sont sacrifiés pour sauver l’Europe. Les Russes ont donc presque le sentiment que l’Europe leur est redevable. C’est quelque chose que l’on observe depuis longtemps. Cela précède non seulement Poutine, mais aussi l’Union soviétique. En effet, c’est quelque chose que l’on retrouve à l’époque tsariste.

Qu’en est-il des dirigeants actuels ?

Il y a actuellement un problème très spécifique, à savoir que la Russie est toujours dirigée par la dernière génération véritable de l’Homo Sovieticus. Ce sont des personnes qui ne sont pas seulement nées à l’époque soviétique, mais qui ont également suivi leur éducation et fait leurs premières expériences professionnelles à cette époque. Puis, soudainement, tout le système s’est effondré autour d’eux.

Ils se sont alors retrouvés dans le chaos anarchique des années 1990, dans un pays considéré par la communauté internationale comme un problème géopolitique plutôt que comme une grande puissance. En réaction à cela, on a assisté à une tendance néo-impérialiste sous Poutine. C’est un sentiment de droit mêlé de colère. Il existe en effet une profonde amertume alimentée par un sentiment de trahison de la part de l’Occident.

C’est assez fascinant quand on essaie de l’analyser, non seulement en lisant les textes de Poutine, mais aussi en le regardant parler de l’Europe. Poutine n’est pas vraiment un homme qui exprime ses émotions, même dans les meilleurs moments. Mais malgré cela, on sent une colère amère émerger lorsqu’il évoque la manière dont, selon lui, l’Occident a maltraité la Russie tout au long de l’histoire.

C’est évidemment terrible à l’heure actuelle, et cela se manifeste de toutes sortes de façons, notamment dans la guerre en Ukraine, où l’on a le sentiment que l’Ukraine est en quelque sorte volée à la Russie par l’Occident. Dans l’esprit de Poutine, les Ukrainiens n’ont bien sûr aucune liberté d’action.

Carte de l’Ukraine et de la Russie montrant les régions russes à moins de 300 kilomètres des régions ukrainiennes contrôlées par Kiev, soit la portée potentielle des missiles longue portée de l’Ukraine sur le territoire russe / AFP / Valentina BRESCHI

Cependant, il y a un côté positif à cela, dans le sens où je pense que cette mentalité est particulièrement ancrée dans la génération politique actuelle, qui est après tout une génération de plus en plus vieillissante. Il suffit de regarder la prochaine génération de dirigeants politiques : ils sont toujours nationalistes, ils ont toujours une certaine arrogance quant à la place de la Russie dans le monde, et certainement quant à la place de la Russie en Eurasie. Mais je pense que ce sentiment n’est pas aussi profond.

Et, plus précisément, elle n’est pas accompagnée de ce sentiment supplémentaire d’injustice : l’idée que tout ce qui a mal tourné à la fin de l’ère soviétique et au début de l’ère post-soviétique est le fait de l’Occident, plutôt que le simple résultat de mauvaises décisions politiques prises en Russie. J’espère donc que la guerre en Ukraine, qui, même si elle se termine par ce que Poutine prétend être une victoire, sera clairement une perte catastrophique pour la Russie, sera un moment qui donnera à réfléchir.

J’espère en effet qu’elle sera similaire à la crise de Suez pour la Grande-Bretagne ou à la guerre d’Algérie pour la France, moments où des puissances post-impériales vieillissantes, qui avaient encore du mal à accepter qu’elles n’étaient plus des colosses mondiaux, ont été contraintes d’adopter une vision plus réaliste de leur place dans le monde. C’est l’interprétation la plus optimiste ; nous devrons simplement attendre de voir.

Qu’en est-il de la surextension impériale qui entraîne des conséquences géopolitiques négatives dans sa périphérie, en particulier dans des régions comme le Caucase et l’Asie centrale ?

La surétirement impérial nuit déjà à la Russie. Le pays a effectivement perdu son influence dans le Caucase du Sud. L’Arménie et l’Azerbaïdjan, deux nations qui nourrissent des griefs profonds, notamment la récente campagne de l’Azerbaïdjan que de nombreux observateurs qualifient de nettoyage ethnique des Arméniens du Haut-Karabakh, négocient désormais directement entre elles. Elles cherchent à résoudre leurs différends sans dépendre de la Russie en tant que puissance hégémonique régionale. L’Arménie a commis l’erreur de compter sur Moscou, et elle s’est rendu compte après février 2022 que Moscou n’était pas en mesure de la protéger de manière significative.

De même, en Asie centrale, en janvier 2022, juste avant l’invasion de l’Ukraine, le président kazakh Kassym-Jomart Tokayev a été confronté à un étrange mélange de coup d’État, d’insurrection et de crise constitutionnelle dans un conflit avec son prédécesseur et ancien protecteur, Nursultan Nazarbayev. Au cours de ce conflit, les Russes sont intervenus très rapidement – et, franchement, très efficacement – pour rassembler une force multinationale au nom de l’OTSC afin d’apporter un soutien politique à Tokayev. Ainsi, jusqu’en janvier, les Russes étaient encore un acteur clé au Kazakhstan, qui est, selon moi, le pays le plus important d’Asie centrale.

Depuis lors, cependant, la situation géopolitique a changé. On pourrait penser que Tokayev ferait preuve de gratitude, mais au contraire, il s’est souvent montré très critique à l’égard de la conduite de la Russie et de la guerre. Et, comme tous les autres pays d’Asie centrale, il cherche à renforcer encore ses liens avec Pékin. En fait, Tokayev veut essentiellement monter Moscou, Bruxelles, Washington et Pékin les uns contre les autres. D’une certaine manière, je dirais donc que la Russie a déjà perdu son rôle de garant de la sécurité en Asie centrale, qui était sa fonction principale.

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Il y a en outre la situation en Moldavie, où se trouve ce petit pseudo-État de Transnistrie. Là-bas, les Russes peuvent semer le trouble, mais c’est franchement tout ce qu’ils peuvent faire. Alors, de quoi se compose l’empire russe aujourd’hui ? De la Biélorussie. Eh bien, je souhaite toute la joie possible à Poutine, d’autant plus que le rusé Loukachenko, bien qu’il dépende de Poutine, sait aussi qu’il ne doit pas se rendre totalement dépendant de lui. Je pense donc que cette expansion impériale excessive a déjà eu lieu et que la Russie en subit désormais les conséquences géopolitiques.

En ce qui concerne les relations entre Moscou et Minsk, on parle depuis longtemps d’un État unioniste entre la Russie et la Biélorussie, qui fusionnerait essentiellement les deux pays. Ainsi, lorsque la guerre en Ukraine prendra fin, avec un gel des lignes de front ou quelle que soit l’issue, pensez-vous que Poutine jettera alors son dévolu sur la Biélorussie ?

Eh bien, je ne sais pas quel poids il aura réellement. Le fait est qu’il est clair que Loukachenko n’a pas l’intention de devenir simplement ce qui serait en fait le gouverneur de l’oblast de Biélorussie, la région biélorusse, si une unification pure et simple avait lieu. En effet, Loukachenko a encore des cartes à jouer pour empêcher une telle tentative, en se rapprochant de l’Occident.

Compte tenu de la manière dont l’Union européenne a traité l’Azerbaïdjan, il est clair que l’Occident peut se montrer monstrueusement cynique lorsqu’il le souhaite. Bien que l’on puisse affirmer que Loukachenko a définitivement coupé les ponts avec l’Europe après la répression brutale des manifestations en Biélorussie, je soupçonne que dans un scénario post-Ukraine, si la Russie exerce une pression trop forte sur lui, il pourrait encore tenter de tendre la main, sinon à Bruxelles, du moins à Varsovie et Vilnius, afin de rétablir certaines relations.

Et je pense que c’est la carte qu’il pourrait jouer contre Poutine, en disant : « Ne me poussez pas trop loin, car je peux probablement trouver un autre refuge. » Donc, je pense qu’il y a une limite, franchement, à ce que Poutine peut faire avec la Biélorussie, ou à ce qu’il doit faire. De son point de vue, la Biélorussie, en termes de sécurité militaire, est déjà un vassal de la Russie, et je pense que cela lui suffit. Il n’a pas besoin de l’intégrer dans une Grande Russie.

N’oubliez pas qu’après tout, l’objectif initial de Poutine en Ukraine n’était pas une annexion pure et simple. Il voulait simplement mettre en place, en substance, un Loukachenko ukrainien, quelqu’un qui comprendrait au moins que son pays fait partie de la sphère d’influence de la Russie et ne pourrait pas s’y opposer. Alors, se contenterait-il d’un État fantoche servant de zone tampon en Biélorussie ? Compte tenu des défis auxquels Poutine sera confronté dans l’ère post-Ukraine, je pense qu’il sera trop occupé pour vouloir plus que cela.

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L’État union n’est donc pas à l’ordre du jour dans un avenir proche. D’une manière générale, je pense que le projet d’État union est un concept très pratique pour harmoniser diverses questions – par exemple, le contrôle des passeports à la frontière entre les deux pays –, mais qu’il a peu de chances d’aboutir.

Revenons à l’idée que la Russie fait partie de la civilisation européenne. De nombreux Russes se considèrent comme européens. Poutine a exprimé à plusieurs reprises son admiration pour Pierre le Grand, le tsar qui a cherché à européaniser la Russie. Comment l’image que la Russie a d’elle-même en tant que puissance européenne s’accorde-t-elle avec l’insistance de l’élite à affirmer que la Russie est une civilisation distincte, eurasienne ?

Je ne pense pas que beaucoup de Russes soient inspirés par cette idée d’une Russie comme entité civilisationnelle totalement distincte. Je veux dire, c’est agréable à entendre, mais après tout, quelle nationalité n’aime pas qu’on lui dise qu’elle est spéciale et merveilleuse, surtout en temps de crise ? Je pense qu’il est juste de dire que nous, les Britanniques, ne sommes pas totalement immunisés contre cet amour de l’exceptionnalisme.

Il suffit de regarder Poutine lui-même. Il est fascinant qu’il cite Pierre le Grand comme exemple d’européanisation, car Pierre le Grand était le plus superficiel des européanisateurs. Ce qu’il voulait, c’était choisir ce qui lui plaisait. Il voulait une marine. Il voulait de l’artillerie. Et si vous voulez une marine et de l’artillerie, vous devez avoir, par exemple, des gens formés en mathématiques pour comprendre les trajectoires.

Mais il ne voulait pas vraiment mener à bien le changement culturel radical qui aurait été nécessaire pour que l’Empire russe ressemble davantage aux pays européens auxquels il aspirait, comme les Pays-Bas et la Grande-Bretagne. Je ne pense donc pas que Poutine comprenne vraiment ce que signifie être un pays européen.

Cependant, la plupart des Russes croient, d’une certaine manière, qu’ils sont actuellement plus européens que les Européens. Ils pensent que l’Europe a perdu son chemin parce qu’on leur a servi toute cette propagande sur la « Gayropa » et la dégénérescence morale générale de l’Europe.

C’est donc agréable de s’entendre dire : « Oui, mais vous êtes les vrais Européens ». Mais en fin de compte, je pense que pour la plupart des Russes, l’idée qu’il faille garder l’Europe à distance parce que la Russie est quelque chose de distinct et d’unique ne fait pas vraiment sens. En ce qui les concerne, ils se retrouvent avec l’Europe d’un côté et la Chine de l’autre. Il s’agit donc plutôt de choisir si l’on est un pays européen ou un pays asiatique. Le concept d’eurasisme, parfois populaire parmi les élites politiques, n’a aucun attrait pour les masses.

En fin de compte, c’est l’une des raisons pour lesquelles je reste – de manière profondément démodée, mais néanmoins – optimiste quant à l’évolution politique et sociale de la Russie à long terme. En effet, je pense – et nous parlons ici de plusieurs générations à venir – que la Russie sera beaucoup plus intégrée à l’Europe, y compris à ses valeurs et à sa culture. Mais pour l’instant, nous devons reconnaître que Poutine ne laissera pas cela se produire, et nous devons attendre son départ pour que cela se reflète au niveau politique.

Relations entre la Russie et la Chine

Un article récent du New York Times affirmait que certaines parties des services de renseignement russes, en particulier le FSB, sont de plus en plus inquiètes du renforcement des relations entre Moscou et Pékin. Certaines craignent une dépendance technologique qui rendrait la Russie vulnérable à l’espionnage, ainsi qu’une asymétrie économique qui donnerait à la Chine un moyen de pression potentiel.

Certains vont même jusqu’à affirmer que la Russie s’oriente vers une relation de vassalité avec la Chine et que Pékin pourrait un jour chercher à récupérer les territoires perdus au profit de Moscou en vertu du traité d’Aigun de 1858. Pourquoi le Kremlin semble-t-il déterminé à renforcer ses relations avec Zhongnanhai malgré ces risques ?

Et pensez-vous que la Russie exerce une réelle influence dans ce partenariat stratégique ? Elle exerce certainement une influence, mais pour comprendre pourquoi, il existe une explication fascinante, liée à la fracture générationnelle évidente au sein de l’élite russe.

Pour Poutine et ses compagnons septuagénaires, le conflit actuel avec l’Ukraine – et n’oubliez pas que, de leur point de vue, ce qui se passe en Ukraine est une guerre par procuration avec l’Occident – est le conflit déterminant. C’est ce qui décidera de leur place dans l’histoire, de leur survie politique, voire de leur survie tout court.

Il est donc clair, selon moi, que Poutine est prêt à faire tout ce qui est nécessaire au nom de ce conflit. Et pour l’instant, cela inclut le besoin désespéré du soutien chinois sous toutes ses formes, politique et militaire. Les Chinois fournissent déjà de nombreuses technologies à double usage aux Russes, et de plus en plus d’éléments indiquent qu’il existe également une aide militaire directe. Nous voyons par exemple cette arme laser chinoise de défense aérienne à courte portée, capable d’abattre des drones et autres engins similaires, apparemment déployée en Russie.

Mais cela ne plaît pas à la prochaine génération politique, qui a manifestement un calendrier assez différent. Et celle-ci ne veut pas, lorsqu’elle arrivera enfin au pouvoir, se contenter de régner sur ce qui est précisément un État vassal. L’une des choses qu’elle a donc faites, étant donné qu’elle ne peut pas vraiment défier directement le patron, est d’essayer de signaler à Poutine que cette relation comporte des risques sérieux.

Cet article du New York Times, qui repose clairement sur une fuite, sans doute stratégique, provenant des services de renseignement russes, est très intéressant. Je me souviens en effet qu’il y a quelques années, plusieurs Russes qui espionnaient pour le compte de la Chine ont été arrêtés et jugés publiquement, ce qui en dit long sur le changement de mentalité en Russie.

Auparavant, lorsque les Russes découvraient des agents chinois, ils avaient tendance à les traiter très discrètement. Les individus étaient emprisonnés et leurs supérieurs chinois étaient simplement priés de quitter le pays, sans faire de bruit. On leur disait quelque chose comme : « Il est temps pour votre deuxième secrétaire culturel de quitter l’ambassade de Moscou pour une nouvelle affectation », ou quelque chose du genre. Tout était géré de manière très discrète.

Aujourd’hui, ces affaires sont soudainement traitées de manière très publique. J’ai donc demandé à un de mes contacts proches des services de sécurité russes ce qui se passait. Selon lui, cette décision a été prise précisément pour signaler à Poutine que les Chinois les espionnent intensément, afin que les Russes ne puissent pas simplement les traiter comme des amis. En effet, les Chinois sont des alliés conditionnels, transactionnels, rien de plus, et pourraient un jour se retourner contre la Russie.

Cette dernière fuite dans le New York Times n’est donc qu’un exemple supplémentaire d’une tentative presque désespérée d’alerter le patron sur le fait que les Chinois représentent un défi de taille. Je me demande donc, étant donné que nous savons que les Russes accordent beaucoup d’attention à ce qui se dit dans les médias occidentaux, si cette fuite n’était pas également une tentative de signaler à Poutine qu’il s’agit d’un problème grave.

La Russie est-elle donc en train de devenir un État vassal de la Chine ? Je pense qu’elle s’engage dans cette voie, mais je ne crois pas qu’elle le deviendra. La Russie dispose encore d’une marge de manœuvre suffisante et, à tout le moins, elle reste une puissance nucléaire. Je ne pense donc pas que les dirigeants chinois actuels aient sérieusement l’intention de s’engager dans un conflit avec la Russie pour récupérer ses territoires perdus. Premièrement, parce que la Chine peut pratiquement acheter tout ce qu’elle veut à la Russie. Si Pékin veut des ressources naturelles ou quoi que ce soit d’autre, il lui suffit de les acheter. Et deuxièmement, parce que cela signifierait une guerre avec une puissance nucléaire.

Mais la plus grande inquiétude pour Moscou est de savoir qui succédera à Xi, tout comme nous, en Occident, nous nous demandons qui succédera à Poutine. Xi est déjà septuagénaire, et les futurs dirigeants chinois, en particulier ceux qui auront peut-être reconquis Taïwan, pourraient devenir encore plus nationalistes et irrédentistes. Cette perspective inquiète les Russes.

Et, pour être honnête, je pense que la peur des Chinois – même si les Russes sont heureux de voir les touristes chinois prendre le relais à Moscou, Saint-Pétersbourg, etc. – est en réalité plus grande que le mépris des Européens parmi la plupart des Russes ordinaires et, en fait, parmi une grande partie de l’élite politique.

Poutine lui-même a un passé au sein du FSB. Il semble attacher une importance primordiale à cette relation asymétrique avec Pékin. Il semble y avoir un fossé entre la pensée de l’establishment politique à Moscou et celle des services de renseignement sur cette question. L’establishment politique souhaite s’engager avec les Chinois, tandis que les services de renseignement préfèrent rester prudents. Pourquoi, selon vous ? Est-ce uniquement lié à l’Ukraine ?

Je ne suis pas sûr que l’establishment politique soit vraiment enthousiaste. Je veux dire, évidemment, d’un point de vue économique, une intégration plus étroite et de meilleures relations sont nécessaires à l’heure actuelle pour que l’économie russe continue de fonctionner aussi efficacement que possible. Le problème, c’est que – et cela ne concerne pas uniquement la question chinoise – nous ne savons pas vraiment ce que l’on dit à Poutine. Nous savons qu’il est de plus en plus entouré d’une chambre d’écho dans laquelle diverses institutions et personnes rivalisent pour lui dire ce qu’il veut entendre, plutôt que ce qu’il a besoin d’entendre.

Il suffit de regarder les préludes à l’invasion de l’Ukraine en février 2022. L’un des facteurs clés derrière cette invasion était que le FSB lui avait dit qu’il disposait d’un vaste réseau d’informateurs dans le pays, que les Ukrainiens n’étaient pas prêts à se battre pour Kiev et que les Russes ne seraient pas accueillis à bras ouverts, mais qu’ils ne rencontreraient pas non plus de résistance. Et, bien sûr, ces informations se sont révélées catastrophiquement fausses.

Mais il ne semble pas s’être retourné contre le FSB depuis. Je crains donc que les services de sécurité soient parfaitement conscients du défi et de la menace directs que représente la Chine. Mais comme Poutine apprécie le soutien que lui apportent actuellement les Chinois – et comme c’est l’un des facteurs qui inquiètent l’Occident –, il n’est franchement pas intéressé par les rapports négatifs qui pourraient circuler au sein du système.

Pensez-vous donc que lorsque la guerre en Ukraine sera terminée et qu’un nouvel accord de sécurité aura été conclu en Europe, il adoptera une approche plus, disons, pro-européenne ou pro-occidentale à l’égard de la Chine ? Le « Kissinger inversé » que l’administration Trump a tenté de mettre en place…

Honnêtement, je ne suis pas sûr que Poutine lui-même ait encore la capacité de se réinventer. N’oubliez pas que c’est un homme qui était au départ très désireux d’établir des relations positives avec l’OTAN et l’Europe. Mais il ne comprenait ni l’OTAN ni l’Europe, et lorsqu’il a pensé pouvoir obtenir quelque chose et qu’il n’y est pas parvenu, il s’est senti de plus en plus trahi.

De plus, je ne suis pas sûr qu’une personne de son âge, aussi sclérosée, puisse se réinventer. Et, soyons honnêtes, je ne sais pas vraiment jusqu’où l’Europe est prête à aller avec Poutine. Je pense qu’on pourrait voir émerger une sorte de modus vivendi de facto, mais on attendra probablement un leader post-Poutine.

Il y a néanmoins une lueur d’espoir. Chaque fois qu’une période d’autoritarisme personnalisé a pris fin en Russie, que ce soit sous Staline ou Brejnev, une fenêtre s’est ouverte vers l’Occident pour améliorer les relations. Je pense donc qu’il y aura alors une opportunité d’améliorer les relations, mais en attendant, je pense que le mieux que nous puissions espérer sous Poutine est une sorte d’accord pratique permettant de conclure des accords très concrets, plutôt qu’une véritable transition systémique qui mettrait fin à la confrontation actuelle entre la Russie et l’Europe.

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