<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Le Bosphore au cœur du jeu des puissances

28 décembre 2023

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Le Bosphore au cœur du jeu des puissances

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Le déclenchement de la guerre en Ukraine en février 2022 a rappelé à la communauté internationale l’importance stratégique du Bosphore. Depuis le début du conflit, la Turquie n’a cessé d’affirmer sa maîtrise stratégique sur les détroits en vertu de la convention de Montreux de 1936. Par ailleurs, la mondialisation a eu pour effet une telle intensification du transport maritime au cours des dernières décennies, que la Turquie a développé le projet de « canal d’Istanbul » pour tenter de désengorger le Bosphore.

Article paru dans le numéro 48 de novembre 2023 – Espagne. Fractures politiques, guerre des mémoires, renouveau de la puissance.

Le détroit du Bosphore – appelé en turc détroit d’Istanbul (Istanbul Boğazi) – sépare les continents européen et asiatique et relie par un couloir d’une trentaine de kilomètres, la mer Noire à la mer de Marmara, mer elle-même fermée au sud par le détroit des Dardanelles.

Un enjeu de souveraineté pour la Turquie depuis la prise de Constantinople

La construction, dès le XIVe siècle, par les Ottomans de fortifications sur le Bosphore (Anadolu Hisarı en 1393 puis Rumeli Hisarı en 1451) rendit possible la prise de Constantinople, le 29 mai 1453, par les troupes de Mehmet II Le Conquérant. La capitale de l’Empire romain d’Orient avait été fondée en 330 par l’empereur Constantin Ier Le Grand. En consolidant leur emprise sur ce détroit stratégique et sur les voies navigables environnantes, les Ottomans purent asseoir leur domination sur l’ensemble de la mer Noire, qui devint un lac ottoman au détriment de la Russie. Pendant plusieurs siècles, en effet, les Russes furent contraints de demander une autorisation au sultan pour naviguer en mer Noire et sur le Bosphore. Le XVIIIe siècle marqua un basculement géopolitique au profit de la puissance russe. Cette dernière étant parvenue à conquérir le littoral septentrional de la mer Noire, elle obtint le droit de naviguer en mer Noire et dans les détroits.

Lors de la guerre de Crimée (1853-1856), au sein de la coalition formée par la France, le Royaume-Uni, le Royaume de Sardaigne et l’Empire ottoman contre l’Empire russe, le sultan autorisa les flottes des pays membres de la coalition à passer les détroits.

Le traité de Lausanne (24 juillet 1923) régit, pour sa part, « l’accès aux détroits en reconnaissant la liberté de navigation en temps de paix comme en temps de guerre, à condition que la Turquie reste neutre. Si cette dernière devenait belligérante, le traité autorisait la navigation aux seuls pays neutres. Cette liberté de navigation était garantie par la démilitarisation du littoral des détroits et la garantie de la liberté de navigation dans les détroits par le Royaume-Uni, la France, l’Italie et le Japon. »

Enfin, la convention de Montreux (20 juillet 1936) – toujours en vigueur actuellement – a garanti la libre circulation des navires marchands dans les détroits turcs, ainsi qu’en mer Noire. La circulation des navires de guerre est soumise à certaines restrictions qui varient selon que ces navires appartiennent ou non à des États riverains de la mer Noire. Interrogé par RFI, l’ancien diplomate turc Mithat Rende a précisé, à cet égard, que les pays qui ne sont pas des États riverains doivent limiter leur présence en mer Noire à un certain tonnage total de leurs navires. Le nombre de navires autorisés sur une période de vingt et un jours est limité et ils doivent également en informer la Turquie, donnant l’heure et la date du passage.

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À noter que l’article 12 de la convention stipule que les marines riveraines de la mer Noire peuvent faire transiter des sous-marins à travers les détroits « tant que ces vaisseaux ont été construits, achetés ou envoyés en réparation ailleurs qu’en mer Noire ».

La convention de Montreux prévoit des dispositions spéciales pour le temps de guerre, stipulant que la Turquie est autorisée à fermer les détroits à tout bâtiment de guerre étranger, surtout si elle est elle-même menacée. Le 27 février 2022, la Turquie ayant qualifié la situation en Ukraine d’état de guerre a été en mesure d’invoquer ladite convention pour limiter le transit des navires russes dans les détroits turcs, soulignant qu’en pareille situation, le passage des bâtiments de guerre était laissé à l’entière discrétion du gouvernement turc.

Un accès vital à la Méditerranée pour la puissance russe

Le Bosphore a constitué et constitue encore de nos jours un véritable verrou pour le bloc occidental face à la Russie. Seule voie d’accès vers la Méditerranée pour la Russie, il revêt une importance vitale pour la flotte russe de la mer Noire. Pendant la guerre froide, la Turquie, en tant que partenaire stratégique essentiel des États-Unis dans la lutte contre la menace soviétique dès 1947 (doctrine Truman), a constitué un rempart dans la défense du flanc sud-est de l’OTAN, dont elle est membre depuis 1952, en permettant le contrôle par les Occidentaux des détroits entre la mer Noire et la Méditerranée. L’effondrement de l’Union soviétique en 1991 a contribué à ouvrir l’espace pontique à l’Alliance atlantique. Un arc de tensions s’est formé tout autour de la mer Noire, avec les sécessions de la Transnistrie (1991), de l’Abkhazie (1992) et de l’Ossétie du Sud (1992), en soutien à la puissance russe. L’accord du 28 mai 1997 entre les présidents russe et ukrainien a consacré le partage de la flotte de la mer Noire. Puis les élargissements successifs de l’OTAN vers l’Est ont eu pour effet de renforcer en Russie le « syndrome de la forteresse assiégée » face à une avancée du bloc occidental. Progressivement, les aspirations euro-atlantiques de l’Ukraine et de la Géorgie ont exacerbé la perception russe de la menace occidentale. Le concept de « bastion stratégique sud » évoqué par le spécialiste de la Russie Igor Delanoë est un « dispositif militaire pontico-caucasien » (qui englobe l’espace mer Noire-Caucase), destiné à la fois à permettre à la Russie, dans une tentative de désencerclement, d’endiguer l’expansion de l’influence occidentale et à projeter son influence au-delà des détroits turcs. Ce concept reflète bien l’insécurité ressentie par la Russie face au bloc occidental. À partir du déclenchement du conflit syrien en 2011, la Russie a mis en place un pont maritime – connu également sous le nom de « Syria Express » – afin d’apporter une aide militaire au régime syrien de Bachar el-Assad. Des bâtiments de la flotte russe ont transité sans relâche par les détroits turcs en direction de la Syrie. En 2015, lors de l’intervention russe en Syrie, ces rotations se sont intensifiées, mettant une fois de plus en évidence l’importance du Bosphore. 

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Une voie maritime commerciale cruciale pour la Russie

L’espace maritime de la mer Noire et de la mer d’Azov constitue une véritable plaque tournante pour les échanges commerciaux entre la Russie et le reste du monde, notamment à partir du port russe de Novorossiïsk, devenu le principal port de Russie après l’effondrement de l’Union soviétique, d’où l’importance des détroits turcs .La Russie entend bien protéger ses marchés à l’étranger, notamment dans le domaine des exportations d’armements au Moyen-Orient et en Afrique. Elle a fourni, entre 2017 et 2021, 44 % de l’armement des pays africains, avec pour principaux clients l’Égypte et l’Algérie.

Par ailleurs, près de 40 % des exportations de pétrole brut de la Russie passent par le Bosphore. La Russie approvisionne la Turquie en pétrole brut, en gaz naturel liquéfié (GNL) et en produits pétroliers, représentant 34 % des importations maritimes du pays. Au vu de cette situation de dépendance énergétique, le gouvernement turc a toujours refusé d’appliquer le régime de sanctions internationales vis-à-vis de la Russie, instauré en 2014, et qui n’a cessé de s’étendre. Enfin, la Russie est le premier exportateur mondial de blé et d’engrais azotés et le deuxième fournisseur d’engrais potassiques et phosphorés. Elle est, tout comme l’Ukraine, un acteur majeur dans la sécurité alimentaire du monde. Les détroits sont un point de passage obligé pour ces marchandises.

Un corridor essentiel pour l’approvisionnement alimentaire du monde

Le 17 juillet 2023, la Russie s’est retirée de l’Initiative céréalière de la mer Noire (Black Sea Grain Initiative). Cet accord entre la Russie et l’Ukraine avait été négocié par la Turquie et les Nations unies et conclu en juillet 2022. Il a permis l’exportation de plus de 32 millions de tonnes de céréales et d’autres denrées alimentaires ukrainiennes, en autorisant les cargos à naviguer le long d’un corridor sur la mer Noire. Par son retrait, Vladimir Poutine a souhaité infliger des dommages économiques supplémentaires à l’Ukraine, mais cela a eu pour conséquence de grever l’approvisionnement de plusieurs pays africains en céréales en provenance d’Ukraine. C’est le cas par exemple de la Libye, qui est le pays le plus dépendant des céréales ukrainiennes (38,4 %) et russes (32,1 %) en 2021, mais aussi bulgares (12 %). Malgré le blocus maritime imposé par Moscou en mer Noire, deux cargos turcs ont pu quitter, en septembre 2023, les ports ukrainiens pour naviguer en mer Noire, l’Ukraine ayant mis en place en août 2023, sans l’accord de la Russie, un « corridor humanitaire » pour l’acheminement des céréales à destination de l’Afrique et de l’Asie.

Le projet pharaonique du canal d’Istanbul

Avec la mondialisation des échanges commerciaux, le trafic maritime dans le Bosphore s’est intensifié, qu’il s’agisse du trafic international de marchandises en transit, du cabotage régional ou des transports de passagers et de marchandises au sein du port d’Istanbul. Les pays riverains de la mer Noire (Turquie, Bulgarie, Roumanie, Ukraine, Russie et Géorgie) ont tous le besoin vital d’emprunter les détroits. En 2019, plus de 40 000 navires ont traversé le Bosphore. Depuis plusieurs années déjà, le détroit fait face à une surfréquentation, ce qui contraint parfois les navires à une longue attente. Les porte-conteneurs géants ont, quant à eux, des difficultés à l’emprunter. Il est de plus sururbanisé, car Istanbul, qui est devenue l’une des grandes mégapoles de la planète avec une population estimée à 15,84 millions en 2023, sur une superficie de 5 461 km², ne cesse de s’étendre sur les rives du Bosphore.

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Depuis le déclenchement du conflit en Ukraine, la Turquie est devenue un hub énergétique et un point de passage encore plus important en ce qui concerne les flux de pétrole et de gaz naturel vers l’Europe depuis l’Asie centrale et le Moyen-Orient. L’importance du Bosphore, une voie nécessaire pour des pays exportateurs d’hydrocarbures tels que l’Azerbaïdjan et le Kazakhstan, s’est donc encore accrue. Cependant, cette intense activité comporte des risques non négligeables. Plusieurs accidents spectaculaires se sont produits. Dans ce contexte, les autorités turques ont renforcé la sécurité et ont tenté de trouver des solutions pour désengorger le détroit. Le président turc Recep Tayyip Erdoğan a finalement choisi de mettre en œuvre le colossal projet de canal d’Istanbul (15 milliards de dollars), dont il a posé les fondations en juin 2021. Il espère son achèvement en 2027. Cette nouvelle voie maritime réduirait drastiquement, selon lui, le trafic observé sur le Bosphore. Le canal sera construit du côté européen de la mégapole stambouliote et débouchera dans la mer Noire. Il aura une longueur d’environ 45 km et une largeur de base de 275 m et 20,75 m de profondeur. Cependant, ce mégaprojet n’a pas manqué de soulever de vigoureuses protestations. En janvier 2021, le président turc Erdoğan a annoncé que la convention de Montreux ne s’appliquerait pas au canal d’Istanbul. Cette déclaration a conduit une centaine d’amiraux turcs ayant quitté le service actif à s’opposer à cette initiative présidentielle de canal artificiel, qui plus est payante pour les usagers, qui pourrait remettre en cause la liberté de navigation. Dix de ces officiers généraux ont été arrêtés après avoir formulé de telles critiques. La présidence turque a déclaré par la suite que la convention de Montreux ne serait pas remise en question.

Par ailleurs, les experts s’alarment à l’idée que le canal soit creusé dans des forêts traversées de sources et de rivières approvisionnant Istanbul en eau depuis des siècles. Les risques de perturbation de l’équilibre naturel des courants et contre-courants entre les deux mers d’une part, et de pollution de la Méditerranée par les eaux de la mer Noire, d’autre part, ont également soulevé un tollé. Enfin, sur le plan géostratégique, la Russie semble craindre que le canal d’Istanbul ne permette aux marines de l’OTAN de gagner plus rapidement la mer Noire, une perspective particulièrement redoutable pour les Russes dans le contexte actuel.

Le Bosphore, un site mythique et tragique

L’écrivain français turcophile Pierre Loti évoquait dans son ouvrage Suprêmes visions d’Orient, « les grands enchantements silencieux du Bosphore ». Depuis l’Antiquité en effet, le Bosphore n’a cessé de fasciner les peuples et les civilisations qui se sont succédé sur ses rives. Lieu supposé du Déluge, il y a quelque 7 500 ans, son nom puiserait son origine dans la mythologie grecque et signifierait le « passage de la vache » en référence à la fuite de Io, la fille du roi d’Argos, transformée en génisse par Zeus et pourchassée par la déesse Héra son épouse, à travers le détroit. Plus prosaïquement, « Bosphore » viendrait des mots grecs bous, « resserrer », et poros, « passage ».

Sous le règne des Ottomans, le Bosphore fut le site de grandes tragédies et charria son lot de victimes. Outre la pratique du fratricide systématique introduit par Mehmet II le Conquérant (1432-1481) et longtemps utilisée par les sultans nouvellement intronisés pour empêcher les guerres de succession, la tuerie de masse des concubines des sultans défunts fut également employée. Cette pratique sanglante entacha particulièrement le règne du sultan Mourad IV (1612-1640) connu pour sa brutalité. Ayant hérité des 240 concubines de son père, il les fit mettre de force dans des sacs et jeter dans le Bosphore. Le sultan Ibrahim dit le Fou (1615-1648) fit de même – mais avec ses propres concubines – au nombre de 280 – dans un accès de folie meurtrière !

 

À propos de l’auteur
Ana Pouvreau

Ana Pouvreau

Spécialiste des mondes russe et turc, docteure ès lettres de l’université de Paris IV-Sorbonne et diplômée de Boston University en relations internationales et études stratégiques. Éditorialiste à l’Institut FMES (Toulon). Auteure de plusieurs ouvrages de géostratégie. Auditrice de l’IHEDN.
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