Le dénouement de la guerre en Ukraine paraît lointain. Un épais brouillard politique entoure les discussions, Moscou ne semble pas s’accorder avec Washington, malgré les déclarations tonitruantes de la Maison-Blanche. Car Trump et Poutine ne jouent pas au même jeu. L’un est un joueur de poker qui ne veut pas être joueur d’échecs, l’autre est un maître de l’échiquier.
Article paru dans le N°57 de Conflits.
En businessman, Trump propose. Fraîchement réinstallé dans le Bureau ovale, l’homme d’affaires new-yorkais pensait que la Russie affaiblie ne saurait refuser une main tendue. Mais en stratège, Poutine impose. La maîtrise du terrain est le seul argument qui compte dans la guerre, le chef du Kremlin entend bien le faire comprendre à son homologue. Dans ces négociations, deux visions et deux méthodes s’entrechoquent. Trump peut bien avancer toutes les cartes qu’il détient, si puissantes soient-elles, proposer les sommes les plus astronomiques, humilier Zelensky tant et tant, ce sont les soldats russes qui s’imposent implacablement dans les territoires de Louhansk, Donestk, Kherson et Zaporijjia. Poutine tient le terrain, il décide du jeu.
Le deal trumpien
Pourtant, le jeu de Trump est loin d’être irrationnel et déplaisant à Moscou. La priorité du 47e président américain est simple, « America First », selon la formule jacksonienne. Hérité du président Andrew Jackson (1828-1836), le jacksonisme se concentre sur les intérêts vitaux des États-Unis pour ne pas éparpiller sa puissance. Une volonté de redéfinition de ses intérêts qui concorde avec ceux de la Russie.
Mais le niveau de désengagement en Ukraine fait débat.
Une politique étrangère est aussi réalisée par une administration, or l’administration Trump elle-même n’est pas alignée. Deux tendances diffèrent. Celle du secrétaire à la défense, Pete Hegseth, veut le maintien d’une action américaine en Israël, à Taïwan, et partout où les États-Unis ont des intérêts. Avec Eldrige Colby, sous-secrétaire à la défense, la puissante et libertarienne Fondation Koch, et ses relais comme Dan Caldwell, chef de « l’équipe de transition » du ministère de la Défense, une ligne dite « restrictonniste » exerce une forte influence sur les décisions géopolitiques du président. Colby pense que les efforts américains doivent être concentrés en Asie, parce que le principal danger pour les États-Unis est le Parti communiste chinois.
La Chine, par son agressivité dans le Pacifique et son ambition économique, met en difficulté les intérêts supérieurs des Américains. Il faut donc la contrer en Russie, devenue un terrain de chasse privilégié pour Pékin. Avec la guerre et le train de sanctions, elle a dû se donner à la Chine. Trump veut l’en détacher. Il l’expliquait pendant la présidentielle dans l’émission de Tucker Carlson : « La seule chose à éviter, c’est l’union de la Russie et de la Chine. Je vais devoir les désunir, et je pense pouvoir y parvenir. »
D’autres concepts viennent aussi former la ligne trumpienne, la « paix armée » empruntée à Reagan, la confiance dans l’atome, et surtout la diplomatie transactionnelle du Big Stick. Trump attache beaucoup d’importance à la pratique de cette dernière, qu’il a résumée lui-même dans son livre The America We Deserve (2000) : « Mais je crois que l’époque des joueurs d’échecs est terminée. La politique étrangère américaine doit être placée entre les mains d’un faiseur d’affaires [dealmaker]. Deux grands dealmakers ont servi comme présidents – l’un d’entre eux était Franklin Roosevelt, qui nous conduisit à travers la Seconde Guerre mondiale, et le second fut Richard Nixon, qui entama notre dialogue avec la Chine communiste et força les Russes à s’asseoir à la table des négociations pour mettre en place la première réduction significative des armements nucléaires. » La méthode, pour l’instant, semble se heurter aux stratèges du Kremlin.
Le deal, en saisissant l’opportunité, n’a pas la stratégie des empires. Nixon avait promis de mettre fin à la guerre du Vietnam et de rétablir la paix dans le Pacifique. Au lieu de cela, il a intensifié les bombardements sur le Nord-Vietnam et étendu la guerre au Cambodge. Cette inconstance n’est pas à exclure en Ukraine.
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L’Ukraine est-elle identifiée comme un intérêt vital des États-Unis ? Non. Mais les terres rares qu’elle possède, dans la vision trumpienne, sont tout de même d’une importance capitale. La course technologique a besoin de certains minerais qui permettent de fabriquer les micro-processeurs. Taïwan possède un quasi-monopole dans la conception de ces puces qui sont le cœur des systèmes numériques, avec des secrets de fabrication jalousement gardés. Mais demain, la Chine, qui possède déjà des gisements de terre rares en Afrique et qui fabrique déjà ses micro-processeurs, peut prendre l’île. Pour éviter un tel revers, Trump veut importer le savoir-faire taïwanais en Amérique. La mainmise sur les terres rares ukrainiennes, en plus des secrets industriels taïwanais, assurerait aux États-Unis, à leur tour, leur autonomie dans la course technologique.
Tout en donnant des gages à Poutine, comme l’ouverture des discussions, l’éloignement de l’OTAN, l’humiliation de Zelensky devant les caméras du monde entier, la perspective d’un redémarrage de North Stream II, Trump ne lâche pas la pression sur le Kremlin. « Drill, baby, drill », encourageait-il pendant sa campagne. Forer, pour vendre le gaz et le pétrole à l’Europe. Dans le même temps, il demande aux pays de l’OPEP d’augmenter leur production. Conséquence attendue, une saturation de GNL devrait considérablement baisser les prix du marché au détriment de la Russie, dont une partie essentielle de l’économie repose sur cette manne. Le refus des pays européens d’acheter plus de gaz russe a déjà contraint Moscou à baisser de 15 % le prix du pétrole de l’Oural, entraînant une chute des recettes de 20 % sur la période novembre 2023-2024. En bonus, Trump a promis des sanctions supplémentaires si Poutine refusait les négociations.
L’écharde européenne
La stratégie de la Maison-Blanche a oublié un détail, et non le moindre, la réaction de certains pays européens. Le Royaume-Uni, qui a encouragé Zelensky à ne pas négocier en 2022, la France, qui s’éloigne de sa position médiatrice malgré l’impéritie qui la mine, l’Allemagne, qui suit, la Pologne, les pays baltes, etc., qui se sentent menacés par Moscou. Tous pensent que la Russie attaque leurs intérêts vitaux. Lesquels ?
Certes, selon le vieux principe démosthénien, tout empire s’étend à moins d’être arrêté. Et selon le théoricien allemand Friedrich Ratzel, l’un des pères de la géopolitique, tout État, comme un arbre, a vocation à s’étendre, preuve de sa vitalité. Empêcher l’extension de la Russie est une nécessité géostratégique. Faut-il pour autant adopter des discours bellicistes et mettre en surrégime des économies déjà affaiblies pour l’Ukraine, sans avoir défini aucun but de guerre ? Cela semble démesuré.
Le désengagement organisé par Trump pour négocier la paix provoque donc l’effet inverse ; la réaction des pays européens aggrave la situation. La « paix armée » se dessine. Un scénario de guerre froide qui ne s’est jamais vraiment arrêté depuis 1945. En Ukraine, la guerre et la paix sont un accordéon, avec des périodes de contraction et d’apaisement.
Poutine impose son jeu
Parce que Poutine est dans une position avantageuse sur le terrain, il définit les règles. La déconvenue en Ukraine – qu’il pensait peut-être soumettre en quelques jours – aura conféré à son armée une expérience militaire qui fait d’elle la première d’Europe. Mais pour lui aussi, le temps presse. L’économie de guerre accroît l’inflation, les faillites d’entreprise s’accélèrent ; la Russie reste dépendante de ses exportations d’hydrocarbures.
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L’éloignement de la Chine est géostratégiquement impossible. Mais sans doute le Kremlin cherche-t-il un équilibre des influences, car Pékin n’est pas un ami. De hauts cadres chinois rencontrés à Pékin nous confiaient que l’alliance avec la Russie est pour eux purement circonstancielle. L’empire du Milieu n’oublie pas les traités inégaux par lesquels les tsars se sont emparés de la partie septentrionale du bassin de l’Amour. Comment une puissance qui se reconstruit avec tant de vitalité nationaliste pourrait-elle l’oublier ? Ces mêmes dignitaires nous ont assuré que, dans quelques années, cinquante ans peut-être, Vladivostok sera repris par la Chine.
Ni Trump ni Poutine ne veulent continuer cette guerre coûteuse sur le long terme, mais la Russie veut maîtriser le moyen terme en se donnant le temps de s’imposer pleinement sur le terrain. Six mois, un an tout au plus. La reprise des frappes après les discussions avec Washington en mars a montré la détermination du Kremlin à imposer son calendrier. Celui qui tient le terrain décide du jeu.