<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Le Sentier lumineux : montagnes, guerre populaire et terrorisme

24 février 2025

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Le Sentier lumineux : montagnes, guerre populaire et terrorisme

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En mai 1980, le Partido Comunista del Perú-Sendero Luminoso (Parti communiste du Pérou-Sentier lumineux[1]) débute une « guerre populaire » qui durera plusieurs décennies et où le contrôle de la montagne joue un rôle essentiel. En effet, après une phase de violence intense qui se termine avec la capture d’Abimael Guzmán (presidente Gonzalo) son chef charismatique le 12 septembre 1992, des branches plus ou moins dissidentes de SL poursuivront le combat dans les contreforts orientaux des Andes et la selva amazonienne.

Article paru dans le N55 : Géopolitique des montagnes

Le rôle des montagnes andines dans l’histoire et la stratégie du Sentier lumineux n’a fait jusqu’à présent l’objet que de commentaires épisodiques dans une littérature par ailleurs abondante[2]. Il était donc tentant d’explorer ce thème en combinant deux apports qui permettent d’enrichir la réflexion. D’abord, la démarche cartographique qui permet de dégager, à l’aide de cartes thématiques et de schémas simplifiés, les structures spatiales de phénomènes sociaux. Ensuite, la contribution à l’ethnohistoire andine de l’anthropologue nord-américain John Murra qui, au cours des années 1960 et 1970, formalisa la notion d’archipel vertical pour rendre compte de la distribution des populations, d’abord dans le cadre de l’Empire inca, et ensuite comme modalité dominante d’organisation spatiale de maints groupes ethniques des Andes centrales (essentiellement Pérou et Bolivie). Des stratégies ont été mises au point, depuis l’époque préhispanique jusqu’à nos jours, pour contrôler un maximum d’étages et faire jouer une complémentarité agroécologique (notamment entre zones d’élevage de lamas, terrains de culture de pommes de terre, de maïs et de coca…) au moyen de noyaux de peuplement répartis parfois sur de longues distances.

La territorialité étagée du Sentier lumineux

En reprenant ce cadre de référence, et sans tenir compte pour l’instant de l’énorme diversité de géosystèmes qui caractérise la réalité andine, on peut fonder notre raisonnement sur les trois éléments majeurs du territoire péruvien. À savoir, la côte (costa) semi-aride et fortement urbanisée, la chaîne andine (sierra), et l’« Orient », qui appartient pour l’essentiel au bassin amazonien (selva).

La carte et le schéma permettent d’avancer dans la compréhension de la logique spatiale de la guerre populaire d’inspiration maoïste du Sentier lumineux, depuis 1980 jusqu’à nos jours[3]. Avant d’en développer les points principaux, il n’est pas inutile de rappeler que ce conflit a été la cause d’environ 40 000 morts. En effet, au cours de douze années de lutte intense, le SL a recouru aux trois formes principales de la violence politique : les assassinats ciblés (journalistes, autorités locales, religieux, etc.), la guérilla (principalement en milieu rural montagneux) et le terrorisme (surtout à Lima et ses zones périurbaines). La diversification verticale (dans et de part et d’autre de la cordillère des Andes) des modes opératoires est remarquable, on connaît peu d’exemples, sauf peut-être au Népal[4], d’un tel agencement.

La carte, à gauche dans la figure, concerne la période d’intense activité du SL à partir des données de la Global Terrorism Database qui concernent ici l’ensemble de la violence politique, donc autant le terrorisme que les actions de guérilla. Elle permet de différencier deux moments décisifs dans l’histoire du processus insurrectionnel dirigé par cette organisation.

Entre 1980 et environ 1985, le SL, né dans le département d’Ayacucho (au sud-ouest des Andes péruviennes), agit très majoritairement dans les zones montagneuses, difficiles d’accès et habitat de populations paysannes indigènes (essentiellement quechua). L’objectif étant d’y implanter des bases au moyen d’un recrutement massif de combattants. Au cours des premières années, ce projet rencontre un certain succès pour deux raisons principales. D’abord, parce que les senderistas imposent rapidement une justice populaire qui règle les conflits dans et entre les communautés sans recourir à la justice étatique, inefficiente et souvent corrompue. Ensuite et surtout, parce que le gouvernement péruvien (issu d’élections qui en 1980 mettent fin à une longue période de régimes militaires) ayant au départ sous-estimé la gravité de l’insurrection tente ensuite d’y mettre un terme par l’envoi des forces armées qui produiront des effets désastreux. En effet, tant les unités de police spécialisée que des troupes d’élite de l’infanterie de marine (composées en grande partie de recrues métisses de la côte qui tendent à mépriser les Indiens autant que ces derniers les haïssent) ignorent souvent la langue quechua et ne disposent guère de renseignements. Elles procèdent par conséquent à des arrestations indiscriminées et à une série d’abus (dont des viols) qui pousseront les paysans à chercher une protection auprès des révolutionnaires armés qui fréquentent leurs villages[5].

1984 : modification de l’insurrection

Vers 1984/1985, la dynamique de l’insurrection va se modifier pour plusieurs motifs. D’abord, SL perd progressivement son emprise sur les communautés paysannes/indigènes andines à cause de ses méthodes sanguinaires de gestion des populations et de l’interdiction faite aux agriculteurs de produire des denrées commerciales (en vue d’affamer les villes, dans la logique maoïste du SL). Simultanément, à partir de 1984, les gouvernements successifs vont abandonner le recours intempestif aux forces armées et nouer des partenariats en vue de créer ou fortifier les rondas campesinas. Ces sortes de milices d’autodéfense traditionnelles dans plusieurs secteurs des Andes péruviennes, dont les origines remontent au moins à l’époque incaïque, ont initialement pour fonction d’assurer la justice communautaire et lutter contre le crime (en particulier le vol de bétail qui est un fléau dans la région)[6]. Désormais mieux armées et encadrées par l’armée, elles prendront une part croissante, et finalement décisive, dans la lutte contre SL.

Par ailleurs, et c’est l’autre élément de l’explication, l’affaiblissement des positions de SL dans les montagnes andines est aussi, sans doute en partie, un facteur important dans le déplacement du centre de gravité de son action vers les villes de la côte, surtout Lima, la capitale du pays. Ce fait, qui est clairement perceptible sur la carte, correspond à la stratégie maoïste d’encerclement des villes par les campagnes, et se manifestera par un recours croissant au terrorisme, phénomène essentiellement urbain, alors que les opérations de guérilla dans les zones rurales andines tendent à décroître significativement. Et c’est d’ailleurs à Lima qu’aura lieu la capture d’Abimael Guzman, en 1992, qui met un terme à cette période.

Après 1992, l’insurrection se poursuit

Mais l’histoire du Sentier lumineux ne s’arrête pas là, elle est plus complexe que la synthèse qu’on vient d’en présenter. Pour en rendre compte, le schéma que nous avons construit peut aider à fournir une vision d’ensemble de la territorialité du SL et de l’insurrection qu’il a échoué à faire triompher.

Ainsi, dès la moitié des années 1980, alors que la lutte gagne en intensité (surtout à Lima et quelques villes du nord), on constate une pénétration croissante d’éléments senderistas vers l’est, en commençant par les contreforts andins de la région d’amont de la rivière Huallaga, puis dans la zone amazonienne appelée localement VRAEM (Valle de los Ríos Apurimac, Ene y Mantaro). Ces incursions dans cet étage intermédiaire ont pour but de s’implanter dans des régions de production de coca (à l’époque transformée localement en pâte base, puis expédiée en Colombie où le processus d’obtention de cocaïne est réalisé en partie dans des laboratoires sous contrôle des FARC), qui y trouve sa localisation optimale. Dans cette zone de frontière agricole, le SL interviendra suivant une logique essentiellement mafieuse. En effet, en échange d’une protection armée des petits paysans cultivateurs de coca face aux incursions répressives des autorités péruviennes et de leurs « conseillers » nord-américains de la DEA[7] qui entreprennent, avec peu d’efficacité mais souvent beaucoup de corruption, de mener la guerre aux drogues, le SL prélève des taxes sur les commerçants et grossistes (qui livrent les feuilles de coca aux narcotrafiquants colombiens).

Vers une géohistoire où le Sentier lumineux descend de la montagne

Revenant à notre schéma, on constate qu’il rend compte de façon adéquate des trois moments principaux de l’espace-temps du Sentier lumineux, en mettant en évidence le rôle différencié des trois étages qui forment le territoire péruvien. En résumé, et en considérant à la fois les ressources que fournit chaque ensemble de géosystèmes, et les aspects communicationnels liés au déroulement de cette insurrection[8], on aboutit à la synthèse préliminaire suivante.

Période 1 (1980-1985). Le Sentier lumineux consolide son implantation dans et autour du département montagneux andin d’Ayacucho. À part des denrées d’autosubsistance obtenues auprès de la population paysanne, la ressource principale consiste en recrues (hommes et femmes, souvent très jeunes) qui viennent grossir ses rangs de façon plus ou moins volontaire. Cette période où les actions violentes relèvent surtout de la guérilla se caractérise par un silence médiatique quasi total. Paradoxalement, à ce moment, on assiste à une démarche qui évoque la pure « propagande par le fait » des origines du terrorisme à la fin du xixe siècle.

Période 2 (1986-1992). Pour les raisons évoquées plus haut, SL descend vers la côte, et surtout Lima, que les insurgées encerclent par le contrôle progressif des quartiers périphériques[9]. Dès lors le terrorisme prévaut, ainsi que le recours aux tracts et à la presse écrite et audiovisuelle, car le public urbain est massivement alphabétisé et a accès aux radios et à la télévision. La ressource principale ici est donc l’opinion publique et le recrutement de nouvelles couches de la population.

Période 3 (1992 à nos jours). Repli des restes fragmentés de SL vers la selva amazonienne, où une narco-guérilla larvée se maintient épisodiquement, tout en cherchant à échapper à la médiatisation en raison de la nature criminelle de ses activités. Ce repli, on l’a vu, a été rendu possible par l’inclusion de cet espace au moment de la plus grande puissance du SL. D’autre part, diverses sources, difficiles à confirmer, indiquent que des fonds en provenance du narcotrafic serviraient en partie à financer le MOVADEF (Movimiento por la Amnistía y Derechos Fundamentales) qui agit en vue de l’improbable reconstitution du Sentier lumineux comme parti révolutionnaire éventuellement armé. On voit donc ici la reconstitution de liens entre au moins deux des étages qui ont été mis à profit dans l’histoire dont nous venons de retracer quelques éléments remarquables.

[1] Souvent abrégé en SL.

[2] Pour une synthèse de la recherche disponible, voir : Daniel Dory, « Le Sentier lumineux : un laboratoire pour l’étude du terrorisme », Sécurité Globale, n° 16, 2018, p. 93-112. On trouvera des données historiques actualisées dans : Jerόnimo Ríos ; Marté Sánchez, Breve historia de Sendero Luminoso, Catarata, Madrid, 2018.

[3] Nous avons traité d’autres aspects de l’action du SL dans : Daniel Dory ; Hervé Théry, « Terrorisme au Pérou : le Sentier lumineux revisité par la géographie », Sécurité Globale, n° 32, 2022, p. 75-85.

[4] Voir : Philippe Ramirez, « La guerre populaire au Népal : d’où viennent les maoïstes ? », Hérodote, n° 107, 2002, p. 47-64.

[5] Une des meilleures études sur ce point est : Alberto Bolivar, « Peru », in : Yonah Alexander (Ed.), Combating Terrorism. Strategies of Ten Countries, University of Michigan Press, Ann Arbor, 2002, p. 84-115.

[6] Voir : German Nuñez Palomino, « The rise of the Rondas Campesinas in Peru », Journal of Legal Pluralism, n° 36, 1996, p. 111-123.

[7] Drug Enforcement Administration. Agence fédérale US chargée notamment d’intervenir dans les pays producteurs de coca/cocaïne dans le cadre de programmes d’éradication au succès assez mitigé.

[8] Cet aspect a été jusqu’à présent peu exploré. Sauf dans l’article assez ancien de Kevin G. Barnhurst, « Contemporary Terrorism in Peru : Sendero Luminoso and the Media », Journal of Communications, vol. 41, n° 4, 1991, p. 75-89.

[9] Ce moment est magnifiquement représenté dans Coraje, film d’Alberto Durant sorti en 1998 (disponible sur YouTube).

À lire aussi :

Violence politique dans le Caucase

Des montagnards en guerre, Mario Rigoni Stern

À propos de l’auteur
Hervé Théry et Daniel Dory

Hervé Théry et Daniel Dory

Hervé Théry est géographe, directeur de recherche émérite au CNRS-Creda et professeur à la Universidade de Sao Paulo. Membre du Comité Scientifique de Conflits. Daniel Dory. Chercheur et consultant en analyse géopolitique du terrorisme. A notamment été Maître de Conférences HDR à l’Université de La Rochelle et vice-ministre à l’aménagement du territoire du gouvernement bolivien. Membre du Comité Scientifique de Conflits.

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