<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Le soft power, atout de puissance pour l’Espagne du XXIe siècle

4 janvier 2024

Temps de lecture : 5 minutes
Photo : Les acteurs de La Casa de Papel à la première de la saison 5. Mandatory Credit: Photo by Shutterstock.
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Le soft power, atout de puissance pour l’Espagne du XXIe siècle

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Pays de films et de séries, l’Espagne exerce sa puissance grâce à la diffusion de sa culture. Un atout majeur face aux géants américains du divertissement. 

Article paru dans le numéro 48 de novembre 2023 – Espagne. Fractures politiques, guerre des mémoires, renouveau de la puissance.

En 2021 était publiée la traduction espagnole d’un ouvrage de l’hispaniste américain Richard Lauren Kagan, El embrujo de España (littéralement, Le Charme de l’Espagne), consacré à la permanence de la culture hispanique aux États-Unis d’Amérique. L’expression pourrait s’appliquer au reste du globe, car notre voisin ibérique exerce une fascination culturelle peu commune. Sa personnalité n’est pas toujours bien connue dans sa complexité. Elle donne en effet souvent lieu à des simplifications, mais cet attrait témoigne d’une force solidement ancrée dans l’histoire, qui s’exprime à travers divers atouts : patrimoine architectural et naturel, traditions, gastronomie, etc. Si plus de 83 millions de visiteurs étrangers se sont rendus outre-Pyrénées en 2019, c’est parce que l’Espagne séduit.

Grand et petit écrans

En matière artistique, cet « ensorcellement » espagnol est sensible dans le septième art. C’est en mai 1896 qu’est projeté le premier film du pays, à Madrid, et en plus d’un siècle, cette discipline s’épanouit à travers de grands noms bien connus : Luis Buñuel, Carlos Saura, Pedro Almodóvar, Alejandro Amenábar, Álex de la Iglesia, etc. Autant de réalisateurs à l’univers graphique caractéristique, parfois très coloré, auxquels viennent s’ajouter des acteurs qui ont souvent triomphé à l’étranger (Fernando Rey, Victoria Abril, Penélope Cruz, Javier Bardem, Carmen Maura, Sergi López…). Ces dernières années, plusieurs cinéastes venus d’Espagne connaissent le succès en France (à l’instar d’Albert Serra, réalisateur de Pacifiction, récompensé de deux Césars en 2023) ou encore aux États-Unis (comme Jaume Collet-Serra, connu pour ses films d’action et d’épouvante, et son compatriote Juan Antonio Bayona). Après la sortie remarquée de plusieurs longs métrages d’horreur (citons la saga REC et L’Orphelinat), le septième art ibérique est salué par la critique dans plusieurs festivals : Nos soleils remporte l’Ours d’or en 2022 tandis qu’As bestas décroche le César du meilleur film étranger en 2023.

Dans le domaine audiovisuel, cependant, ce sont les séries télévisées qui font aujourd’hui la réputation internationale de notre voisin ibérique. À compter de 2002, Un, dos, tres permet une première percée du petit écran espagnol à l’international. Si d’autres succès suivent (à l’image de Grand hôtel en 2011), le soft power ibérique explose véritablement avec La casa de papel, d’abord diffusée sur la chaîne privée Antena 3 puis sur la plateforme américaine en ligne Netflix.

Cette série, qui présente un braquage à la Fabrique nationale de la Monnaie, débouche sur un attrait mondial. Le public étranger est conquis et demande davantage de productions espagnoles, dont beaucoup s’appuient alors sur la force de frappe des entreprises américaines du divertissement (Netflix, Amazon Prime, etc.). Les téléspectateurs suivent massivement des séries comme Élite, Les Demoiselles du téléphone, Entrevías, Valeria, El silencio et Sky Rojo, qui permettent aussi la multiplication des partenariats avec l’Amérique hispanique.

Au début des années 2020, Netflix construit ses premiers grands studios européens à Tres Cantos, dans la banlieue de Madrid, ce qui est le signe d’un pari sur l’Espagne. Désormais, dix plateaux de tournage y sont accessibles et occupent une partie des 22 000 m2 de l’infrastructure. Cette dernière accueille 12 000 travailleurs qui contribuent à la production d’une trentaine de films et feuilletons par an, bien aidés par une technologie dernier cri (notamment en matière de post-production). La capitale espagnole, jusqu’alors relativement mal connue du grand public étranger, se forge une image internationale en ouvrant ses portes aux artistes et techniciens du reste de l’Espagne et du monde entier. Les autres régions espagnoles en profitent aussi afin de promouvoir leur diversité.

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Autour des studios de Netflix se construit un ensemble baptisé Madrid Content City, qui comprend aujourd’hui une université privée spécialisée dans les métiers du cinéma et de la télévision. Habituée à accompagner les réalisateurs venus d’autres nations, l’Espagne peut ainsi mettre en valeur ses propres spécialistes. Les ateliers de couture Peris et Cornejo (tous deux situés dans l’aire urbaine madrilène) obtiennent de nombreux contrats tandis que toutes les communautés autonomes du pays sont sollicitées pour divers feuilletons anglo-saxons. C’est le cas, par exemple, de Game of thrones. Notre voisin pyrénéen se fait même connaître dans des aspects apparemment mineurs, ainsi que peuvent en témoigner la marque de chips Bonilla (abondamment consommée par les Sud-Coréens depuis son apparition dans Parasite) ou l’atelier de fabrication de plateaux d’échecs Rechapados Ferrer (qui fournit 80 % de ceux que l’on peut voir dans Le Jeu de la dame). D’autres studios espagnols bénéficient de cet engouement, comme la Cité de la Lumière d’Alicante, qui rouvre ses portes en 2022 après plusieurs années de crise.

Musiques et séries présentent une image dynamique de l’Espagne.

Un peu de musique

Dans le domaine musical, l’Espagne suit la vague latino pour placer plusieurs de ses artistes sur la scène internationale. Certains succès sont durables, comme celui d’Enrique Iglesias, d’autres plus éphémères, comme celui d’Álvaro Soler, qui sort le disque Eterno agosto en 2015. Toutefois, c’est surtout Rosalía qui obtient les faveurs du public dès 2018 avec El mal querer. Cet album, qui mêle flamenco et sonorités urbaines, lui offre un triomphe mondial confirmé avec Motomami en 2022. Une fois encore, Madrid tire son épingle du jeu en devenant une des capitales mondiales (avec New York et Londres) de la comédie musicale. Si la Gran Vía, une des principales artères du centre de la métropole, n’est pas encore tout à fait Broadway, elle y ressemble de plus en plus.

Quand l’espagnol rayonne dans le monde

Il faut dire que les producteurs locaux s’appuient sur l’un des plus grands atouts espagnols, à savoir la langue de Cervantes. Certes, près de neuf hispanophones sur dix vivent sur le continent américain, mais c’est bien outre-Pyrénées qu’est né l’espagnol. De surcroît, l’Espagne est l’un des pays les plus impliqués dans la défense de sa langue au niveau mondial. Avec près de 500 millions de locuteurs maternels et environ 600 millions au total, l’espagnol dispose d’une influence planétaire que seul l’anglais dépasse véritablement. Les États-Unis, qui sont encore la première puissance mondiale, comptent près de 42 millions d’hispanophones sur leur territoire et c’est précisément sur place qu’un nouveau centre de l’Institut Cervantes a été inauguré en décembre 2022, à Los Angeles. Créé en 1991, cet organisme public dont le siège se trouve à Madrid a pour mission de développer l’apprentissage du castillan sur le globe. Ces dernières années, il s’intéresse en particulier à des régions où son expansion est notable, à l’instar de l’Afrique de l’Ouest. Ce n’est donc pas un hasard si la reine d’Espagne, Letizia, s’est rendue à Dakar (Sénégal) pour l’ouverture d’une de ses antennes en décembre 2021.

La collaboration avec les autres pays d’Amérique hispanophones se fait par le truchement du réseau CANOA, qui implique non seulement l’Institut Cervantes, mais également l’Institut Caro-y-Cuervo (Colombie), le Centre culturel Inca-Garcilaso (Pérou) et l’UNAM (Mexique). L’Académie royale espagnole (RAE), de son côté, coopère avec ses 22 équivalents au sein de l’Association des académies de langue espagnole (ASALE), fondée en 1951. De même, elle veille depuis 2005 au bon usage de la langue espagnole dans les médias grâce à la Fondation de l’espagnol urgent (Fundéu). En matière d’enseignement, les grands centres universitaires d’Espagne (Salamanque, Madrid et Grenade, par exemple) attirent un nombre croissant d’étudiants désireux de se perfectionner dans la langue de Cervantes. La capitale a d’ailleurs mis en place en 2021 un Bureau de l’espagnol visant lui aussi à valoriser cet héritage.

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Autant de productions et d’initiatives qui montrent qu’au fond, le soft power est probablement l’un des principaux facteurs de puissance et de rayonnement de l’Espagne dans ce siècle qui débute. Et ce ne sont pas les millions de supporters du Real Madrid et du FC Barcelone à travers le globe qui diront le contraire, eux qui portent le maillot de deux clubs situés à des milliers de kilomètres de leur domicile…

À propos de l’auteur
Nicolas Klein

Nicolas Klein

Nicolas Klein est agrégé d'espagnol et ancien élève de l'ENS Lyon. Il est professeur en classes préparatoires. Il est l'auteur de Rupture de ban - L'Espagne face à la crise (Perspectives libres, 2017) et de la traduction d'Al-Andalus: l'invention d'un mythe - La réalité historique de l'Espagne des trois cultures, de Serafín Fanjul (L'Artilleur, 2017).
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